Comment les centristes ont fait le lit de l’extrème-droite au Brésil
Sauf imprévu, Jair Bolsonaro devrait être élu président du Brésil dimanche prochain avec une avance confortable sur son adversaire Fernando Haddad. Cette élection serait alors l’apothéose d’un parcours spectaculaire du minuscule Parti Social Libéral (PSL), qui est passé d’un seul coup de 1 à 52 députés (sur 513) le 7 octobre , date des dernières élections législatives, les plus « antisystème » de l’histoire du pays.
Confrontée depuis 2013 à une crise économique et à un scandale de corruption généralisée de tous les partis traditionnels et en voulant faire jouer jouer à Dilma Roussef et à Lula le rôle de boucs émissaires pour canaliser la vindicte populaire, la caste politicienne n’a fait que provoquer davantage d'instabilité et fragiliser les institutions, notamment le système judiciaire dont les interventions désordonnées ont mis en évidence le caractère partisan et l'inefficacité.
Dans ce contexte putride, le fait que Bolsonaro, membre du parlement depuis 27 ans, impliqué dans plusieurs enquêtes sur la corruption et soutenu par les notables les plus discrédités de la faune politique brésilienne, puisse se présenter avec succès comme candidat antisystème serait comique s’il cette mystification ne s’inscrivait pas dans un épisode qui risque de virer au tragique.
Comment un candidat bien connu pour ses propos ouvertement antidémocratiques, racistes, misogynes et homophobes, ayant pour seul programme politique de « massacrer les rouges » et arrêter la « dégradation morale » du pays a-t-il pu connaitre une ascension aussi rapide ?
C'est que depuis 1994, deux partis opposés se partageaient la scène : le Parti des Travailleurs (PT) au centre-gauche et les sociaux-démocrates (PSDB) au centre- droit. La montée de l'extrême droite est apparue au début des années 2000, lorsque le PT qui était au pouvoir a été en mesure d’élever le niveau de vie des populations les plus pauvres tout en faisant profiter les riches d’une conjoncture favorable. Le succès économique et social de Lula a empêché ses adversaires du centre-droit de prétendre que le PT était incompétent, car la population était nettement mieux lotie qu'avec eux. Le seul angle d'attaque possible consistait à se positionner par rapport aux éléments de programme du PT lui-même, tels que les droits des femmes et des LGBT présentés comme antinomiques avec la morale chrétienne, et à bricoler un remake de "l’homme au couteau entre les dents" enprésentant les « rouges » comme les suppots du mal décidés à déposséder les braves gens de tout ce qu’ils pouvaient posséder.
Pour ce faire, le centre droit a bénéficié du soutien de grands groupes de médias et de dirigeants politiques pentecôtistes dont le profil politique est essentiellement fondé sur des questions morales et/ou sociétales. Une propagande anticommuniste anachronique a explosé comme par enchantement, et les partis de centre-droit ont accueilli favorablement l’appui de l'extrême droite dans cette croisade du bien contre le mal.
De son côté, le PT était persuadé que son soutien populaire empêcherait le PSDB de reconstituer son bloc et évitait la confrontation directe avec les médias, ce qui n'a fait que renforcer la pénétration du courant dominant par l'extrême droite.
Le tournant a eu lieu en 2005, avec un scandale de pots-de-vin parlementaires : le message était alors que le PT était "le parti le plus corrompu de tous les temps", un argument difficile à contrer dans le paysage politique brésilien. Les dirigeants du centre-droit espéraient que le mûrissement du fruit empoisonné les ramenerait au pouvoir en 2006, mais ils avaient tort. Lula s'est rétabli, a été réélu et Dilma Rousseff, son successeur, a été élue à deux reprises.
Mais avec le scandale de Petrobras et l’opération Lava Jato en 2014, alors que l'économie était déjà en perte de vitesse et que le mécontentement vis-à-vis de la classe politique se faisait jour, le PT s’est retrouvé en difficulté et, en 2016, pour ne pas courir le risque d’un autre retour, et plutôt que d’attendre les élections, le PSDB s’est associé avec le MDB, jusqu’alors partenaire de la coalition du PT, afin de renverser la présidente Dilma Rousseff pour placer un des leurs.
Et là, les choses n’ont pas fonctionné comme prévu.
D’abord, les « conjurés » ont interprété comme le rejet du seul PT ce qui était un sentiment antisystème croissant qu’ils avaient contribué a renforcer. Ensuite, ils n’ont pas mesuré l’effet désastreux qu’allaient produire les mesures d’austérité prises par le gouvernement qu’ils ont mis en place et qui, en matière de corruption, battait tous les records. En fait, il était si impopulaire qu’il a fini par donner un coup de pouce au PT qui, par contraste, a retrouvé une partie de son soutien.
Le centre-droit avait oublié qu’il n’était plus seul et qu’il fallait compter avec ses nouveaux amis, qui étaient les bienvenus quand il avait besoin d’eux et qui n’étaient pas partis, une force bien mieux placée qu’eux pour affronter la marée antisystème, et récolter ce qu’il avait semé.
La campagne anti-corruption qui avait conduit à la chute de Dilma Rousseff s’est retournée contre des personnalités clés du MDB et du PSDB. Les deux partis ont perdu près de la moitié de leurs sièges au parlement. L'agitation mise en place au début des années 2000, fondée sur la panique morale et la "peur des rouges", s'était développée de manière autonome sur Internet et sur des réseaux socaiux incontrôlés.
Aujourd’hui, il n'est pas rare que des électeurs justifient leur intention de vote en faveur de Bolsonaro par la crainte d'une dictature communiste ou par le fait que les écoles publiques transforment les enfants en homosexuels. Pendant ce temps, la droite pentecôtiste s'est ralliée à Bolsonaro et un groupe de presse appartenant à l'une des plus grandes églises évangéliques du pays, le groupe « Record », se flatte d'être pour le candidat ce que « Fox » est pour Donald Trump.
Le gouvernement de Bolsonaro risque d’être une mosaïque représentative des nantis et de mettre à l'affiche des acteurs jusqu’ici peu connus, mais certainement pas d'être la rupture nette que ses électeurs imaginent. Il devrait poursuivre les politiques socialement régressives du gouvernement démissionnaire sortant, frapper durement les plus pauvres et geler l’ascenseur social pour au moins une génération.
L’élite politique et économique qui avait jusqu’à présent ses représentants naturels au sein du PSDB a fait savoir qu’elle était prête à s’adapter à la nouvelle donne. Les marchés sont ravis et les industriels font la cour au favori. Leur hypothèse est sans doute que Bolsonaro sera disposé à sous-traiter des domaines politiques clés et que ses tendances antidémocratiques peuvent être contrôlées.
Ils préfèrent sans doute affronter d’éventuelles perturbations plutôt que de risquer un autre retour du centre-gauche, le genre de pari dangereux que l’histoire n’a jamais couronné de succès.
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