Consommation culturelle : art, politique et gros sous
Il est indéniable que le téléchargement illégal crée un manque à gagner pour les majors, et que ceux-ci sont nécessaires pour miser sur les artistes. Mais si les majors n’entrent plus dans leurs frais en ne vendant plus de CD, la musique est-elle menacée de manquer de fonds ? Comme le dit le chanteur Gage sur le site du ministère, « il n’y aura plus personne pour prendre des risques et miser sur nous ».
A l’heure où la commission Olivennes rend son rapport sur la répression des téléchargeurs, revenons sur les cinq dernières années de discussion sur les lois sur le téléchargement. Surtout, parlons du fond : comment se portent les artistes ?
La difficile condamnation
Maintenant, c’est Denis Olivennes, saint patron de la sainte Fnac, qui vient de rendre un rapport. Un homme, choisi par le gouvernement, qui a, pour rappel, écrit "La gratuité, c’est le vol". Loi précédente : Renaud Donnedieu de Vabres - RDdV, comme indique sont site web www.rddv.com - a assuré le 22 février 2006 qu’un particulier ne risque aucune peine de prison pour téléchargement ou mise à disposition d’un contenu protégé. La justice offre une « réponse graduée » à l’internaute, allant du message d’avertissement à des amendes de 38 € par contenu téléchargé, 150 par contenu mis à disposition. Le système aujourd’hui relève toujours de la protection du droit d’auteur : qui écoute, reproduit et diffuse une œuvre sans en avoir payé les droits se voit sanctionné. Méthode de répression « stupide et dépassée », assure Guillaume Champeau, de Ratiatum.com, site référence en journalisme concernant la toile, et usant de « campagnes de sensibilisation choquantes (menaces de poursuites judiciaires dans les collèges et lycées) », selon l’UFC-que choisir.
En effet l’immensité du réseau, la difficulté de suivre des IP (adresses d’ordinateur sur le net), la multiplicité des fichiers et réseaux, l’inventivité sans borne des créateurs de logiciels (voire plus loin), même la situation des internautes (un adolescent américain à qui l’on demande 9 000 dollars pour 600 titres...) rend impossible la traque des contrebandiers de la culture, même d’une minorité.
De même pour leur condamnation : les ressources de téléchargement pair à pair d’internet mélangent œuvres libres et œuvres déposées, et c’est ce qui a évité une amende à un internaute jugé récemment. La question reste posée quant à la valeur de jurisprudence de son cas.
L’opposition réside dans la proposition de la gauche appelée « licence globale », qui par taxes forfaitaires reversées aux artistes (comme celle déjà pratiquée sur les supports de reproduction et baladeurs MP3), autoriserait le téléchargement d’œuvres sur internet. D’autres alternatives sont étudiées. Le Logiciel libre, qui gagne de plus en plus de parts de marché sur plusieurs secteurs (notamment les navigateurs web et gestionnaires de système) tente d’améliorer ses licences Art libre et autres. Bref, il y a des propositions.
RDdV et son orchestre
Le gouvernement semble bien sous la pression des majors, représentés par la SCPP (Société civile des producteurs phonographiques). Dans un reportage de France2 du 13 février 2006, interrogé sur la tension entre élus et majors, le député du Tarn, Bernard Carayon, et l’un des ses collaborateurs expliquent que les enjeux financiers considérables de ce dossier justifient, pour certains, des méthodes contraires à la morale républicaine. Ils sont menacés de voir par exemple leurs subventions pour des festivals retirées.
La Sacem, elle, se voit-elle disparaître ? Elle est en tout cas très active au Palais Bourbon. Clairement contre la licence globale et pour les DRM (système informatique de surveillance des contenus intégrés aux lecteurs de médias) ; bien sûr, le rôle de cette institution se voit, une fois de plus après l’apparition des cassettes audio, ou du CD-Rom, remis en question, cette fois serait peut-être la dernière... La Sacem a toutefois un argument de poids contre la licence globale : l’impossibilité de répertorier les œuvres téléchargées interdit la juste rémunération des auteurs.
Mais pourtant, ne peut-on pas imaginer qu’en appliquant la licence globale, les serveurs et autres moyens de téléchargement pourront être centralisés, institutionnalisés (les réseaux illégaux étant devenus inutiles), et donc les musiques téléchargées pourront à juste titre rémunérer leurs auteurs ? Et le peu qui passera à côté de ces serveurs (comme la distribution de copies entre particuliers) sera négligeable comparé à toutes les solutions pirates qui se créeront par reverse engineering et permettront tout de même copies et diffusion.
La communauté des artistes est-elle en crise ?
Le Dadvsi s’inscrit dans un effort de survivance des majors. En effet, comme l’indique Eric-Marie Gabalda, de www.musique-libre.org, et de nombreuses études (la plus éloquente ayant été réalisée par le Pr Boorstin de l’université de Princeton, 2004 [1]), montrent que « l’impact du peer-to-peer sur l’industrie du disque est minime ; d’autant que la communauté mondiale des artistes, elle, se porte bien, il suffit de voir l’année 2004 qui vit aux Etats-Unis comme en Europe la plus forte fréquentation de concerts ». Et Edouard Barreiro, de l’université de Nice-Sophia Antipolis et du laboratoire Gredec/CNRS de le confimer : « les maisons de disque font l’erreur de considérer la musique comme un produit alors que [pour eux] c’est un support, le compact disque. Le monde de la musique ne souffre d’aucune crise, les salles de concert se remplissent et, associée à d’autres supports (DVD, sonneries de portable, etc.), la musique continue de se vendre [...] c’est la technologie CD [qui] semble plus chancelante ». Une étude de la Fnac sur les ventes de 2003 conclut que l’impact du peer-to-peer sur la baisse des ventes est « très limité », mais que cette baisse « doit être imputée à quatre autres facteurs, la fin de l’équipement CD [...], la déstructuration du marché liée à une gestion des prix [...], une baisse des investissements marketing [...] et une concurrence accrue des DVD, livres, jeux vidéo... ».
D’autant que « l’industrie du disque constitue aujourd’hui un oligopole où règne peu de concurrence. Le prix du CD ne provient pas d’une confrontation de l’offre et de la demande sur un marché en libre concurrence. Les maisons de disques fixent de manière arbitraire le prix en fonction d’un objectif de marge. Dans cette perspective, le prix du CD ne reflète en aucun cas la demande des consommateurs (ce qu’ils sont prêts à payer pour ce type de produit) », toujours selon Edouard Barreiro qui, dans cette étude, affirme que l’industrie du disque se laisse aujourd’hui dépasser par celles « liées au téléchargement comme les lecteurs MP3 et autres iPod, offrent les mêmes services à des coûts équivalents ou plus faibles, tout en autorisant davantage de souplesse dans le mode de consommation. Le téléchargement de fichiers n’est donc pas forcément synonyme de piratage. Selon le rapport 2005 de l’IFPI, en un an les sites légaux de téléchargement ont quadruplé pour atteindre le nombre de 230 et les consommateurs seraient de plus en plus favorables au péage en ligne ».
Patrick Zelnik, qui dirige Naïve et l’Upfi (Union des producteurs français indépendants) n’a pas vu son chiffre d’affaires baisser ; il est même en nette augmentation. « La véritable cause de la crise n’est pas la piraterie. La piraterie est à la fois une cause et une conséquence. C’est une cause parce que c’est une concurrence déloyale et illégale, c’est une conséquence parce que, si les jeunes se tournent vers la consommation gratuite de musique, c’est qu’ils ont une frustration par rapport à l’offre "légitime". Mais il faut surtout accuser la concentration, qui a pour effet immédiat l’appauvrissement de l’offre et la banalisation du produit. La standardisation du disque, l’application de techniques marketing de grande consommation uniformes ont fait du disque un produit industriel plus que culturel ». Patrick Zelnik a quitté Virgin pour cause de désaccord avec la politique mondiale adoptée.
Une autre étude, du Pr japonais Tatsuo Tanaka, va même jusqu’à affirmer que « le peer-to-peer est bénéfique pour la vente de disques, notamment en ce que l’utilisation de ces réseaux aide à la promotion de la musique ».
Les gros sous du mécénat
Les majors sont aussi menacés par l’auto-production, qui a atteint, grâce aux moyens techniques actuels, une qualité sonore largement suffisante pour la diffusion. Le DRM, qui implique que les lecteurs de MP3 sont surveillés par les majors, est une menace pour ces artistes auto-produits ; comme le projet de loi originel du député UMP Alain Suguenot qui visait « l’instauration d’une gestion collective obligatoire » (ce qui aurait fait l’objet d’un nouvel article du CPI, 351-1 CPI), et qui mettait ainsi fin à l’autoproduction. Le DRM a aussi, souligne E-M Gabalda, des extensions biométriques, ce qui, ne cessent de rappeler des associations de défense telle la Cnil, constitue un menace de nos libertés.
