Concurrence et croissance
CONCURRENCE ET CROISSANCE
INTRODUCTION
« Notre pays est en panne. Sa croissance est une des plus faibles du monde. » Ces mots de Jacques Attali en 2008, alors président de la Commission pour la libération de la croissance française, reflètent la préoccupation croissante du gouvernement français à vouloir dynamiser la croissance économique française, à travers des politiques portant sur le pouvoir d’achat, la concurrence et la distribution.
Depuis le milieu des années 90, la croissance économique française est moins forte et perd du terrain par rapport à ses partenaires commerciaux, membres de l’OCDE. Pourtant, la France possède beaucoup d’atouts qui sont reconnus au niveau internationale : une main d’œuvre qualifiée et productive, des infrastructures de bonne qualité et un système de soin donnant de bon résultats. C’est dans un contexte de mondialisation que les comparaisons ont des conséquences de plus en plus graves car la concurrence induite par la mondialisation économique est globale. En effet, la globalisation des échanges, en plus des biens matériels, s’est diversifiée et concerne les capitaux, les services, les hommes, les idées, les informations et connaissances. Aujourd’hui, nous sommes dans un contexte d’hyper-concurrence, caractérisée par une course incessante à l’innovation et au raccourcissement de cycle de vie des produits, modifiant les structures classiques des marchés ainsi que leur dynamique. Les entreprises, au sein des ces économies modernes mondialisées, productivistes et rationalisées, sont contraintes de se spécialiser, de se différencier, de sélectionner leurs salariés et d’être de plus en plus compétitives afin d’accroître leur chiffre d’affaires. La concurrence se définit comme une situation dans laquelle les agents économiques offrent et demandent des quantités de biens et services librement sur un marché. L’idée de concurrence est souvent associée à celle de « rivalité » entre les agents économiques, ceux-ci étant en compétition, essayant d’atteindre les mêmes buts sans avoir les mêmes intérêts. Dans l’analyse économique, la situation de concurrence, que l’on appelle concurrence pure et parfaite, est une situation de marché idéale où les règles instaurées amènent à une certaine égalité de conditions pour tous les agents. La concurrence est également un processus dans lequel les individus sont confrontés à « la loi du plus fort », cherchant à s’éliminer les uns les autres.
La croissance économique, selon Simon Kuznets, est l’augmentation sur une longue période, de la capacité d’offrir une diversité croissante de biens et qui serait fondée sur le progrès technique. En plus de l’aspect quantitatif de la notion traditionnelle de la croissance, la croissance renvoie également aux dynamiques sociales et institutionnelles.
Les entreprises, principaux acteurs des économies capitalistes sont au cœur des économies de marché concurrentiel caractérisées par l’élimination des moins compétitifs et l’accumulation du capital conduisant à la croissance économique. Selon les théories classiques, la concurrence mène naturellement à l’accumulation des richesses et à la croissance. Pour Adam Smith (1776), la confrontation des intérêts individuels mène naturellement à la concurrence et cette dernière amène les agents économiques à produire ce dont la société a besoin. Les actions des individus sont coordonnées par les marchés et grâce à la « main invisible » leurs actions conduisent à un ordre et une harmonie sociale. La concurrence sous-tend le paradigme de marché : suivant la structure du marché, on peut être gagnant ou perdant dans un cadre de courte durée, mais à long terme, la concurrence dans l’économie de marché concurrentiel est une condition de la croissance. La concurrence est alors un cadre et un processus sur lequel les agents économiques (surtout les entreprises) peuvent s’appuyer pour échanger en toute liberté et ainsi favoriser les facteurs de la croissance. Les facteurs de la croissance et les moteurs de la croissance sont la connaissance, le progrès technique, l’accumulation du capital, l’accroissement démographique, l’évolution des salaires et enfin l’émulation, c’est-à-dire la comparaison, le surpassement des autres et la recherche d’un avantage compétitif. Cette définition de la concurrence est encore très répandue dans les milieux académiques et elle fonde souvent les politiques économiques destinées à réguler les marchés ou améliorer la conjoncture. En opposition au courant néo-classique, s’est développée une conception dynamique du marché, fondée sur les travaux de Carl Menger et poursuivie par l’école autrichienne au vingtième siècle par L. Von Mises et Fréderic von Hayek. Ce dernier prend en compte l’ignorance, la connaissance et l’apprentissage pour les intégrer dans l’univers des marchés, qui serait selon lui un instrument supérieur de coordination de plans individuels. La concurrence n’est alors qu’innovation. Quel est l’intérêt d’un marché concurrentiel ? On a vu que pour les néo-classiques, le marché concurrentiel est un optimum social, mais que ce n’est qu’un modèle idéal qu’il convient de se rapprocher, via l’intervention de l’Etat par exemple. Dans quelles conditions, dans ce cas, la concurrence favorise-t-elle la croissance, par quels mécanismes ? Par contre, en ce qui concerne la concurrence définie comme un processus et une succession d’innovations, cette conception nous amène à nous intéresser à la nature des institutions qui favorisent les marchés concurrentiels et à expliquer la croissance économique et ses fluctuations.
