Comment Chanel et Saint-Laurent ont révélé la femme moderne
« Chanel a libéré la femme, Saint-Laurent lui a donné le pouvoir. » Cette phrase de Pierre Bergé rendant hommage à Yves Saint-Laurent, son ami depuis cinquante ans, mérite d’être approfondie. Au-delà de l’émotion provoquée par la disparition du célèbre couturier, était-il juste de placer la couture au cœur du mouvement d’émancipation des femmes ? Comment resituer les rôles de Coco Chanel et d’Yves Saint-Laurent dans la révolution des femmes, au XXe siècle ?
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De la femme enfermée à la femme libérée
Le vêtement est un langage. Il ne se confond pas avec les combats et les idées, mais a une fonction symbolique reconnue. Coutume ou uniforme, imposé ou libre, mais aussi sage, conformiste, engagé, recherché ou provocateur : ses nuances s’affirment d’emblée. Le vêtement a fait la révolution française de 1789. Coiffés de bonnets phrygiens, les révolutionnaires se sont opposés aux royalistes aux bas blancs en portant des pantalons, et en revendiquant le surnom de « sans-culottes ». Ces candidats du Tiers-Etat, des bourgeois, travailleurs, paysans, artisans, aux Etats-Généraux ont, les premiers, transformé un style vestimentaire en manifeste populaire. Mais le vêtement des femmes, lui, n’a pas été libéré avec la Révolution. Il a même été compliqué au cours du XIXe siècle par des « crinolines cages ». Même avec des décolletés élargis jusqu’aux épaules, les femmes ont, dans l’Histoire, surtout été enfermées dans leurs vêtements. La minceur de leur taille a longtemps été soulignée par les corselets munis de ressorts d’acier. Elles étaient obligées de cacher leurs visages et leurs cheveux par des perruques, des voiles et des masques, et ne découvraient jamais leurs jambes. Il restait donc à la femme à suivre en quelque sorte l’exemple révolutionnaire des « sans-culottes ». De fait, au début d’un XXe siècle qui a vu l’émergence de la « femme nouvelle », la métamorphose du corps féminin s’est révélée au diapason de sa nouvelle représentation, active et indépendante. Et, au cours du XXe siècle, ce sont bien Coco Chanel et Yves Saint-Laurent, qui, successivement, incarnent cette transformation, dans la première, puis la seconde partie de ce siècle.
Années 20 : la révolution Chanel
C’est dans un monde de dentelle et d’osier que Gabrielle Bonheur Chanel est née, le 19 août 1883 à Saumur. Et c’est bien elle, Coco Chanel, qui va accompagner, et précéder, l’émancipation de la Française par le style, dans les cinquante premières années du XXe siècle. Avec elle, la femme va passer de la fleur à la tige. Dès 1910, dans sa première boutique, rue Cambon à Paris, elle supprime la taille et raccourcit les jupes. Dans ces années folles, les silhouettes s’allongent, s’assouplissent, s’envolent. Dans les années 20, Chanel est la première à lancer la mode des cheveux courts. Avec sa petite robe noire, elle détourne le noir du deuil. Avec n° 5, créé en 1921, elle crée un parfum de légende. En 1930, elle pose en pantalon large et marinière, une tenue unisexe conçue à ses mesures. En jouant avec le style androgyne, avec ses tailleurs en tweed et ses bijoux fantaisies, c’est bien elle, « Mademoiselle » qui a lancé le style de la Française éternelle, moderne, dynamique, alliant confort et élégance.
Années 60 : le tournant
Mais si le style Chanel reste aujourd’hui le symbole, toujours en évolution, de l’élégance à la française, il a bien été remis en question, après-guerre, par les nouvelles générations du baby-boom. Comme dans les autres domaines de la vie, les goûts des nouvelles générations se fondaient d’abord sur le refus de ceux des générations précédentes. Bien plus courte que les jupes courtes remarquées de Suzanne Lenglen sur les cours de tennis en 1925, les jeunes Anglaises des années 60 inventent la minijupe. Et c’est en 1965, que, à Londres, la styliste Mary Quant et à Paris le couturier Courrège popularisent avec succès cette mode. Mary Quant affirmait « la manière de s’habiller des adultes ne m’attire pas du tout, je ne veux pas leur ressembler plus tard. » Dans le même esprit, Brigitte Bardot lançait « la mode c’est pour les grands-mères ! » [i] Cette fois, incapable d’anticiper, Mademoiselle Chanel refuse de suivre. « Montrer les cuisses, oui, mais les genoux, jamais ! » Fidèle à elle-même, elle maintient ses robes en dessous des genoux, ces genoux qu’elle trouvait laids. Progressivement, avec l’âge, l’amazone de l’entre-deux guerres se mue en vieille dame caractérielle. En ces années où la comédie musicale Hair tient l’affiche, elle s’enferme dans sa maison de couture de la rue Cambon à Paris, observant, cachée, ses défilés dans ses salons, avec un miroir. Celle qui disait « Il n’y a pas de mode si elle ne descend pas dans la rue » regrettait maintenant qu’elle vienne désormais de la rue. Le 10 janvier 1971, elle s’éteint à l’âge de 87 ans, dans sa suite de l’hôtel Ritz.
Années 70 : le sacre d’Yves Saint-Laurent
Avant-guerre, les congés payés de l’été 36 avaient déjà révélé un nouveau sujet social, joyeux et facétieux sur son tandem, vêtu d’un short unisexe et en bikini sur la plage. Après la Libération, c’était désormais aux enfants de cette génération pionnière et sacrifiée par deux grandes guerres d’inventer le monde contemporain. Comme un signe, Yves Henri Donat Mathieu-Saint-Laurent, l’homme qui allait entraîner la révolution de la décontraction chic dans la vie de tous les jours, naît durant cet été 36 libérateur, le 1er août, à Oran, en Algérie. Ces premières vacances de masse avec la randonnée, la plage, le camping, et les mille et une facettes de ce temps nouveau des loisirs, ont déjà fait du vêtement un instrument de liberté. Mais, au début des années 60, cette liberté vestimentaire était toujours réservée aux vacances et aux week-ends. Yves Saint-Laurent allait faire entrer le décontracté chic dans la vie de tous les jours et démocratiser l’élégance, à l’image de son célèbre tailleur pantalon, présent dans toutes ses collections.
Il appartient à une nouvelle génération. Quand il s’installe à Paris, en 1954, à l’âge de 18 ans, Mademoiselle Chanel a déjà 71 ans. Grâce à Christian Dior, son talent est vite reconnu. Il n’avait pas inventé la liberté par le vêtement ni le pantalon pour les femmes ni le noir élégant ni le jean ni la minijupe, mais il va parachever ces modes et en faire un style. C’est en 1962 qu’il présente sa première collection sous la marque Yves Saint-Laurent, et c’est en 1965, l’année de la minijupe, que son style fait l’événement, avec ses robes « Mondrian », colorées par le motif géométrique d’un tableau du peintre. En 1966, il lance le smoking pour femme et, la même année, le prêt-à-porter de luxe. A la différence de Mademoiselle Chanel, quand Mai-68 arrive, Yves Saint-Laurent n’est pas pris au dépourvu. Il va même récupérer la vague hippie dans des créations de haute couture multicolores aux couleurs de tableaux de Van Gogh tout en reprenant le flambeau de l’élégance française révélée par Mademoiselle Chanel.