La Fnac a titré en couverture du numéro 19 de son hebdomadaire Epok « la musique gratuite tue » (doit-on rappeler leur étude citée plus haut). Djouls.com, référence indépendante en matière de découverte d’artistes et labels émergeants, répond à la Fnac [2], ce fameux mécène : « on compte une bonne bande de labels et de distributeurs qui n’existent plus aujourd’hui, suite au coup de grâce que leur a donné la Fnac. Celle-ci se gargarise de représenter une diversité culturelle alors que les indépendants ne servent qu’à décorer ses espaces physiques et virtuels, qu’elle revend en espaces publicitaires aux grosses compagnies. Au bout de trois mois, plutôt que de régler ses factures, la Fnac préfère renvoyer en retour leurs produits aux indépendants. Et hop ni vu ni connu que je t’embrouille. L’indépendant décore la Fnac, la Fnac vend son espace décoré, puis renvoie ses produits à l’indé qui met la clé sous la porte. On a pu assister de nombreuses fois à ce schéma en France ces dernières années ». Pas toute blanche, la Fnac, qui « s’est toujours engagée dans la défense de l’accès de tous à toutes les cultures », dixit tous ses communiqués de presse.
L’aberration démocratique de www.lestelechargements.com
Tout ce beau monde, pour et contre, était invité par le ministre de la Culture à débattre sur un site créé à cette occasion, www.lestelechargements.com, au moment du vote de la loi Dadvsi. Et c’est ici que l’on vit le mieux l’orientation du gouvernement, et son expertise de la toile.
Le site a été créé par Publicis Net (l’appel d’offres dut être une vraie bataille, n’en doutons point), qui serait pour l’occasion taxé d’escroquerie par tout connaisseur de web-design : 180 000 € (payés par le contribuable) ont été nécessaires pour créer un site... qui exploite une plate-forme libre, DotClear. Il est en « .com », or cette extension est censée être réservée, comme sa sonorité l’indique, aux sites de commerce ou de communication. Publicis ne semble pas connaître le « .org », dédié aux travaux communautaires, tel un débat républicain par exemple.
Débat républicain d’ailleurs bafoué ; Guillaume Champeau, pourtant intervenant en vidéo sur le site, regrettait que tous les commentaires soient bloqués afin d’éviter « toute contestation qui pourrait nuire à leur image ». Guillaume Champeau, d’ailleurs, est seul « pour la licence globale ».
Un artiste par jour était invité à parler du droit d’auteur. Marc Lavoine et Gerald de Palmas sont sous le label Universal, Malik et Wallen sont chez Atmosphériques. Ah oui, Atmosphériques, qui a été acheté par Universal... Pour et contre, ou plutôt « pour et pour » la loi Dadvsi, sont ces artistes. Bien sûr ils n’iront pas contredire les intérêts de leur major, et cela se ressent lorsqu’ils disent qu’ils « n’existeraient plus », même s’ils prônent tous un « juste milieu ». Mais pour trouver un juste milieu, encore faudrait-il que tous les extrêmes soient représentés... Jean-Jacques Annaud, qui défend aussi sa « possibilité de faire des films », est produit par Pathé, qui a fusionné avec Vivendi (qui possède Universal) en 1999.
Tant que nous y sommes, Universal est très proche de Publicis, comme l’explique Marie Bénilde dans Le Courrier International de juin 2004 : « La boulimie de M. Messier, [...] a souvent obtenu l’appui amical du patron de Publicis. Il fallut même l’intervention personnelle de Mme Elisabeth Badinter, présidente du conseil de surveillance du groupe, pour empêcher au printemps 2002 le président du directoire de conforter la stratégie de M. Messier en entrant au conseil d’administration de Vivendi Universal quelques semaines avant l’éviction de son PDG ». La soirée d’ouverture du site fut d’ailleurs organisée au Palais de Tokyo dont Maurice Lévy, PDG de Publicis, est président de l’association. Le gouvernement, avec son site, a prouvé une fois pour toutes que sa loi est dirigé vers les majors, et non vers les auditeurs. Le client n’a plus « toujours raison ».
Les majors « veulent faire d’un bien non rival (dont la consommation est illimitée) un bien rival, épuisable », selon E-M Gabalda. Leur action d’autodéfense, qui semble légitime sur le point de vue de la protection des artistes, en plus d’utiliser des moyens aberrants (tel le fameux site de RDdV ou le DRM), ne vise, quand on observe l’économie de la culture musicale, le nombre d’artistes émergeants, leur variété, le nombre de festivals et concerts, que leur survie. Mais cette survie, à l’heure d’internet, de l’autoproduction, du partage instantané des oeuvres et du savoir, est-elle bien nécessaire ? La production de disques (et non d’artistes) conventionnelle, qui puise ses fonds dans la vente de disques, est-elle encore nécessaire ? N’oublions pas de plus que le combat des majors s’inscrit dans un autre, plus global, sur la possession du savoir à dupliquer à volonté, et avec lui la question des monopoles, de la libéralisation du commerce...
Gregory Kapustin.
12 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON