Course de lenteur au Moyen-Orient : des diplomaties borgnes (1/2)
Une enième trêve entre Turquie et Russie, le 5 mars 2020. De nouveaux réfugiés qui fuient les combats.
Une avancée de quelques dizaines de kilomètres des troupes gouvernementales dans la région d’Idleb. Le président turc qui lance illico des réfugiés « syriens » (parfois venus d’Afghanistan) à l’assaut de la frontière grecque… avant d’interrompre le flux une semaine après.
Et les diplomaties des uns et des autres qui paraissent comme obstinées dans des combats d’arrière-garde.
Avec une subtilité de pachyderme, la diplomatie russe crie évidemment à la « victoire historique ». Ce ne sera jamais que la 5e ou 6e depuis 2015, après Alep, la Ghouta, le processus mort-né d’Astana, etc...
Il s’agit encore une fois de s’envoyer des fleurs, et de marteler que les Occidentaux ont, tout seuls, grâce à leur influence présumée diabolique, provoqué l’implosion de la Syrie en 2011. On n’est jamais si bien servi que par soi-même. Et il est important de faire oublier que l’intervention militaire russe à l’appui du gouvernement syrien s’est faite en septembre 2014. Soit plus de 3 ans après le début de l’implosion du pays et, coïncidence, la même année que la reprise de la Crimée et les graves troubles en Ukraine :
la crise syrienne a essentiellement été utilisée comme faire-valoir par la Russie, pour se réaffirmer sur la scène internationale, en même temps que porter secours à un allié historique en méditerranée. Loin des analyses énamourées des poutiniens, la Russie (comme tout le monde) défend ses intérêts et ses alliés, sans être particulièrement altruiste. Si l’évidence était différente, il n’y aurait nul besoin de le marteler.
On en arrive donc à une situation surréaliste : le seul pays qui s’est imposé comme interlocuteur de tous les protagonistes, la Russie, ne propose officiellement rien de plus qu’une résolution purement militaire du conflit. Que ce soit, temporairement, par un partage du pays en « zones d’influences » parrainées par les uns et les autres, ou, à terme, par la défaite des rebelles. Aucune solution politique, syrienne et régionale, n’est évoquée. Faisant implicitement sienne l’analyse de Assad, la Russie considère que la rébellion née en 2011 n’est qu’une importation pernicieuse dans un pays supposé nager dans le bonheur et la concorde nationale. La « dissidence » se met d’elle-même en dehors d’une communauté nationale unanime et parfaite. Elle est obligatoirement à la solde de l’étranger, qu’il soit israélien, américain, séoudien ou autre. Pour le dire plus simplement, comme à Cuba dans les années 80, « s’ils ne sont pas contents [de mon gouvernement], qu’ils s’en aillent ».
Les vieux réflexes soviétiques réapparaissent bizarrement plus de 30 ans après la fin de l’URSS, et les poutiniens trouvent ça formidable. Tant mieux pour eux.
Chez les Européens, et singulièrement les Français, on n’est évidemment pas très à l’aise. Passé le 1er moment de stupéfaction, la diplomatie française, soucieuse de reprendre en marche le train des révolutions arabes s’est prononcée avec constance et régularité pour le départ d’Assad, que ce soit sous Sarkozy ou sous Hollande. Cheval léger du « changement de régime », la France de Hollande s’est ainsi retrouvée seule à demander l’intervention de la cavalerie aérienne, en septembre 2013. Mais Obama, échaudé par le précédent irakien, fit volte-face et décida un repli prudent.
Malgré la vague terroriste de 2015-2016, Hollande ne dévia jamais de ce mot d’ordre, ou plutôt inventa un « ni-ni » (« ni Assad, ni Daesch ») qui ne correspondait...à rien. Il fallu un changement de président en 2017 pour que le sujet ne soit plus à l’ordre du jour. Encore le dégel vers une position plus réaliste n’est-il pas complet.
Lorsque la Russie fait la guerre à la rébellion, à Idleb, à Alep ou à Damas, les Européens bottent en touche et font dans l’humanitaire : la guerre, ça tue, et c’est très mal.
Mais alors… que faudrait-il faire ? Surtout ne rien toucher et laisser la Syrie coupée en 3, 4, 5 ou 6 « émirats » fondamentalistes ?
Il en fut de même en cet automne 2019, lorsque la France demanda à cors et à cris le maintien de la tutelle américaine sur la « zone autonome arabo-kurde » de l’Est syrien, fruit de la résistance des milices kurdes à Daesh et de l’appui militaire occidental.
Au delà de la forme, brutale, du désengagement américain, c’est évidemment Trump qui avait raison au fond :
Daesh disparu, pourquoi des forces militaires étrangères devraient être utilisées comme moyen de soutenir une demande d’autonomie régionale face au pouvoir central ? L’avenir de l’Est syrien est plus sûrement avec le reste de la Syrie (quelle que soit la forme que cela prendra), que dans une crypto-indépendance sous protection étrangère, qui ne sera acceptée par personne, et évidemment pas par la Turquie.
Le « ni-ni », pour être efficace, ne peut se baser sur un idéal inexistant (ou embryonnaire) dans la réalité. Il est vrai que la continuité de la politique française est aussi celle des hommes, puisque Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense sous François Hollande, est actuellement aux Affaires étrangères.
La Turquie d’Erdogan trace aussi sa propre route, et on ne voit pas bien en quoi elle contribue à résoudre la situation.
Alliée traditionnelle de l’OTAN, elle s’en est brutalement émancipée, sous le prétexte d’une complicité américaine hypothétique dans le putsch raté de juillet 2016. Déjà bien rafraîchies avec Obama, les relations avec Trump oscillent entre le glacial et le polaire. Le nouveau sultan entend surtout jouer sa propre partition, entre Russie et USA, et devenir le leader du monde arabo-musulman après les printemps arabes de 2011. Au panturquisme et à la lutte contre le séparatisme kurde, des constantes de la politique turque, s’ajoute des velléités de panislamisme (sunnite).
Soutien de la première heure de l’opposition armée à Assad, Erdogan épaule toujours des milices islamistes qui n’ont désormais aucun avenir : si « l’accord d’Astana » semblait de fait prendre acte de la partition du pays en reconnaissant 4 « zones de désescalade » tenus par les milices dans l’Ouest, la suite a montré qu’il n’en était rien.
Évacuées de la Ghouta de Damas (avril 2018), puis de Deraa (juin – août 2018), vers Idleb, à l’issue d’autres « accords » turco-russes, les milices protégées par la Turquie font face à l’avance de l’armée gouvernementale dans cet ultime réduit. Et après ? On les enverra en Libye ? C’est ce qu’a proposé sans rire Erdogan.
Demeure aussi la question des autres gages territoriaux pris par l’armée turque et ses supplétifs en Syrie, d’abord sur Daesh dans la haute vallée de l’Euphrate en août 2016 (Bouclier de l’Euphrate), puis sur les milices kurdes en janvier-février 2018 (Afrin) et en octobre 2019.
Toujours sans rire, il s’agit officiellement de « relocaliser » le long de la frontière turque les « bons réfugiés » (de préférence arabes sunnites) provenant d’autres régions syrienne, au détriment des « mauvais » kurdes. Un délire pur qui rappelle les funestes déportations d’un autre temps, aussi inacceptable qu’improbable. Qu’importe l’absurdité et l’irréalisme de la proposition, elle ne dépare pas dans une ambiance aussi surréaliste.
Sans développer les implications de tous les (nombreux) autres protagonistes (pays du Golfe, Iran, Hezbollah, Israël…), on peut terminer en rappelant que la crise syrienne se greffe aussi sur la question plus générale de la place de l’Iran, soutien du monde chiite, dans la région.
Là où Obama menait une politique plus médiatrice, quitte à mécontenter tout le monde1, Trump a changé de paradigme et a fait des USA le paratonnerre des pays les plus anti iraniens, Arabie Séoudite et Israël.
Il n’est officiellement aucunement question de provoquer, les armes à la main, la chute de la théocratie iranienne comme les néo-conserateurs, mais, nuance, d’utiliser un blocus économique pour faire chuter les mollahs et « faire fleurir la démocratie à Téhéran ». Croit-on sérieusement à cette hypothèse, quand on voit les issues désastreuses des précédents irakiens et libyens ? Là encore, la question n’est pas vraiment posée.
Loin d’inventer des solutions, les diplomaties semblent concentrés sur des objectifs à très courte vue (gagner la guerre), sectaires (défendre mes alliés et mon clan) voire franchement fumeux.
Et comment s’étonner que la résolution du conflit apparaissent inaccessible, presque 10 après, si les enjeux ne sont même pas posés ouvertement, comme autant de non dits qui empoisonnent (encore plus) l’atmosphère ?
(à suivre)
1 l'accord sur le nucléaire iranien, qui levait les sanctions économiques en échange de l’arrêt du programme nucléaire, fut combattu par les conservateurs iraniens, qui tiennent la réalité du pouvoir, et suscita le vif mécontentement d’Israël et de l’Arabie séoudite.
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