Le XXe siècle des femmes
1968 est bien une année-clé. Et c’est cette année qu’il obtient une reconnaissance internationale, comme le souligne la rédactrice de mode Colombe Pringle[ii] : « Dans la mode, les Américains annoncent « l’arrivée d’un nouveau roi » que la France appelle « Le prince ». « ll est le plus célèbre, le plus aimé, le plus copié ». Il a 31 ans « déteste les gants, les chapeaux, les bijoux trop gros et les diamants ». Depuis dix ans, les femmes lui doivent leurs cabans à boutons dorés, leurs robes-tuniques et leurs cuissardes, le fameux smoking qui, porté par Françoise Hardy, souleva tous les regards un soir à l’Opéra et le noir à toute heure. Il s’appelle Yves Saint-Laurent et espère faire du pantalon « un élément de base du vestiaire féminin » tout en affirmant que l’égalité « c’est un état d’esprit » qui comme la liberté « ne s’achète pas avec une culotte ». Même Mademoiselle Chanel lui reconnaît un talent absolu. C’est en cet été 1968 qu’Yves Saint Laurent présente sa saharienne, clin d’œil à ces femmes d’aventure, d’Alexandra David-Neel à Anita Conti, qui nous invitent à aller au-delà de toutes frontières. C’est aussi souvent dans la référence au mois de mai 68 que le sujet social contemporain va se révéler au quotidien, tous les jours de la semaine, le matin comme le soir, libre de porter le jean en ville, les élèves allant à l’école sans uniforme, les femmes pouvant venir en minijupe ou en pantalon au travail. Dans les années 70, la cravate n’est plus obligatoire, et les hommes retrouvent le goût des cheveux longs. Les filles sont libres de ne pas porter ce soutien-gorge qui, selon les féministes, en corsetait le corps des femmes. En leur donnant le plaisir de s’habiller et de vivre à leur guise, en pantalon, tailleur ou smoking, Saint-Laurent a bien accompagné leur émancipation. En créant une mode de la rue, celui qui n’avouait qu’un seul regret « Ne pas avoir inventé le jean » a révélé, après Coco Chanel, tout le chemin parcouru par les femmes au cours du XXe siècle, et notamment depuis Mai-1968. Désormais, chaque jeune fille, chaque femme est libre de s’habiller selon son humeur, avec des fripes colorées, ces silhouettes androgynes à la Paco Rabanne, ces minijupes relancées par la styliste anglaise Mary Quant, ou des pantalons Saint Laurent. Aujourd’hui, les jeunes créateurs de mode sont libres de revisiter à leur guise le gothique, l’esprit de la brousse ou le métal techno. C’est vrai, la joie des années Saint-Laurent se confond avec des années de croissance, au monde du luxe, et se teinte de nostalgie. Mais, comme Loulou de la Falaise, son fidèle mannequin et égérie, les femmes qui ont porté et rêvé de Saint-Laurent abordent un nouvel âge de leur vie, en transmettant à leurs filles le défilé coloré et joyeux d’une vie. Au lendemain de ce mois de mai 2008, c’est un ami que perdent les filles de Mai-68 « Quel que soit son âge, ne pas se sentir aimé, c’est se sentir repoussé », disait Coco Chanel. Elle, comme lui, ont passionnément aimé les femmes, et traduit cet amour dans un talent d’artisan. Chacune et chacun, aujourd’hui, a le besoin d’être regardé. Le regard de l’autre vous confirme dans votre existence propre et stimule cet amour vital de soi. En créant des collections qui collaient à leur époque, Chanel et surtout Yves Saint-Laurent ont ouvert la porte à un prêt-à-porter valorisant.
Quel message d’avenir ?
Yves Saint-Laurent n’a pas pu ni voulu finir « dans sa maison », comme Mademoiselle Chanel. Il y a six ans, le 7 janvier 2002, à l’âge de 66 ans, il avait fait ses adieux publics à la haute couture, entouré de ses amis : « J’ai choisi aujourd’hui de dire adieu à ce métier que j’ai tant aimé ». Et le 23 janvier de cette même année, il fêtait les quarante ans de sa prestigieuse maison de couture, qui continue sans lui. Son plus bel hommage aura peut-être été le fait que, dans les années 80, et sous l’impulsion de Jack Lang, la mode, comme la gastronomie, ont été reconnus comme un art à part entière par le ministère de la Culture. Comme l’a bien exprimé le couturier Christian Lacroix, il aura été un « choc de modernité ». Yves Saint-Laurent définissait ainsi son rôle « Rien n’est plus beau qu’un corps nu. Le plus beau vêtement qui puisse habiller une femme ce sont les bras de l’homme qu’elle aime. Mais, pour celles qui n’ont pas eu la chance de trouver ce bonheur, je suis là. » Dans ce choc de modernité, il y avait donc un message profond, qui rejoint celui de Coco Chanel : la beauté n’a pas d’autre vérité que son propre bien-être, clé de l’estime de soi comme de toute reconnaissance.
Eric Donfu
4 juin 2008
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