Comment préparer un article russophobe avec un petit budget ?
Je dis "préparer" parce qu'il ne s'agit pas vraiment d'écrire un article, plutôt de le cuisiner, mitonner, mais à bas coût pour tenir compte du changement de « modèle économique » des médias – délicieux euphémisme pour des supports publicitaires et des propagandistes subventionnés.
Nous allons donc vous livrer une recette classique de cuisine éditoriale.
D'abord, abandonnez les naïves visions romanesques du grand reporter international prenant des risques fous pour vous informer en exclu sur la marche du monde. Ça a existé, ça eût payé mais ça paye plus, comme disait F.Raynaud (les budgets sont au ras des pâquerettes). Il en existe bien encore quelques-uns, parfois « free-lance » (indépendants) mais les rares envoyés spéciaux permanents se la coulent douce aux USA.
Un papier, de nos jours, ça se rédige en télétravail. C'est du journalisme 2.0, écologique, qui privilégie les circuits courts : du café à la rédaction ! Quel besoin d'envoyer un gus (féminin "gusse, gugusse" ?) faire 3000 km quand l'agence de presse fournit à la demande ? Ou d'y retourner chaque fois qu'il se produit un changement ? Vous imaginez le coût ? Et si ça dure des mois, les frais professionnels ?
Mais presse ou télévision, y a pas de secret - à la base il faut quand même une info ! Comme bien souvent, ce sera la seule de l'article, il faut la choisir bien grosse, épaisse, consistante, comme un chef fait son marché.
Par exemple « 100 000 soldats russes à la frontière ukrainienne ! » Bon, ça, coco, je prends !
Bien sûr, dans l'idéal on enrichira l'article par des précisions techniques : type de troupes, distances d'avec la frontière, niveau d'alerte et de menace, mais ce n'est pas indispensable, car il faut avant tout aller vite ! Le lecteur intéressé par le sujet aura les nouvelles fraîches avant vous par d'autres sources, et l'autre s'en fout et ne lira que le chapeau de l'article.
Garder à l'esprit que vos rares lecteurs seront soit des vieux qui ont hérité cette curieuse habitude de la lecture, soit des jeunes qui cherchent un article de réflexion, d'analyse – et croient la trouver chez vous.
Pour aller vite, rien de mieux que le copier-coller ! Prendre un des articles précédents et le faire réécrire par un journaliste du service étranger ou un éditorialiste polyvalent, en variant la plume pour que ça ne se voie pas trop... Et ces maîtres du verbe ont leurs trucs du métier.
Déjà, varier l'info brute pour faire comme si vous étiez vraiment informé : les « 100 000 soldats » peuvent devenir, au gré de l'inspiration, « 150 000 troupes », ou bien encore « 130 000 soldats, chars et navires en mer Noire ».
Ajouter un peu d'actualité, même défraîchie : « sanctions », « escalade », « attaque », « représailles ».
Puis épaissir avec les classiques de la russophobie : « le maître du Kremlin », « le diabolique Poutine », « l'autocrate », l'ours (ou l'ogre) russe », « illibéral », « dictature ».
Ainsi qu'avec quelques références historiques inquiétantes : « Munich », Daladier » et surtout « Staline » et « Union soviétique », indispensables à chaque article.
Laisser mijoter puis ajouter une dose de peur selon le goût souhaité, par des termes techniques effrayants : « paranoïa », « Russia Today », « Spoutnik », « missiles », « Force de réaction rapide de l'Otan », « invasion », « livraison d'armes de défense antichar », « drones de combat », « gazoduc Nord Stream 2 », « armes hypersoniques », « Holodomor », « pogroms ». Sans les expliquer, c'est encore plus terrifiant.
Néanmoins, pour obtenir un goût sucré-salé, ajouter les « accords de Minsk », « négociations » ou même le mot « paix »... mais sans excès, tout le monde n'aime pas les douceurs !
Les haines recuites étant goûteuses, ajouter, par exemple, une Européenne qui a vu les chars russes en Tchécoslovaquie quand elle était petite, ou un souvenir polonais, letton ou finlandais de russophobie, et laisser fermenter toute cette haine à feu doux.
Ah ! Important : pour flatter le palais et les princes, ne pas oublier de citer « nos valeurs » ou « les valeurs européennes », « l'OTAN » et « la légalité internationale » si chère aux USA.
Une touche de cuisine moléculaire pour faire moderne, avec un zeste de télépathie : "Dans la tête de Poutine", "Que pense Poutine ?" De toute façon, personne n'ira vérifier vos élucubrations...
La touche du chef : un doigt de nostalgie pour vos vieux lecteurs par une discrète référence à John Le Carré ou au mur de Berlin, et un zeste de Cuba.
Pour finir, deux options : la bombe glacée ou le soufflé nucléaire ! Le glaçage avec l'évocation de l'hiver russe, Napoléon et la retraite de Russie, ou la cerise sur le gâteau en évoquant le risque de conflit mondial, l'apocalypse qui laisse le lecteur sur le cul au point d'aller vérifier si sa porte est bien fermée.
Servir rapidement, car l'info n'attend pas ! Et l'hystérie russophobe ne doit pas retomber !
Mais l'avantage de cette recette - c'est que, comme on rajoute un peu de lait pour repasser au four le gratin dauphinois, en y rajoutant simplement une petite info passée une minute sur les micro-ondes, on peut servir du réchauffé, parfait pour un média qui se voudrait le Picard de l'info.
Cette recette est très connue, et vous avez dû remarquer que les « 100 000 soldats à la frontière ukrainienne » et « l'invasion de l'Ukraine » nous ont été servis à toutes les sauces ces dernières semaines !
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