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Common Indecency

Épris de sciences perpendiculaires, de vaudou et de spiritisme, les clubs et les cénacles de la pensée contemporaine auront, en ce dernier siècle, épuisé tous les illustres mânes de la Philosophie dont ils espéraient un soutien occulte décisif dans la représentation libérale qu’ils se font des proportions du monde. Certes, les âmes phosphorescentes du grand Siècle ont toujours répondu à l’appel, mais leur caractère encyclopédique ennuyant (y compris les pédagogues qui les administrent à leurs jeunes cobayes ensorcelés), seules des créatures politiques austères et bien nées y trouvent généralement un socle à leurs désirs d’avenir, et des slogans à mâcher. Sinon, Marx et ses apôtres, mis rudement à l’épreuve, ne répondant plus guère qu’aux convocations des tables tournantes de l’Université, les mercenaires querelleurs de la révolution permanente ayant de préférence enrichi l’industrie textile, la chapellerie et le commerce des produits dérivés, les anarchismes fidèles à leur nature s’évaporant aussitôt qu’on pensait les saisir, les préceptes statiques des très Anciens échappant aux lois d’une époque trop agitée, les rares illuminations venues d’Asie terminant en haïkus mièvres, de guerre lasse il fallut creuser dans les tombes secondaires de l’Idéologie, où finissaient d’être oubliés les psychotiques, les cyniques, les méchants, les esprits désabusés et les indigents.
 
Pourtant, c’est ici qu’on fit, par mégarde, une découverte archéologique majeure, dans le sépulcre d’un Anglais de la classe moyenne supérieure, diplômé d’Eton et officier des Colonies, d’une sentence qui sembla aussitôt, par sa concision et sa sonorité mystique, une révélation essénienne : la « common decency » fut exhumée, et son auteur, Eric Blair, dit George Orwell, dont on connaissait déjà les potacheries sciences-fictionnelles, fut déplacé dans le dictionnaire universel des auteurs du statut de petit écrivain d’anticipation à celui de penseur émérite (qu’il était en vérité, malgré un style de préposé aux archives), socialiste de surcroît (dit l’épitaphe, un peu courte en l’occurrence). Voyez l’aventure : un bourgeois, ayant enduré les rigueurs des institutions britanniques, pris d’une soudaine envie de déchoir, s’enfonça de son propre gré dans les bas-fonds nauséabonds d’une époque impitoyable, où grouillaient, rescapés d’une mauvaise guerre, réprouvés et écrasés, des travailleurs sans grade ni mérite, des lorettes, des resquilleurs et des siphonneux, des mécréants et des crève-la-faim ; la lie en somme vermineuse d’un inframonde d’où il revint presque indemne avec la preuve qu’une morale orphique, non écrite, initiatique, inacceptable à la raison, inaccessible aux discours à la mode, cimentait ce peuple famélique des ténèbres et en organisait l’insaisissable harmonie, contre l’adversité de la misère dévoratrice, contre l’arrogance prospère d’une civilisation industrielle négrière. Mieux encore, le même aventurier, sa notion sur le dos, la vérifia à l’air libre de la guerre d’Espagne, dans la proximité d’ouvriers benoîts et de paysans impavides dont il vit bien qu’ils étaient aussi, la grivèlerie en moins, des gens de peu préoccupés, jusque dans la violence nécessaire, par ce qui se faisait et ce qui ne se faisait pas, en accord tacite avec ce que leur dictait un sentiment hérité de loin, assis sur la sobre dignité de leurs origines sans relief dont le vampirisme politique et religieux avait toujours sucé l’énergie naturelle.
 
Il n’en fallait pas moins pour que ces explorations anthropologiques, vieilles de soixante-dix ans, électrisent les philosophes scolaires, les orphelins des causes perdues et les sermonneurs d’estrade, toujours à pratiquer les gestes de premier secours sur le cadavre rance d’un communisme idéal, endeuillés de toutes les théories qui n’ont pas survécu à l’usage effréné du capitalisme technophile qui les a compostées. D’Orwell, une école éponyme a vu le jour et comme il se doit lorsque des professionnels approchent une pierre philosophale, des chapelles ont surgi, bâties à la hâte sur les ruines qu’on a dites. Les querelles n’ont pas manqué : n’est-il pas amusant que l’oligarchie des idoles savantes, dont les figures les plus originales régalent et distraient de leurs chamailleries le régime du spectacle global qui les appointe volontiers, prône et se dispute une variété de pudeur que les intérêts croisés de la promotion du soi et de l’industrie du divertissement rendent flottante, sinon invérifiable, pour ce qui la concerne ? Comment un homme de bon sens, s’il en était encore un, pourrait qualifier ce recyclage d’un principe ancien, que l’on a repeint aux couleurs outrées de la profession de foi politique, lors même que le vieux monde et les caractères qu’il représente ont péri sous les coups répétés des machines et des dogmes, dans l’incendie magistral allumé sur la Terre par l’esprit malade du progrès ?
 
Certes, la sociologie, statistique et froide, croit sans cesse avoir localisé dans les régions inférieures et périphériques, dans des recoins et dans des tréfonds où il se cacherait encore de la modernité émancipatrice, ce vieux peuple mythologique des gens ordinaires dont elle aimerait porter la bannière étoilée en tête du cortège des utopies : on dirait le plus souvent, dans ces efforts pathétiques, une chasse zoologique aux derniers spécimens d’une espèce en voie d’extinction qui, sous nos latitudes occidentales, pourraient bien n’être plus que fantômes, chimères ou ersatz. Un paysan authentique, sur le modèle du temps de Georges Orwell, et ses bêtes de labour, s’ils étaient capturés, seraient à coup sûr, après des prélèvements de sang et de tissus des cervelles, taxidermisés sur le champ.
 
C’est que, sans méjuger de la possibilité que certains parmi nous auraient pu, dans leur généalogie propre, à la faveur de l’âge, éprouver, en dépit des souvenirs que l’on maquille, les ultimes témoignages d’une solidarité familiale, d’une économie effective du don, d’une réalité fortuite du partage, d’une silencieuse décence commune – car telle est, fondamentalement, sa caractéristique principale que d’être muette et bien comprise -, les conditions nécessaires à sa transmission ont été, dans ces derniers temps, si fortement dégradées par une civilisation sans remords des futurs améliorés que le doute s’installe, à peser la somme des aliénations, des concessions, des indignités, à déplorer l’esprit de soumission puéril aux règles féroces d’une existence sous perfusion marchande, la toxicomanie technolâtre, la volatilité de la conscience et l’approximation des principes, à constater partout étalé le fier saccage de soi, au vu et au su de tous, de l’exposition complaisante de ses abandons, de ses résignations, de ses pulsions débridées, de sa vacuité, que le doute s’installe sur une vertu qui nous serait encore commune, quand le plus souvent on se satisfait d’une quantité de petits lâchetés qui nous défigurent, d’artefacts qui nous abaissent.
 

Élie de Senancour

 

 

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4 réactions à cet article    


  • Clark Kent Jeussey de Sourcesûre 6 mars 2017 11:12

    Le dernier paragraphe étant constitué d’une seule phrase de 15 lignes, je ne me souvenais plus du jet quand je suis arrivé au verbe de la proposition principale, alors je n’ai pas compris l’article.


    Désolé !

    • popov 6 mars 2017 12:03

      @Jeussey de Sourcesûre


      Ouais, ça se laisse lire d’une traite, on se laisse aspirer dans le torrent des mots, sans trop faire attention, en se disant que tout cela va être minutieusement développé dans la suite, et on arrive au bout avec l’impression qu’on vient de lire une somptueuse introduction à quelque chose, mais introduction à quoi ? 

      On reste sur sa faim et avec l’impression que l’auteur, pris son propre jeu, a oublié en cours de route ce qu’il avait entrepris de dire.

    • Rincevent Rincevent 6 mars 2017 22:49

      @Jeussey de Sourcesûre

      Rien compris non plus !


    • Passager 120 Mathias Demain 8 mars 2017 17:26

      Merci pour ce dernier message Pierre.
      Elie de Senancour est un pseudonyme qui n’est pas le mien, c’est la plume d’un ami qui a accepté de produire cet article pour le premier numéro de Passager 120 et je l’en remercie. Il est aussi l’auteur d’un autre texte dans cette même édition.
      Bien à vous,
      Mathias Demain

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