COVID 1984 : une dystopie sanitaire
La folie collective qui s’est emparée du monde en cette année 2020 cessera sans doute un jour, mais on ne cessera jamais de dire que les chefs d’œuvre sont éternels. Le roman 1984 de George Orwell, publié en 1949, est depuis longtemps un classique de la littérature mondiale. Il doit désormais rejoindre le panthéon des indispensables, de ces livres qu’il faut avoir lus une fois dans notre vie pour comprendre une bonne fois pour toutes que l’humanité ne sera jamais vaccinée contre sa propre bêtise et l’irrésistible penchant qui la pousse, à intervalles réguliers, à emprunter le pire des chemins possibles.
On parle beaucoup, depuis quelques mois, de monde orwellien. Pour ceux qui n’ont pas lu 1984 ou pour qui le titre et l’auteur n’évoquent qu’une critique lointaine et poussiéreuse des totalitarismes du 20ème siècle, le temps est venu de passer commande et de dévorer dans les transports publics - masqué comme il se doit - les 350 pages de ce roman dont les fulgurances anticipatrices ont trouvé dans l’époque actuelle une justification par l’Histoire sans équivalent dans le monde de la littérature dystopique. Tout, ou presque, dans l’épisode que nous vivons, fait caisse de résonnance au récit de George Orwell.
Quatrième de couverture
Le contexte du roman, tout le monde en a une vague idée. A elle seule, la quatrième de couverture suffirait à susciter l’intérêt du troll de librairie qui, ayant réajusté son masque, s’étant désinfecté les mains et ayant jeté un regard circulaire autour de lui pour vérifier que la distanciation sociale était bien respectée, tomberait sur ce résumé : ‘Dans un Londres futuriste, où s'est instauré un régime de type totalitaire suite à une série de guerres meurtrières, la liberté d'expression n’existe plus. Toutes les pensées sont minutieusement surveillées, et d’immenses affiches sont placardées dans les rues, indiquant à tous que « Big Brother vous regarde ». Winston Smith, le protagoniste, tente de survivre comme il peut dans ce monde oppressant fait de méfiance, de délations et de soumission à l’orthodoxie, tout en préservant le peu qui lui reste de sa liberté de pensée et de son humanité…’
Au vu du climat actuel, pour peu qu’il soit paranoïaque en plus d’être hypocondriaque, un frisson pourrait prendre notre troll à l’idée qu’en se risquant à feuilleter ce livre, il provoquera la suspicion de la libraire. Serait-ce un livre complotiste ? Négationniste ? Ségrégationniste ? La-terre-est-platiste ? Oserait-on avoir écrit, en ces temps de pandémie virale, une parodie de la crise du Covid 19 sournoisement déguisée en fable futuriste ? Qu’il se rassure, le brave homme, il ne sera pas fiché S. La libraire, toute heureuse de voir revenir enfin un dixième de sa clientèle, lui enjoindra simplement, si possible, de payer avec le sans contact, la nouvelle norme sanitaire du moment et très probablement des siècles à venir.
La guerre, c’est la paix
Dans 1984, le monde post-nucléaire et post-révolutionnaire a été partagé en trois zones autonomes et rivales : l’Océanie (où vit Winston), l’Estasie et de l’Eurasie. Quand elle n’est pas en conflit avec l’Eurasie, l’Océanie se retourne contre l’Eurasie, maintenant un état de guerre permanent aux frontières où des « forteresses flottantes » multiplient les escarmouches. Tout au long du roman, des roquettes s’abattent sur Londres de temps à autre, mais sans que les bombardements ni les batailles ne causent de carnage à grande échelle.
L’état de guerre permanent, qui fait peu de morts, est moins un outil de contrôle démographique que de gestion de la surproduction et de contrôle des esprits. Il justifie, au nom de l’effort collectif, une privation des libertés et un rationnement des denrées de base qui, sans le spectre de la défaite, risquerait d’attiser la révolte dans la population et donc de compromettre la paix civile que le Parti (l’organe de Big Brother) s’efforce de faire régner. « La guerre, c’est la paix » est l’un des trois piliers de la rhétorique du Parti. Il s’agit donc d’une guerre sans début et sans fin et qu’il faut justement faire durer le plus longtemps possible. La propagande du Parti, à cette fin, répand régulièrement dans la population des rumeurs et des « nouvelles du front » absolument invérifiables car il se pourrait bien, au final, qu’il n’y ait pas de guerre du tout ou même qu’il n’y en ait jamais eu.
La guerre au Covid-19 offre, dans sa version française, quelques analogies notables. Une fois le pic sanitaire passé autour de la mi-avril, la lente mais régulière décrue des décès et des hospitalisations s’est accompagnée jusqu’à aujourd’hui d’un matraquage en règle de slogans hygiénistes et d’exhortations à la prudence, suivies depuis la mi-juillet d’une cascade de mesures restrictives et liberticides culminant (en attendant la suite) avec l’obligation du port du masque à l’extérieur pour tout le monde. A grand renfort de novlangue sanitaire (« respect des gestes barrières », « distanciation sociale », « taux d’incidence », « R0 », « cas asymptomatiques », « clusters »…), la menace d’une nouvelle mise en quarantaine pèse aujourd’hui plus que jamais sur une population servile et apeurée et qui jamais, ô grand jamais, ne voudra connaître à nouveau les affres du reconfinement.
Si, dans 1984, le Parti contrôle le présent en falsifiant l’histoire (un service du Ministère de la Vérité est chargé de réécrire des articles de presse et d’effacer des archives les personnes et les évènements qui ne cadrent plus avec sa doctrine), l’Etat LREM contrôle le présent en jouant sur un avenir sanitaire incertain, essentiel à ses desseins. En perpétuant l’état de guerre, sans donner d’objectifs clairs ni de conditions précises pour un retour à la normale, l’Etat LREM se pose comme seul détenteur des clés de la vie future. La menace de la deuxième vague, extensible à l’infini, allonge le temps présent en rendant impossible toute projection à court et moyen terme. Dans ce couloir de la mort dont il ne voit pas le bout, les bons citoyens n’ont d’autre choix que de s’en remettre à la lumière de la bougie tenue par leurs geôliers. Le dragon dort, certes, nous disent-ils, mais qui peut dire quand il se réveillera ? En attendant, marchez sur la pointe des pieds, mettez vos masques et fermez-la.
La liberté, c’est la servitude
Afin de faire régner l’ordre et surtout l’orthodoxie, le Big Brother de 1984 dispose des fameux télécrans installés partout dans les rues et les bâtiments, d’un vaste réseau d’espions renseignant les agents de la Mentopolice, des salles de torture dans les sous-sols du Ministère de l’Amour et de la propagande véhiculée par le Ministère de la Vérité. Pour maintenir sous tension la population, faire oublier son incompétence crasse sur d’autres dossiers et retarder au maximum un possible soulèvement, l’Etat macronien, lui, dispose de trois cartes dans son jeu. Celle de l’intimidation policière (la fameuse amende à 135€), de la menace sanitaire (« le virus circule toujours ») et du terrorisme intellectuel (« mettre son masque vous protège et protège les autres »). Mais son meilleur atout, son atout maître, reste de très loin la propagande médiatique, essentielle au story-telling auquel est sommé d’adhérer la population.
Véritables rebatteuses de cartes et détentrices du savoir agréé, les milices de l’information (JDD, France Inter, France 2, France Inter, RTL, Europe 1, RMC, BFM, LCI, Le Monde, Libération…) alimentées par l’AFP veillent à ce que la désinformation en matière sanitaire n’émane que de leurs officines. C’est ainsi que depuis début mai, malgré l’arrivée des vacances et pour que les déconfinés comprennent bien qu’il s’agissait d’une libération conditionnelle et d’une liberté surveillée, le mot d’ordre qui circule dans les rédactions est celui d’un retour probable en juillet, en août, à la rentrée, à l’automne, à l’hiver, en 2021, en 2052 ou dans une autre vie, de la vague scélérate qui engorgea nos hôpitaux et mit le pays à genoux.
La « surveillance des indicateurs » comme outil de contrôle et guide des choix sanitaires, voilà le tableau de bord caché des pilotes d’Air Covid qui, seuls, sont habilités à transcrire les données et délivrer les nouveaux plans de vol aux 65 millions de passagers collés à leur télécran. Stratégie gagnante à condition de savoir sur quel bouton appuyer, le tout étant de sortir du chapeau, en fonction des besoins, les indicateurs qui arrangent le pouvoir et servent sa narration. La dernière trouvaille, en la matière, fut de tester massivement la population jeune et sans symptôme histoire de faire remonter la courbe des cas positifs et, avec un peu de chance, le taux de positivité parmi la population testée, ce qui finit par arriver. Une hausse des hospitalisations sur trois jours consécutifs, relayée servilement par tous les grands médias, aura suffi, juste avant la rentrée, à enfoncer le clou et faire renaître le doute dans les esprits. Et si l’épidémie repartait ? Et si le masque nous permettait, comme ils disent, de rester libre et de pouvoir nous promener dans les parcs ? Et si c’est vraiment nous qui par nos gestes barrières qu’on pourrait jouer au yoyo avec le virus jusqu’à le zigouiller mais pas trop tôt quand même parce qu’on voudrait bien un vaccin ?
Non pas, dans 1984 comme dans le monde d’aujourd’hui, que tout le monde soit dupe de la comédie. Dans le roman d’Orwell, Winston finit par rencontrer une jeune femme, Julia, qui comme lui déteste le Parti et se rend bien compte des mensonges grossiers qui tiennent lieu de vérité et régentent leurs vies du matin au soir. Mais sa lucidité ne l’entraîne pas ipso facto dans la résistance, et aucun esprit de révolte ne l’anime en dehors de quelques transgressions (comme son aventure avec Winston) jugées vitales pour son bonheur personnel :
‘ Elle déteste le Parti et le dit dans les termes les plus crus mais elle n’en propose aucune critique de fond. Sauf lorsqu’elle y voit une incidence sur sa vie privée, elle ne s’intéresse aucunement à sa doctrine. Toute forme de révolte organisée contre le Parti lui paraît vouée à l’échec et donc inepte. Quand on est malin, on transgresse en s’arrangeant pour ne pas en mourir. (…) Les ramifications de la doctrine du Parti la laissent parfaitement indifférente. Chaque fois qu’il parle des principes du Sociang, du double penser, de la plasticité du passé, du déni de la réalité, elle a tendance à sombrer dans l’ennui et la confusion mentale, en lui disant qu’elle ne s’est jamais intéressée à ce genre de choses. On sait très bien que c’est du pipeau, alors pourquoi s’en faire ? ’
Cette apparente mollesse de caractère, cette indifférence à l’absurde et à l’arbitraire qui fixe les bornes de son esprit de résistance, comment ne pas la retrouver, aujourd’hui, chez tous nos concitoyens qui portent le masque sous le menton ou sous le nez et ne le remontent qu’en présence des vigiles de supermarché, des policiers et des brigades sanitaires de la SNCF ? Aller plus loin, défier clandestinement le Parti, c’est ce que voudrait Winston au plus profond de lui : contacter le mystérieux O’Brien qu’il croise de temps en temps sur son lieu de travail, rejoindre la Fraternité (un réseau supposé de résistance à Big Brother) et enfin commencer la lutte. En 2020, ce serait manifester, sortir et travailler sans masque au risque d’être ostracisé. Mais Julia, comme beaucoup de jeunes gens, préfère plier que risquer de rompre dans une guerre perdue d’avance :
‘ Il se demande vaguement combien ils sont comme elle parmi la jeune génération – génération qui a grandi après la Révolution, n’a rien connu d’autre et tient par conséquent le Parti pour inamovible au même titre que le ciel, sans se révolter contre son autorité mais en choisissant plutôt de passer au large comme le lièvre évite le chien. ’
Toute servitude est relative, on le comprend chez Orwell comme au temps du Covid 19, à l’idée qu’on se fait de la liberté. Pour Winston, la liberté se confond, un peu naïvement sans doute, avec une quête de la vérité non entravée par le mensonge. Pour Julia, la liberté est un compromis entre bon sens et obligations. Tout étant renoncement, tout étant servitude, autant voir le verre à moitié plein que le verre à moitié vide. Dans un monde totalitaire sans espoir de lendemains meilleurs, faire croire à sa servitude pour s’éviter les ennuis est une stratégie de survie témoignant d’un esprit libre. Car les vrais esclaves, chez Orwell, ne sont ni Winston, ni Julia, mais ceux dont le sens critique a été circoncis dès l’enfance ou balayé par les vents incessants de la propagande du Parti.
Résistants et collabos
‘ Parsons est collègue de Winston au Ministère de la Vérité. C’est un homme grassouillet mais alerte, d’une bêtise confondante, un condensé d’enthousiasmes imbéciles, un de ces tâcherons à la dévotion indéfectible et inaltérable sur lesquels, repose, plus encore que sur la Mentopolice, la stabilité du Parti. ’
Voilà le type de personne dont Winston, très tôt, a appris à se méfier. Car dans le monde de 1984, personne n’est l’ami de personne. Tout écart de conduite ou de langage, toute suspicion de pensée déviante est susceptible d’être rapporté à la Mentopolice, comme demain en entreprise les propos complotistes et le non port du masque. Le collègue le plus guilleret, le plus bonhomme en apparence, ne sera peut-être pas le dernier à aller murmurer au patron que les décrets du père Castex et les protocoles sanitaires de la mère Bornée sont bafoués ou moqués par des irresponsables. Et les bons copains d’hier, au train où vont les choses, pourraient bien changer définitivement de table à la cantine si d’aventure le bal masqué durait jusqu’au printemps prochain.
Fort heureusement, les bonnes surprises ne sont pas à exclure Ainsi, au début du roman, celle de ses collègues que Winston craint le plus n’est autre que… Julia. La mystérieuse brune qui, au travail, l’observe à distance et va même un jour jusqu’à le suivre dans la rue. Avant de faire sa connaissance et de comprendre qu’elle jouait la comédie, c’est en termes peu charitables qu’il nous en dresse un portrait :
‘ Cette fille lui a déplu dès le premier regard et il sait pourquoi : elle charrie avec elle une atmosphère de randonnées communautaires et d’hygiénisme. Ce sont souvent les femmes, les jeunes en particulier, les plus farouches adhérentes du Parti, les espionnes amateurs acharnées à débusquer les manquements à l’orthodoxie. ’
Elle est l’exemple type de ce qu’Idriss Aberkane nomme la vertu ostentatoire. On tire de la satisfaction non pas tant à se conformer à la norme qu’à montrer qu’on s’y conforme. Le respect, l’obéissance, la soumission zélée se changent en fierté, en exhibition de sa propre vertu qui, éclatant au grand jour, irradie l’espace public. Sainte Thérèse, en somme, se fait sainte Jeanne d’Arc. On retrouve de ces figures, aujourd’hui, dans nos rues, dans la démarche altière et les regards méprisants – sans parler parfois des rappels à la règle – de certains vengeurs masqués qui vont jusqu’à changer de trottoir quand un sourire les accueille, venant en sens inverse.
Il y a dans 1984 une longue description des Deux Minutes de la Haine, projection cinématographique obligatoire pour les membres du Parti où l’on montre à l’écran des traitres et des ennemis de Big Brother. Les spectateurs sont invités à laisser éclater librement leur colère et leur détestation envers ces hérétiques. Dans le rôle de Didier Raoult, guest star de la séance du jour, le renégat Goldstein, « le traître originel, celui qui, le premier, a souillé la pureté du Pari » :
‘ On dirait une face de mouton, et d’ailleurs il a une voix bêlante. Il était en train de prononcer sa sempiternelle diatribe contre les doctrines du Parti – une diatribe si outrancière, d’une mauvaise fois si flagrante qu’elle ne tromperait pas un enfant, et pourtant assez plausible pour qu’on s’alarme à l’idée que d’autres, à la tête moins solide, puissent s’y laisser prendre. ’
Les réactions, dans l’audience, ne se font pas attendre, car chacun sait qu’il est observé et qu’il vaut mieux verser dans la surenchère que dans la retenue pour ne pas attirer l’attention :
‘ Il n’a pas fallu trente secondes pour que la moitié de l’assistance commence à cracher sa rage. (…) Pendant la seconde minute, la haine est entrée dans une phase frénétique. Les gens se sont mis à hurler à tue-tête pour tenter de couvrir cette voix exaspérante qui provenait de l’écran. Derrière Winston, la brune s’est mise à crier « Espèce de porc : » Tout à coup, elle s’est emparée d’un gros dictionnaire de novlangue et l’a catapulté contre l’écran où il a rebondi sur le nez de Goldstein. ’
La résistance de Winston, à ce moment, est toute intérieure. Il est effrayé du spectacle mais tente de donner le change :
‘ Lors des deux minutes de la haine, il ne peut s’empêcher de partager la délire général, mais cette mélopée indigne de l’humain l’emplit d’horreur. Certes il a chanté comme les autres, comment faire autrement ? Dissimuler ses sentiments, contrôler l’expression de son visage, se conduire comme tout le monde, l’instinct le lui dicte. (…) Il y a un moment où la haine de Winston ne se tourne plus contre Goldstein, mais à l’inverse contre Big Brother. Dans ces instants, son cœur le porte vers l’hérétique solitaire et conspué, seul gardien de la vérité et de la santé mentale dans un univers de mensonges. ’
Le masque, aujourd’hui, joue un rôle symbolique bien plus que sanitaire. Il est la muselière du parti LDEM (La dictature en marche), le code couleur de la nouvelle mode hygiéniste qu’on peut ne pas approuver mais qu’on se doit de porter pour montrer son adhésion à l’actuel vivre-ensemble décrété en haut-lieu et relayé par les médias, les publicitaires et les industriels.
Pourtant, comme dans 1984, la soumission à la norme ne dépasse pas le cadre des apparences. Elle peut rester superficielle, et l’adhésion à la doctrine de la guerre au coronavirus n’est pas requise par les autorités qui se foutent comme de l’an 40 de savoir si tel ou tel individu, dans une foule de 65 millions d’âmes, va développer un symptôme de détresse respiratoire. L’essentiel est de suivre la règle sans la questionner, ou du moins sans montrer ouvertement qu’on la questionne. Le parti LDEM, comme le parti nazi et le soviet system avant lui, a compris qu’il était illusoire de vouloir soumettre les consciences (faute d’y avoir accès), mais qu’il importait plutôt de normaliser impitoyablement les comportements et les interactions sociales pour que le feu d’une éventuelle révolte ne se propage pas en dehors d’une clandestinité facile à infiltrer, dénigrer ou réprimer.
Collabos, résistants et indécis se croisent aujourd’hui dans les rues sans moyen de se reconnaître, dans un état de défiance perpétuelle entretenue savamment par le pouvoir central, et rendant dérisoire toute idée de révolte. Comme le concède Winston : ‘ La révolte passe par une expression du regard, une inflexion de la voix, et un mot chuchoté de temps en temps, tout au plus. (…) Tant qu’il n’y aura pas de prise de conscience, il n’y aura pas de révolte, et tant qu’il n’y aura pas de révolte, pas de prise de conscience. ’
Ceci étant posé, il ne faudrait pas croire que le pouvoir dispose, dans ces cohortes masquées qui défilent sur le trottoir, d’une armée de réserve sur laquelle il pourra compter pour dérouler peinard la suite de son agenda. A chaque mesure suffit sa peine, et le risque est toujours grand d’aller un pont trop loin. Il y a une différence de taille entre mimétisme social et embrigadement idéologique, accessoire de carnaval et obligation de vaccination.
Dans le cas du port du masque, il est possible que cette histoire sans queue ni tête se finisse d’ailleurs de façon décousue et dans l’indifférence générale. Comme en son temps avec l’étiquetage obligatoire des bagages dans les trains, les gens cesseront peu à peu, tout simplement, de porter le masque, et les policiers cesseront de verbaliser. A moins que l’on entre, évidemment, en réelle dictature.
L’IGNORANCE, C’EST LA PUISSANCE
La dernière fulgurance anticipatrice d’Orwell est d’avoir compris que c’est par l’effet conjugué de la médiocrité des élites et de la docilité de la base que le piège autoritaire se refermerait sur les sociétés occidentales. De la médiocrité des élites, la crise actuelle en donne un exemple indiscutable et quasi indiscuté, au-delà même des polémiques sur la question proprement sanitaire. Dans 1984, voilà ce qu’on trouve en haut de l’échelle froidement décrit par Goldstein dans le livre « interdit » Théorie et pratique du collectivisme oligarchique :
‘ La nouvelle aristocratie se compose essentiellement de bureaucrates, de scientifiques, de techniciens, de leaders syndicaux, d’experts en publicité, de sociologues, de professeurs, de journalistes et de politiciens de métier. Ces gens, issus des classes moyennes et des échelons supérieurs de la classe ouvrière, ont été façonnés et unis par le monde aride des monopoles industriels et du centralisme étatique. ’
Et, en parlant du peuple et de la masse des « prolos » telle que considérée par cette même oligarchie :
‘ Le Parti enseigne que les prolétaires sont des créatures inférieures qu’il faut tenir sous le joug comme des bêtes en leur appliquant quelques règles simples. En réalité, on sait très peu de choses sur eux. Tant qu’ils continuent à travailler et à se reproduire, le reste de leurs activités importe peu. (…) La pénibilité du travail, le souci du foyer et des enfants, les minables querelles de voisinage, les films, le foot, la bière, et surtout les jeux d’argent, suffisent à combler leur horizon mental. Il n’est pas difficile de les tenir en main. (…) On ne tente même pas de leur inculquer l’idéologie du Parti. Il n’est pas souhaitable qu’ils entretiennent des convictions politiques. Et même lorsqu’ils sont mécontents, ce qui arrive parfois, leur mécontentement ne mène nulle part faute d’une vue d’ensemble ; il se focalise sur des griefs mesquins. Les maux plus vastes leur échappent systématiquement. ’
Les tristes sires installés aux manettes de la France n’ont sans doute pas d’autre vision du peuple que celle, effectivement, d’une basse-cour plus ou moins turbulente façon La Ferme des Animaux (autre roman de George Orwell publié en 1945). La division horizontale qui sévit dans nos sociétés, aggravée par les injonctions contradictoires du pouvoir, leur donne totalement raison. Les moutons veulent des masques, les canards n’en veulent pas. Les vaches ne seraient pas contre mais il faudrait qu’ils soient gratuits. Les poules se réjouissent d’un vaccin. Les cochons, eux, demandent à ce qu’on les teste d’abord sur les oies. Certains chevaux refusent d’envoyer leurs enfants à l’école mais pour des raisons diamétralement opposées aux juments.
L’ignorance et la confusion qui divisent la population et lui maintiennent la tête sous l’eau font le jeu, bien évidemment, de ceux qui veulent éviter avant tout que la colère se dirige contre eux. Conséquence naturelle de l’ignorance et de la confusion, c’est l’ère de l’indifférence qu’ils appellent de leurs vœux. Moins on en sait, moins on comprend ce qui se passe, plus on est enclin à baisser les bras et à se laisser guider, passivement, par les dépositaires du savoir officiel :
‘ D’une certaine manière, la vision du monde qui est celle du Parti s’impose avec le plus de force à ceux qui sont incapables de la comprendre. Il peut leur faire avaler les violations les plus flagrantes de la réalité parce qu’ils ne saisissent pas l’énormité de ce qu’on exige d’eux et ne s’intéressent pas assez à la vie publique pour remarquer ce qui se passe. C’est cette incompréhension qui les préserve de la folie. Pour eux les choses sont simples, ils ingèrent tout sans séquelles car ce qu’ils avalent ne laisse aucun résidu, tout comme les graines passent dans l’organisme de l’oiseau sans qu’il ait besoin de les digérer. ’
L’ignorance, c’est la puissance et l’ennemi, c’est l’intelligence. Ce n’est pas autrement qu’un collègue de Winston lui expose à la cantine du Parti les objectifs de la novlangue dont il a à charge l’élaboration :
‘ Ne vois-tu pas que tout le propos de la novlangue est de rétrécir le champ de la pensée ? A terme, nous rendrons littéralement impossible le mentocrime pour la bonne raison qu’il n’y aura plus de mots pour le commettre. (…) Il ne t’est jamais venu à l’idée qu’en 2050, au plus tard, il ne restera plus un être humain qui soit en mesure de comprendre la conversation que nous sommes en train d’avoir ? ’
Et de conclure magistralement :
‘ L’orthodoxie, c’est de ne pas penser. De ne pas avoir besoin de penser. L’orthodoxie, c’est l’inconscience.’
En dehors de très rares exceptions, l’assourdissant silence des supposées élites intellectuelles en ces temps de cette crise sanitaire, politique et morale fait largement écho à cette « défaite de la pensée » (Alain Finkielkraut, 1987) qui précède au monde totalitaire décrit dans 1984 :
« Presque toute la vieille génération a été liquidée au cours des grandes purges des années 1950, et les rares survivants, terrorisés, ont depuis longtemps opéré une capitulation intellectuelle sans conditions. »
Que l’on pense à tous ces libres-penseurs, acteurs, philosophes, écrivains, musiciens, éditorialistes qui autrefois s’enorgueillissaient d’éclairer nos lanternes et qui, depuis le confinement, versent avec une complaisance crasse dans l’orthodoxie sanitaire, comme si l’union sacrée exigée par la guerre au Covid 1984 dispensait d’un regard critique non inféodé aux puissances de l’argent. L’opposition politique, qui ne s’oppose plus à rien sauf aux dissidents de leur propre camp, est entrée en phase active de collaboration avec le pouvoir, s’accordant simplement à réclamer des « masques gratuits pour tous » et à exiger que la rentrée se fasse « dans les meilleures conditions sanitaires possibles ». Quid des programmes scolaires ? Quid de la manifeste paupérisation intellectuelle d’une population étranglée économiquement par un confinement bestial et dont le devoir le plus impérieux est désormais, selon nos chers ministres, de remettre la tête baissée le pied à l’étrier pour relancer la machine ? Quid du dogme européiste et mondialiste qui s’impose unilatéralement depuis plus de trente ans aux populations comme un évangile œcuménique digne du Petit Livre rouge de Mao Zedong ?
Le théoricien Goldstein, dans 1984, avait écrit dans son livre :
‘ A terme, une société hiérarchisée doit s’appuyer sur la pauvreté et l’ignorance pour être viable. ’
Il n’est pas exclu qu’en se rasant le matin ou en se déshabillant le soir, nombre de nos politiques se fassent la même remarque. Et l’univers angoissant de 1984, si les choses restent en l’état, n’en finira pas de séduire de nouveaux lecteurs un peu plus curieux que la moyenne, et un peu plus inquiets, à juste titre, pour leur santé mentale que pour leur santé biologique.
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