Dans un premier temps, nous nous intéresserons aux mécanismes de la concurrence pure et parfaite, pour ensuite nous interroger sur les imperfections de la concurrence, qui nous obligent à reconsidérer la notion de concurrence en tant que processus évolutif générateur d’innovation dans l’économie de marché concurrentiel, véritable moteur de la croissance économique.
- La concurrence pure et parfaite : mécanismes et processus institutionnels
1.1 La concurrence est à la base de l’économie de marché
Les premiers économistes libéraux assimilaient la concurrence à la liberté dans l’espace, pour les entrepreneurs, de diminuer leurs prix et de se regrouper, et de la liberté dans le temps, la liberté d’innover et de contractualiser. Pour Adam Smith (1776), la concurrence permet un ordre économique harmonieux tant que les lois de la justice sont respectées. Aucune intervention extérieure au marché n’est nécessaire pour assurer le bon fonctionnement d’un marché. Seuls les mouvements de prix interviennent afin de rétablir les déséquilibres au niveau des quantités. L’intérêt individuel des agents coïncide avec l’intérêt général dans une situation de concurrence dite « parfaite ». C’est la thèse de la main invisible. Plus tard, Cournot (1838), est le premier à apporter une analyse mathématique de la notion de concurrence. Le cadre d’analyse est celui d’un modèle où les acteurs n’ont aucune influence les uns sur les autres, ni sur le prix et où les entreprises égalisent leur prix au coût marginal afin de maximiser leur profit. C’est également le premier à spécifier les conditions de l’équilibre concurrentiel.
La théorie de la concurrence pure et parfaite énonce des hypothèses assez restrictives pour qu’un marché concurrentiel fonctionne ; l’atomicité du marché, l’homogénéité des produits, la transparence du marché, la liberté d’entrée et de sortie. Egalement, il n’y a pas d’interactions stratégiques, c’est-à-dire que les firmes ne prennent pas en compte l’action des autres firmes pour leurs décisions stratégiques. A l’équilibre, la quantité offerte est égale à la quantité demandée sur un marché d’un bien donné.
A long terme, les entreprises vont essayer d’atteindre une taille et un volume de production optimaux. D’autres entreprises vont entrer dans la branche si elle anticipe des profits et à terme il va y avoir une baisse du profit.
Au départ, comme les profits sont positifs, il est rentable pour les firmes identiques d’entrer à leur tour sur le marché. L’entrée de nouvelles firmes fait baisser le prix de marché jusqu’à ce que le prix égalise le minimum du coût moyen. Mais pourquoi les prix baissent-ils ? La courbe de coût marginal définit la fonction d’offre de la firme, c’est-à-dire les quantités qu’elle met sur le marché pour chaque valeur du prix. La courbe d’offre est croissante avec le prix. La courbe de demande des consommateurs est décroissante avec le prix. Le prix de marché est déterminé par la rencontre de la courbe d’offre avec la courbe de demande. L’entrée de nouvelles entreprises va faire augmenter l’offre totale pour un prix fixé, ce qui fait baisser le prix.
Avec l’analyse de l’école néo-classique, l’état de l’équilibre concurrentiel est un état où les ajustements conduisent à une situation d’équilibre statique.
Le fonctionnement du marché parfait permet d’allouer de façon efficace les ressources disponibles dans l’économie. En ce sens, l’équilibre concurrentiel est efficace au sens de Pareto. Le marché parfait conduit à l’efficacité de l’échange, à l’efficacité de la production et à l’efficacité de la combinaison des biens produits. Contrairement aux théories néo-classiques antérieures – qui étaient limitées aux aspects descriptifs des phénomènes de marché concurrentiel. La théorie économique de l’équilibre de Pareto a des préoccupations d’ordre plus normatif. Elle cherche à comprendre si certains états économiques sont meilleurs que d’autres ou quels sont les critères qui conviennent à mettre en œuvre pour en juger. Grâce à ces questions, le théoricien est en mesure de se poser la question du choix social entre différents états de l’économie issus du jeu des forces de marché et des interventions de l’Etat.
Mais les théories néo-classiques élaborent un modèle qui est incapable de décrire le fonctionnement des marchés réels. Les marchés réels ne vérifient pas complètement les hypothèses de la concurrence pure et parfaite et ne satisfont pas à toutes les conditions posées par le modèle de concurrence pure et parfaite.
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- Les marchés de concurrence imparfaite
L’analyse des marchés de concurrence imparfaite rend compte de l’impossible vérification complète des hypothèses de la concurrence pure et parfaite. Cette théorie distingue des structures de marché telles que le monopole, la concurrence monopolistique et l’oligopole.
L’économie industrielle étudie la concurrence imparfaite et explique pourquoi les hypothèses de la concurrence pure et parfaite et les conditions de celle-ci butent sur la réalité des structures de marché. En effet, la concurrence pure et parfaite ne fonctionne qu’à certaines conditions : que les fonctions de coût sont normales (coût marginal croissant). Or, il existe des monopoles naturels et des industries de réseaux ; que les firmes sont « price taker », or, les firmes peuvent souvent exercer un contrôle réel sur les prix (monopole) ; que les produits sont homogènes, or, les produits sont souvent différenciés (par la marque, la qualité) ; que les firmes sont nombreuses et identiques, mais il existe des oligopoles (pays de l’OPEP, Airbus et Boeing) ; que les firmes peuvent entrer librement, or il peut exister des barrières à l’entrée (normes nationales, « sunk costs ».
L’économie industrielle pose donc plusieurs types de questions : comment les firmes se comportent-elles ? Est-ce profitable aux firmes ou aux consommateurs ? Quelles mesures prendre pour améliorer les choses ?
En fait, les situations de concurrence imparfaite sont des siuations de jeu stratégique : les firmes n’agissent pas seulement en fonction du prix observé, elles cherchent à anticiper les comportements des consommateurs et les stratégies des concurrents. La théorie des jeux permet d’analyser ce type de situations (ex : équilibre de Nash et dilemme du prisonnier).
Le cas le plus extrême est celui du monopole naturel où le coût moyen de production est décroissant. Ce type de situation est socialement bénéfique mais laisser une seule entreprise fixer son prix n’est pas socialement bénéfique (ex : téléphonie fixe, réseau ferré, station d’épuration). Le monopole de fait est issu d’une situation de monopole juridique temporaire (brevet) ou légal.
Le monopole est confronté seul à l’ensemble des demandes individuelles. La demande qui s’adresse à lui se confond avec la demande totale sur le marché. Le monopole en choisissant son volume de production détermine via la fonction de demande, le prix. S’il produit plus, il vend plus, mais le prix baisse… Pour maximiser son profit, le monopole arbitre donc entre produire plus à un prix moins élevé ou produire moins pour bénéficier d’un prix plus élevé. Il va donc rationner la demande.
Dans l’analyse néo-classique, le monopole est considéré comme inefficace, mais c’est une situation exclusivement statique. Contrairement à la conception schumpeterienne qui raisonne en termes dynamiques et qui met en avant les effets bénéfiques de l’innovation qui permet le passage de la concurrence à un monopole temporaire.
- Le monopole, la concurrence monopolistique et l’innovation : moteurs de la croissance.
2.1 Monopole de rente et monopole de privilège
Les auteurs autrichiens ont bien compris la réalité de vie économique. Ils font la distinction entre le producteur néo-classique de la concurrence pure et parfaite se contentant d’imiter les autres producteurs ayant les mêmes techniques de production, et l’entrepreneur « schumpeterien », innovateur cherchant à se différencier des autres producteurs, soit en ayant un avantage en termes de coûts grâce à des nouveaux procédés de fabrication ou en proposant des nouveaux produits, d’une plus grande qualité et même moins chères.
C’est une solution très pratiquée par les entreprises dans la réalité. En effet, une situation de concurrence pure et parfaite du fait de l’égalisation du prix avec le coût marginal, les profits vont devenir nuls. En situation de monopole, le prix est égal à la recette marginale qui est supérieure au coût marginal, c’est l’élasticité de la demande qui discipline le monopole. Dans une structure d’oligopole à la Cournot, le prix est supérieur au coût marginal mais l’écart est moindre qu’en monopole et diminue avec le nombre de firmes. Dans l’oligopole de Bertrand, le prix est égal au coût marginal : on retrouve l’équilibre de concurrence pure et parfaite même en situation de duopole lorsque les firmes se font concurrence en prix.
L’ensemble des entreprises va essayer de construire un monopole temporaire sur une partie du marché ; c’est la concurrence monopolistique. Cette concurrence monopolistique suppose comme la concurrence pure et parfaite une libre entrée des firmes. Les rentes que vont générer les monopoles du fait de leur effort d’innovation sont appelés des « rentes/profits » alors que les monopoles issus de contraintes imposées aux éventuels producteurs souhaitant entrer dans un marché génèrent des rentes « superprofits » (cartels, ententes qui peuvent avoir un abus de position dominante).
Il y aurait donc un monopole « sain » pour la croissance ; celui des entrepreneurs qui mènent une course à l’innovation et à la différenciation. Ces innovations seront ensuite imitées ou des nouveaux procédés et/ ou produits et services seront introduits par des nouveaux entrants qui évinceront les anciennes innovations et qui seront elles-mêmes évincées… C’est le phénomène de destruction créatrice.
Le « mauvais » monopole est celui issu des contraintes légales ou naturelles caractéristiques des industries de réseau et qui aujourd’hui sont au cœur des politiques de privatisations et de mise en concurrence des unités opérationnelles dans les secteurs de l’énergie et des télécommunications.
2.2 Innovation et croissance
Dans la théorie néo-classique, les producteurs sont supposés posséder la même information sur les techniques de production, sur les niveaux des prix et sur leurs clients. L’information est alors exogène, pour laquelle nous n’avons pas la possibilité de fixer un prix. Or depuis les travaux de R. Coase et la théorie des coûts de transaction, il s’avère que toute activité productive nécessite une recherche d’information ex-ante avant de prendre une décision stratégique ou opérationnelle. Par ailleurs, les activités productives créent des nouvelles connaissances qui sont ensuite capitalisées : ses connaissances et savoir-faire ont une valeur non négligeable.
Cette information tant cruciale est en fait l’innovation : c’est un bien informationnel et un bien non rival, c’est-à-dire qui peut être facilement imitée et assimilée. Il va alors se poser le problème du manque d’incitation à produire de tels biens, d’où l’intervention de l’Etat par l’intermédiaire du financement public. D’autres mécanismes vont se mettre en place comme les mécanismes d’exclusion (propriété intellectuelle) et des mécanismes d’internalisation des externalités.
L’existence de biens publics et d’externalités va inciter l’Etat à favoriser l’environnement dans lequel les innovations vont se faire et donc les politiques économiques menées en faveur de la valorisation de la recherche et les infrastructures favorisant l’investissement en capital humain.
Des modèles explicatifs de la croissance construits dans les années 1980-1990, appelés modèles de croissance endogène permettent de produire un modèle économique du progrès technique permettant de déduire des implications de politique économique. Ces modèles économiques essaient d’expliquer la croissance économique par les rendements croissants et par le rôle de l’investissement dans la création du progrès technique. Les prémices de ces modèles suivent le paradigme do modèle K = a.K. Le premier modèle est celui de R. Lucas (1988) qui reprend le concept de capital humain développé par G. Becker, avec comme conclusion que l’accumulation de savoirs s’accroît indéfiniment.
Pour P. Romer, les connaisances techniques ont une double nature ; elles sont exclusives et appropriables et en même temps non rivales. L’intervention de l’Etat est justifiée par le fait que les entreprises sous-investissent dans la R&D du fait de la non internalisation des externalités. L’intervention de l’Etat va pouvoir ramener la croissance à son niveau potentiel.
Enfin le modèle d’Aghion et Howitt, qui reprend l’idée de croissance schumpeterienne dans laquelle les entreprises font la course à la R&D (brevets) pour dépasser et « détruire » les positions des concurrents. Il met en évidence deux effets inverses : le surinvestissement en R&D et le sous-investissement. Il s’appuie également sur la relation entre le cadre institutionnel et concurrentiel et le comportement stratégique des entreprises.
Les modèles néo-classiques ont construit un cadre théorique de la concurrence pure et parfaite basé sur des conditions difficilement vérifiables dans la réalité. La concurrence est définie comme un état statique où les producteurs d’une branche ont tous le même comportement et produisent le même bien. Ce cadre théorique est valable mais seulement théoriquement. C’est un modèle que les firmes doivent suivre et qui est sensé favoriser les échanges et atteindre un optimum social. Il est surtout utile au législateur et aux instances de protection de la concurrence, lui permettant de savoir s’il y a des abus de position dominante (par rapport aux parts de marché). Mais il ne faut pas confondre pouvoir de marché acquis par des compétences et investissements judicieux et position d’abus. Cette conception occulte la vraie définition de la concurrence, qui s’apparente plus à une course à une rente de monopole temporaire entre concurrents n’ayant pas le même poids, les mêmes informations ni les mêmes technologies. C’est un processus d’évolution incrémentale caractérisant les économies de marché et la dynamique du système capitaliste. La concurrence est alors génératrice d’innovations favorisant l’accumulation du capital matériel et immatériel auto-entretenue, moteur de la croissance économique. Les modèles économiques qui rendent compte de cette accumulation sont beaucoup plus proches des réflexions des économistes pionniers du dix-huitième siècle en termes d’analyse des déterminants de la croissance.
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