« Course contre la faim » : ou comment faire une bouchée de la neutralité scolaire sous couvert d’action humanitaire
La neutralité du service public de l’éducation, qui s’en soucie ? Elle est de plus en plus mise à mal par d’astucieux stratagèmes avec la complicité des personnels de direction sans que, sauf exception, les professeurs eux-mêmes s’en offusquent. Il faut, en effet, une exception pour qu’on en ait connaissance, comme au collège Félix-Buhot de Valognes dans la Manche.
Un professeur, M. Jean-Pierre Ponthus, s’est ému d’apprendre que le conseil d’administration de son établissement avait, le 20 novembre 2008, « autorisé la participation des élèves volontaires à la « Course contre la faim » du 15 mai 2009 » et confirmé cette décision le 3 mars 2009.
« Une course contre la faim » pour collecter des fonds
À première vue, qu’est-ce qui peut bien indisposer un professeur quand son collège s’investit dans une action humanitaire aussi généreuse que la lutte contre la faim, sauf à avoir un cœur de pierre ? C’est la force de ces entreprises prétendument philanthropiques que de masquer parfois leur affairisme sous les oripeaux du « leurre d’appel humanitaire » si facilement confondu avec l’authentique appel humanitaire auquel nul ne saurait rester insensible sans nier sa propre humanité. Sous le prétexte consensuel d’éduquer les élèves à la solidarité, l’École est un terrain de choix pour le leurre d’appel humanitaire, d’autant qu’elle se garde bien d’en analyser la perversité dans ses programmes : on se souvient encore, par exemple, de l’ignoble campagne « Riz pour la Somalie » du 20 octobre 1992, organisée par MM. Lang et Kouchner, alors respectivement ministre de l’Éducation nationale et ministre de la santé et à l’action humanitaire (1)
Cette fois-ci, c’est une ONG, « Action contre la faim », qui s’est introduite au collège Félix-Buhot pour collecter des fonds à l’aide d’une idée ingénieuse. Le principal lui a donné tout loisir de venir, pendant les heures de cours, vanter auprès des élèves une manifestation de son cru : il s’agissait de les inciter à participer à « une course contre la faim ». Quoi de plus admirable ? Mais qu’est-ce à dire ? Dans une brochure nommée « Passeport » qui leur a été distribuée, avec encart publicitaire de remerciement au Crédit Agricole à la philanthropie bien connue, qui l’a financé, il est demandé à l’élève de se trouver des « sponsors » qui acceptent de lui verser des sommes d’argent - 1, 2, 3 Euros ou plus - par kilomètre qu’il s’efforcera de parcourir. Une fiche doit recenser le nom des « sponsors » avec les références des chèques versés. Les professeurs sont mis à contribution pour servir d’intermédiaire, collecter les chèques et les remettre à « Action contre la faim ». La course aura lieu vendredi prochain, 15 mai 2009, en matinée.
Un agrément ministériel faussement allégué
Qu’est-ce qu’un professeur peut donc bien trouver à reprocher à une initiative aussi noble ? D’abord, Jean-Pierre Ponthus a découvert que cette association « Action contre la faim » n’était nullement agréée par le Ministère de l’Éducation nationale, contrairement à ce qu’elle affirmait. En réponse à sa demande, le ministère a clairement précisé par lettre, le 14 janvier 2009, que « l’opération « La course contre la faim » (n’était) pas mise en œuvre avec le soutien de l’Éducation nationale et que « Action contre la faim » (n’était) pas agréée au titre d’association éducative complémentaire de l’enseignement public ».
L’association a donc trompé son monde en présentant son action, sur chaque coupon à remettre aux "sponsors", comme « un projet éducatif et pédagogique retenu par le Ministère de la Jeunesse, de l’Éducation nationale et de la Recherche parmi les initiatives susceptibles de répondre au désir d’engagement des jeunes ».
L’appellation ancienne du ministère dont use l’association, laisse d’ailleurs à penser qu’elle a pu avoir cet agrément par le passé. Mais il est clair, selon la réponse ministérielle, qu’elle ne l’a plus aujourd’hui ! Pour quelle raison ? On l’ignore.
Les conséquences réglementaires et juridiques qui s’ensuivent
Dès lors, il en découle une série de conséquences réglementaires. La première est qu’une telle association ne peut venir s’immiscer dans le temps scolaire obligatoire, ni par des séances dites de « sensibilisation à la faim dans le monde », ni en obtenant que les élèves manquent à leur obligation d’assiduité scolaire, vendredi 15 mai, jour de la course. La seconde est que les professeurs du service public ne peuvent être détournés de leur fonction et mobilisés pour recueillir les fonds gagnés par les élèves et les remettre à une association privée qui en retient 20 % pour son fonctionnement personnel.
Viennent, en outre, s’ajouter d’autres violations d’ordre juridique. Ainsi le fameux « Passeport » ne mentionne-t-il à aucun moment que soit requise l’autorisation parentale pour ce qui apparaît, explique J.-P. Ponthus, comme un double contrat - défini par l’article 1101 du Code Civil - , fût-il innommé - car non prévu par la loi sous une dénomination propre (article 1107 du Code civil) - mais néanmoins synallagmatique - car contenant un engagement réciproque des parties (article 1102) entre, d’une part, l’élève et ses « sponsors » et, d’autre part, l’élève et « Action contre la faim » - à titre onéreux - car assujetissant les parties à faire ou donner quelque chose (article 1106) - et « réel » - car sa validité suppose, outre l’accord des volontés, la remise d’une chose (res, en latin), soit, ici, une somme d’un montant illimité. Or, que l’on sache, tous les élèves du collège sont des mineurs qui ne peuvent donc contracter par eux-mêmes. La nullité de ces contrats est donc évidente.
De même, on peut s’interroger sur la divulgation d’informations confidentielles sur la fiche réservée aux « sponsors » qui s’engagent à verser des euros par kilomètre parcouru : les références des chèques doivent y être mentionnées avec les domiciliations bancaires. Puisque sur la fiche peuvent s’inscrire une dizaine de sponsors possibles, ces informations confidentielles risquent d’être ainsi divulguées contrairement à la loi.
Des éducateurs à la citoyenneté en dessous de tout
Surtout, cette pseudo-éducation à la citoyenneté prend toute sa saveur quand on lit dans La Presse de la Manche et Ouest-France du 11 juin 2008 qu’au collège Félix-Buhot, « environ 25 % de la nourriture est jetée après le repas du midi » ! On reste sans voix devant pareils éducateurs qui abusent à ce point leurs élèves, en ne sachant pas commencer leur éducation par le commencement !
Mais le clou du spectacle est la réaction des autorités hiérarchiques aux initiatives de Jean-Pierre Ponthus. Devant le mur d’incompréhension auquel il s’est heurté, - le respect de la laïcité et de la neutralité est aujourd’hui devenu le cadet de leurs soucis ! - celui-ci s’est alors d’abord permis d’informer les parents de ses élèves : sur le carnet de correspondance, il a fait écrire que « « Action contre la faim » (n’avait) absolument pas le soutien de l’Éducation nationale, (que c’était) donc de façon abusive qu’elle (cherchait) à s’imposer dans les collèges publics, qu’elle y (faisait) sa publicité et qu’elle (demandait) même à l’administration de mettre à sa disposition des enseignants, du temps scolaire et surtout des élèves pour lui rapporter de l’argent dont 20 % (servaient) à son propre budget de fonctionnement (…) ».
Puis, le 6 avril 2009, il a saisi le Tribunal administratif de Caen pour obtenir l’annulation comme illégale de l’autorisation donnée, le 3 mars 2009, par le conseil d’administration aux élèves volontaires de participer à cette course contre la faim pendant le temps scolaire.
Outré, le chef d’établissement s’est empressé, dès le 4 mars, de faire son rapport au recteur pour demander « un rappel aux obligations professionnelles » (sic) ! Et le 31 mars, le recteur d’académie de Caen, plus vrai que nature, a décrété dans une lettre à Jean-Pierre-Ponthus que « ces faits (constituaient) une faute professionnelle inacceptable ». « (Il lui demandait) donc de faire preuve de plus de discernement et de loyauté envers (son) institution » (resic) !
Or, qui, dans cette affaire, manque de discernement et de loyauté envers l’institution ? Ce professeur à qui une circulaire n° 97123 du 23 mai 1997 demande d’être « attentif à l’éducation à la citoyenneté » et, en cas d’action de partenariat, d’être « capable d’identifier les apports spécifiques de ces partenaires » ? Ou ces hiérarques qui violent impunément les principes de laïcité et de neutralité de l’École publique en faisant, pendant le temps scolaire, des élèves dont ils ont la responsabilité, les agents publicitaires et les collecteurs de fonds d’une association privée qui s’est prévalu d’un agrément ministériel qu’elle n’avait pas ? Paul Villach
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