Concordia : un mythe à la mer
Affimer sa supériorité de vivant en se faisant tirer le portrait devant les colonnes du Parthénon ou entre les pattes du Sphinx ne motive plus trop le touriste, surtout depuis que la Grèce vacille et que l'Egypte flageôle. Il est bien plus confortable, pour l'Européen qui souhaite frimer devant les vestiges d'une civilisation disparue, de faire le voyage de Giglio pour prendre la pose sur fond de Costa Concordia.
Au début du XXème siècle, on coulait trop vite, trop profond et trop loin des côtes pour faire de bonnes photos. On coulait au beau milieu de l'Atlantique Nord, lors de la première traversée, pour avoir voulu battre un record de vitesse, pour le progrès des transports maritimes, pour la fierté du drapeau britannique. L'industrie mécanique s'avouait vaincue, mais par un paradoxe à sa taille : un rocher de glace qui flotte.
Au début du XXIème siècle, on coule au ralenti, tout près de la côte, à portée de zoom. On coule en Méditerranée, sur un trajet fait cent fois, pour avoir voulu faire plaisir à un serveur, pour un instant de frisson à la Fellini, pour la promotion de la croisière pour tous, pour le plaisir de klaxonner près des fenêtres. Et les systèmes de pilotage sont mis en échec par un rocher à moules.
En 1912, le naufrage du Titanic préludait au suicide de l'homo europeus prometheens, espèce bientôt engloutie dans la boue de sa propre terre par l'acier de ses propres mines. Remastérisé en version spaghetti, le naufrage du Concordia, au beau nom consensuel et international, annoncerait-t-il quelques soucis pour l'homo occidentalis beatus ?
Bouffi de bons sentiments, celui-ci en était arrivé à justifier les semaines de luxe pour ses parents gâtés, par le développement économique des Philippines, et le pire est que c'était vrai, à en croire les sourires dents blanches des stewards et des filles de cabine. La déconfiture de l'Hôtel de La Douceur de Vivre et du Commerce Réunis ouvre une ère de doute et d'incertitudes : tels le brave commandant Francesco, ne nous serions-nous pas trompé quelque part dans nos calculs ? A l'instar de ce téméraire marin, un discret relent d'incompétence, de lâcheté et d'hypocrisie ne sourdrait-il pas au travers du blanc veston des élites occidentales ?
Au fait, qu'est ce qu'un paquebot de nos jours ? Une débauche d'ascenseurs qui ont la particularité de ne jamais tomber en panne. Des couloirs avec des portes numérotées, comme à la maison, mais avec des moquettes propres et des murs sans tags. Un restaurant qui semble une extension de la salle à manger, avec la Grande Bleue comme papier peint. Et la salle de bain démultipliée en spas, hammams, et pédiluves, le tout avec vue imprenable sur la Méditerranée. Les Romains, nos prédécesseurs sur ces routes, se contentaient de couler des galères remplies d'amphores : l'idée n'étant pas venue, à cette civilisation aussi industrieuse et bien plus propre que la nôtre, de construire un grand bateau pour transbahuter quatre piscines. Le paquebot moderne est une étrange merveille : il sert à se déplacer d'une escale qu'on a déjà vue à une autre dont on n'a rien à faire, le tout en donnant l'impression qu'on n'a pas bougé de chez soi, mais en plus grand. Une sorte de mécanisme gigantesque à la David Copperfield conçu pour que tout un chacun ait l'illusion pendant une semaine d'être devenu millionnaire, mais sans perdre les habitudes de sa cage à lapins.
On imagine alors le bouleversement mental qui frappa les habitants lorsque cet immeuble se mit à pencher, transformant les couloirs en toboggans, les planchers en murs et les portes en trappes. Ceci au moment le plus sacré du voyage, celui du meilleur spectacle et du meilleur repas de la semaine, la soirée de gala pendant laquelle tous, passagers et équipage, sont invités à s'abandonner corps et âmes à la féerie des robes de soirées démocratiques et à l'impunité des excès caloriques. C'est toujours au moment des bonheurs les plus frelatés que frappe le malheur le plus brut.
Ayant perdu depuis longtemps l'habitude de se méfier des vendredi treize et des bouteilles de champagne qui n'explosent pas au moment du baptême, l'homme occidental est particulièrement vulnérable à la méchanceté du malheur. Il ne croit plus aux superstitions ridicules des anciens marins (pas de femmes ni de jeux de cartes à bord) mais il adhère pleinement aux oxymores des communiquants (le luxe pas cher, la mer sans risque, l'immeuble qui flotte). C'est pourquoi, lorsque ces enfantillages s'abolissent, lorsque que la lumière s'éteint et que le papier peint bleu redevient le gouffre sombre qu'il n'avait jamais cessé d'être, on en revient si rapidement aux fondamentaux de l'espèce : chacun pour soi et moi d'abord. La rapidité exceptionnelle avec laquelle un bouc émissaire a été désigné prouve bien que, dans cette affaire, notre fond primitif n'est pas loin, pas plus que le fond de la Tyrrhénienne sous l'épave.
Pour conclure, nous donnerons la parole au seul participant de cette tragédie qui n'a pas été interviewé jusqu'ici.
"Je n'ai jamais bougé de Giglio, où je vis ma petite vie tranquille depuis un bon bout de temps. Je suis recensé sur les cartes, mais anonymement, car je n'ai rien de remarquable : juste une position et une profondeur. Je suis semblable à tous les autres rochers du coin - pour l'oeil du civilisé tous les sauvages se ressemblent. Je ne me souviens même pas si, à la bonne époque où j'étais émergé, quelque sirène est venue enlever son monokini pour bronzer. Bref, je ne suis pas méchant, pas menaçant pour un sou. D'ailleurs les routes maritimes ne m'évitent pas, elles m'ignorent.
C'est dire ma stupéfaction quand, l'autre soir, je me suis retrouvé décapité sans avoir commis aucun crime. Je ne suis pas du style à prendre un avocat, d'ailleurs nous, les récifs, on tient moins à notre tête qu'à notre pied. Mais tout de même, j'aimerais bien savoir comment j'ai pu causer l'accident du siècle, moi qui suis à peine un accident du terrain. On me dit que le propriétaire du bateau aurait dit que le capitaine était un plot et que tous les récifs seraient désormais protégés. Je veux bien le croire, au moins pour ce qui me concerne.
Ayant hébergé en toute sécurité depuis quelques millénaires quelques millions de moules ou de patelles, je donnerai modestement deux conseils aux humains : si votre but, c'est de voyager sans bouger, pourquoi ne pas construire plutôt vos bateaux sur la terre, en les fixant profondément sur le rocher ? Et si vraiment vous désirez prendre la mer, au moins renoncez à ces énormes coquilles collectives qui menacent tous les récifs : revenez aux coquilles individuelles, comme tous les mollusques qui se respectent."
11 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON