En Espagne, depuis le début de l’État d’Alarme proclamé le 14 mars, l’activité des maisons closes et des clubs de prostitution a été apparemment suspendue. En réalité, pendant le confinement, de nombreuses prostituées ont été contraintes à continuer à vendre du sexe en clandestinité. Au plus grand péril de ces femmes, souvent exploitées, et de leurs clients.
Le soleil brille, rebondit sur les vitres des quelques voitures qui sillonnent le quartier Marconi, au sud de Madrid. Elles roulent au ralenti, remontent en douceur la rue bordée de terrains vagues aux herbes vagabondes et d’entrepôts abandonnés. Des silhouettes brisées se détachent à l’ombre des arbres. L’une d’entre elles, juchée sur des talons hauts, roule des hanches lorsqu’une utilitaire s’approche. Elle s’appuie sur son capot lorsque la vitre se baisse. Cette zone, aux contours hybrides et turbulents, abrite une réalité brute : malgré le Covid 19, la prostitution n’a pas cessé et de nombreuses femmes prostituées ne sont pas protégées face au virus. En temps normal, on estime à 400 le nombre de femmes exploitées dans ce qu’on appelle trivialement « le plus grand bordel à ciel ouvert d’Espagne ». Dans ce décor décharné, des femmes roumaines, nigérianes, colombiennes ou chinoises se prostituent pour 20 euros. Les passes se déroulent dans la voiture du client ou dans des abris de fortune faits de palettes et de carton, à peine cachés des regards par des bosquets hirsutes, des morceaux de briques et des débris de plastique. Dans un transformateur électrique délabré, des prostituées toxicomanes proposent leurs services entre 5€ et 10€. Pourtant, depuis le 14 mars, date de la proclamation de l’État d’alarme et du confinement en Espagne, la police contrôle les espaces où s’exerce la prostitution de rue et les lumières rouges des petits clubs qui bordent les routes se sont éteintes.
« Le coronavirus ? Ça n’existe pas »
« Dans le quartier Marconi, l’activité a chuté mais n’a pas disparue, se désespère Rocio Mora directrice de l’APRAMP, une association qui protège, assiste et réintègre des femmes prostituées. Des femmes et des transsexuelles continuent leur activité sans mesurer les risques qu’elles prennent » Les prostituées jouent au chat et à la souris avec les patrouilles de la Police Municipale qui sillonnent le bitume fissuré. Elena, une roumaine de 25 ans, tire sur sa cigarette et tapote nerveusement sur une bouteille d’eau minérale : « Le Coronavirus ? Ça n’existe pas, c’est juste une invention pour nous empêcher de travailler » assène-t-elle. Quant à savoir d’où elle tient cette information, elle pointe discrètement du menton une fourgonnette blanche garée derrière un container. À l’intérieur, un homme, Roumain lui aussi, surveille les allers et venues, comptabilise les passes et calcule les gains. D’autres proxénètes observent plus discrètement le manège depuis les fenêtres de l’hôtel Enrique, un colossal bâtiment rectangulaire de verre et de béton planté au centre de ce tourbillon. Ils ne souhaitent pas discuter de la préoccupante situation sanitaire et des risques encourus par les femmes qu’ils exploitent. Ils disparaissent furtivement dans les couloirs de l’hôtel, et conseillent d’en faire de même.
L’immense majorité des femmes sont contrôlées par des proxénètes et des mafias de l’Est, du Brésil et d’Espagne qui les forcent à se prostituer malgré le Coronavirus. Avachis sur une chaise en plastique résiné, Sonia toise les automobilistes. Cette Bulgare aux cheveux platine se prostitue en Espagne depuis trois ans. Elle explique : « Au début, dit-elle en se référant à l’épidémie, on ne bougeait pas. Mais il faut bien vivre, et puis on n’a pas le choix ». Elle ne veut pas en dire plus. « On ne doit pas parler de ça ». La fourgonnette blanche circule aussi et marque son territoire.
Passes et sexe en ligne
« Lorsque le confinement a commencé, explique Rocio Mora, nous sommes restés en contacts avec certaines des femmes qui sont contraintes à travailler à Marconi. Ce sont elles qui nous appellent. Certaines sont restées à l’hôtel et ont continué à recevoir des clients rabattus par les proxénètes » Mais ce qui inquiète le plus les membres de l’APRAMP, c’est la situation des centaines de femmes qui travaillaient ici avant le virus et semblent s’être volatilisées dans la nature. « Elles ont été transférées dans d’autres endroits clandestins, se lamente Rocio, des appartements privés et des villas où elles continuent à être prostituées. Elles ont été embarquées et ne savent même pas où elles sont ». Lors de ces déménagements forcés, les téléphones mobiles de ces femmes sont souvent confisqués. La clandestinité et l’hermétisme qui entourent les lieux où elles se trouvent se sont renforcés. Il est de plus en plus difficile pour les unités mobiles de l’APRAMP de leur venir en aide. Marcella, une brésilienne de 37 ans, est membre d’une de ces équipes de terrain. Sa mission est d’identifier des femmes exploitées et d’essayer de leur trouver une voie de sortie. Chaque année l’APRAMP aide 1.300 femmes à échapper aux réseaux qui les exploitent. Tout comme elles, Marcella a été victime de la traite. Elle étudiait le droit au Brésil. Pour finir de financer ses études. Une amie de la famille l’a mise en contact avec une agence censée l’aider à trouver du travail en Espagne auprès de personnes âgées. À peine arrivée en Europe, elle est enfermée dans une maison avec d’autres filles. « C’était la fin du conte de fées. On m’a battue et expliquée que j’étais là pour me prostituer », murmure-t-elle. Les trafiquants lui confisquent son passeport et la menacent de représailles contre sa famille restée au Brésil si elle ne se montre pas docile et travailleuse. « J’ai été droguée, violée, frappée et prostituée pendant 15 ans, jusqu'à ce que l’APRAMP me sorte de cet enfer », dit-elle. Avec l’épidémie du Covid19, Marcella confirme que la situation des prostituées s’est considérablement dégradée. « Celles qui se trouvent maintenant dans des appartements sont forcées à se prostituer, explique-t-elle. En plus des relations avec les clients, les proxénètes les obligent à se connecter à internet pour proposer du sexe en ligne. Elles doivent faire des choses dégradantes pour satisfaire une clientèle qui se sent tout permis »
Le cercle vicieux de la dette
Pour obliger ces femmes à se plier à leurs ordres, les proxénètes exercent la force mais aussi la pression économique. Ils leurs rappellent la « dette » accumulée qu’elles doivent leur rembourser. Cela commence par le billet d’avion pour celles qui viennent de l’étranger, auquel vient se greffer la « quotidienne », c’est à dire la location de la chambre, les draps, la nourriture et toute sorte de consommables improbables. « Au départ, ma dette était de 15.000 euros, se souvient Marcella, et plus je la remboursais, plus elle augmentait. Ils inventaient des pénalités pour être en retard, pour ne pas sourire. Et ça continue comme ça ». Pendant l’actuelle crise sanitaire, les femmes exploitées dans des appartements ont continué à être soumises à cet impôt du quotidien qui varie entre 50€ et 70€. « Dans ces conditions, les proxénètes font ce qu’ils veulent des femmes, complète Rocio Mora. C’est un cercle vicieux, si elles ne travaillent pas, la dette augmente, alors même si la peur du coronavirus existe, elles sont prêtes à prendre des risques ». Coupées de l’extérieur, certaines femmes n’ont même jamais entendu parler du coronavirus, ni de comment s’en protéger. Mais au moindre petit symptôme, pas d’hésitation ni de pitié : « Qu’elles aient le Covid ou pas, le lobby des proxénètes ne veut pas prendre de risque, elles sont jetées à la rue manu militari, sans assistance. Pour eux, c’est juste de la matière première périssable et jetable. C’est d’un cynisme absolu ». Il est impossible de savoir combien de femmes prostituées ont été contaminées depuis le début de l’épidémie. « Nous savons que certaines ont été testées positif, mais il est très difficile de savoir si elles ont été hospitalisées, admet Elisa Garcia de Médecins du Monde (MDM). Il est par ailleurs compliqué de savoir comment ou par qui elles ont été contaminées »
Maison close de l’Europe
En Espagne, la prostitution n’est pas interdite. Seuls les délits de trafic d’êtres humains et d’immigration clandestine sont punis par la justice. Un rapport des Nations Unies indique que l’Espagne est la « maison close de l’Europe ». On estime que 300.000 personnes s’y prostituent dans une cartographie composée de milliers de maisons closes, d’appartements clandestins, de serres clandestines et de bordels à ciel ouvert. Selon Médecins du Monde, 92% des femmes qui exercent la prostitution en Espagne sont étrangères et la majorité d’entre elles sont exploitées par des réseaux mafieux. Elles disposent rarement de papiers en règle et n’osent pas dénoncer leurs tortionnaires « Elles craignent de s’adresser à la police de peur d’être expulsées, explique David Diego, l’Inspecteur en Chef de l’UCRIF, une unité de la police nationale qui lutte contre le crime organisé. L’idée de retourner dans leur pays sans avoir payé leur dette les terrorise ». Pendant le confinement, les hommes de l’UCRIF ont eux aussi constaté que la prostitution continuait. « Au début, il y a eu une baisse notable, surtout dans la rue, mais dans les appartements ou des endroits plus clandestins, l’activité n’a pas cessée, souligne David Diego. Ces derniers jours il y a même un regain d’activité. C’est préoccupant. Un des problèmes auquel nous devons faire face, c’est que nous combattons un crime qui est socialement accepté ». Selon l’APRAM, 39% des hommes espagnols confessent recourir aux faveurs sexuelles de prostituées. C’est le premier pays de l’Union européenne en termes de demande de prostitution, et le troisième pays au monde, derrière la Thaïlande et Porto Rico. Un business du sexe qui, selon les estimations de Havocscope, génère annuellement 26,5 € milliards de revenus. Les propriétaires de maisons closes enregistrent leur local comme hôtel, salle de spectacle, discothèque et même gymnase pour fonctionner en toute impunité. Ils n’ont aucun lien contractuel avec les femmes et prétendent leur offrir un espace pour exercer leur métier, en toute liberté. En échange, ils perçoivent un peu d’argent pour le logement et la nourriture. « En fait, analyse Rocio Mora, tout cela n’est qu’un écran de fumée. Ces propriétaires de clubs se font passer pour des entrepreneurs respectables mais bien souvent, ce sont eux qui exploitent les femmes. Surtout les étrangères qui sont arrivées par des réseaux mafieux » D’après elle, depuis le début du confinement 85% des appartements privés ont continué de fonctionner. Quant aux « clubs de carretera », elle estime que beaucoup de ces « supermarchés du sexe », qui font depuis longtemps partie du paysage espagnol, ont su s’adapter à la nouvelle donne : « Ils fonctionnent de manière plus discrète, pour une clientèle d’habitués. Rien de plus simple que de passer par la porte de service » explique-t-elle. Certaines femmes sont également ponctuellement transférées sur des polygones industriels isolés pour satisfaire une clientèle de camionneurs qui ont continué de circuler pour remplir les étals de nos supermarchés pendant le confinement.
Confinées chez leur client
Pour les macro-bordels comme la Sala Kiss à Madrid, le New Scandalo à Malaga ou Le Paradise à la Jonquera, la situation est différente. Trop visibles et dans le collimateur de la police, ils ont dû fermer leurs portes. Les centaines de femmes roumaines, brésiliennes, nigériennes ou colombiennes qui y travaillent habituellement comme prostituées se sont donc retrouvées à la rue, sans protection sociale, sans nulle part où aller et sans aucune possibilité de rentrer au pays. « Pour ces femmes, la situation est extrêmement critique, souligne Elisa Garcia de MDM. Certaines sont hébergées chez des personnes qu’elles connaissent et doivent continuer de se prostituer pour payer leur loyer et se nourrir » Parfois elles finissent chez un client habituel avec un risque de « servitude sexuel et domestique », s’inquiète Elisa Garcia. D’autres sont totalement abandonnées à leur sort, survivent au jour le jour et dorment où elles le peuvent, dans un garage ou une caravane. L’aide gouvernementale d’urgence de 450 euros destinée aux personnes les plus vulnérables ne leur est pas encore accessible. « Elles nous appellent pour nous dire qu’elles ont faim. Celles qui n’ont pas de papiers se cachent, ne font confiance à personne. On leur apporte de quoi manger et un soutien psychologique. Elles sont au bord de la rupture », explique la coordinatrice de MDM. Aux Baléares, des femmes qui refusaient de se prostituer de peur de contracter le virus ont été expulsées de clubs et d’appartements privés. Une vingtaine d’entre elles a trouvé refuge dans un hôtel rebaptisé « Ouvrir des Chemins », réquisitionné par la Région et géré par MDM. « Des initiatives comme ça, il en faut plus, insiste Belen Matesanz porte-parole du projet. Trop de femmes n’ont pas accès à ce type de protection et restent toujours à la merci de leurs proxénètes et des réseaux qui les réduisent en esclavage »
Mascotte ou sac du supermarché
« Pendant l’épidémie, la demande des « puteros », les michetons, a toujours existé, même au pic de l’épidémie » affirment Teresa Lozano y Zúa Méndez du collectif féministe Towanda Rebels. « Il suffit de lire les forums sur internet pour se rendre compte que pendant le confinement, les « puteros » n’ont respecté aucune limite et montré aucun respect aux personnes prostituées » précise Zúa. En cause, des sites aux patronymes aussi variés que Foro Coches (Forum de voiture), Burbuja (la bulle) ou Esas Chicas (ces filles) où les clients s’échangent informations et astuces pour localiser et visiter des prostituées en temps de pandémie. Ainsi, pour justifier sa sortie auprès de la Police, il est recommandé de se rendre dans les appartements privés avec son chien, pendant sa promenade. Faute de mascotte, on y explique qu’un sac du supermarché bondé de victuailles fait également l’affaire auprès des forces de l’ordre. À proximité de la gare centrale d’Atocha se trouve la « Babylone du sexe », une maison close qui occupe un immeuble entier. « C’est une honte, peste une voisine. Pendant le confinement, le défilé n’a jamais cessé ». À l’intérieur, à tous les étages et dans toutes les chambres, des femmes de toutes les nationalités sont prostituées. L’une d’entre elle porte un dérisoire masque de protection. « On fait attention, justifie t-elle, avant de passer à l’acte, il faudra prendre une douche et se laver les mains ». La « gérante » fait défiler les femmes, propose des alternatives avec deux prostituées ou une fellation non protégée. Les prix oscillent entre 20€ et 50€. Les portes claquent, les escaliers grincent et les matelas couinent. Coincée dans sa jupe en cuir, Tina pose un regard indifférent sur le drap jetable qui couvre le lit : « Bien sûr que je suis inquiète avec ce virus. Mais je suis mieux ici que dehors, dit-elle sans conviction, où je vais aller moi sinon ? ». Un client ressort furtivement de l’immeuble, puis un autre avec le salvateur sac des courses.
Femmes au foyer et universitaires
« Ce sont des êtres profondément narcissiques et machistes, s’indigne Teresa Lozano. Il est impossible qu’ils nous tiennent pour égales alors qu’ils accèdent au corps d’une femme par la seule puissance de l’argent. Ils se vantent de leurs exploits, se moquent de tout et s’encouragent entre eux. » « Courage les gars, peut-on lire dans un de ces sites, bientôt nous pourrons retourner à notre routine de plaisir et de diversion ». D’autres se réjouissent à l’idée que le cataclysme social et la poussée du chômage condamnent des femmes espagnoles à recourir à la prostitution. « On avait déjà constaté ce phénomène en 2008, au moment de la crise économique rappelle l’Inspecteur en Chef Diego. Faute de moyens, de nombreuses femmes qui avaient abandonné la prostitution furent alors contraintes d’y retourner ». La précarité poussa aussi des femmes au foyer et des universitaires à mener une double vie. « On peut craindre une répétition de ce scénario » s’inquiète l’inspecteur. Cette pauvreté structurelle provoqua une baisse des tarifs et l’acceptation de pratiques à risque, comme les relations sexuelles sans préservatif imposées par certains clients. « Certains se frottent déjà les mains », s’imaginent révoltées les deux actrices militantes. Elles condamnent fermement la double morale et l’hypocrisie qui gouvernent le débat sur la prostitution en Espagne. Teresa explique : « Pour la majorité des gens, ces femmes sont juste des « putas », des quantités négligeables. Dans le même temps, la prostitution s’est normalisée comme n’importe quel autre bien de consommation. De plus en plus de jeunes banalisent la prostitution, leur circuit nocturne passe par le bar, la discothèque et fini fréquemment dans un petit club ». « Même en période de confinement, on serait surpris de savoir combien d’hommes de notre entourage sont allés fréquenter un petit club ou tenter leur chance sur une rotonde ou un parking désert » soupire Zoe.
Réparer les erreurs du passé
Pour Rocio Mora de l’APRAMP, cette crise du Coronavirus est l’occasion de réparer les erreurs du passé. « Ces femmes mettent chaque jour en péril leur santé et leur intégrité physique. L’Espagne ne peut plus adopter la politique de l’autruche en matière de prostitution et de traite des femmes. Une loi intégrale doit figer un cadre légal pour mettre un terme à ce fléau », détaille-t-elle. Cette loi intégrale multidisciplinaire devrait, selon ses souhaits, aborder aussi bien la lutte contre la traite de femmes et de mineures, la pénalisation, l’éducation, la prévention et la formation des médias. Mais en Espagne, le débat sur la régularisation, la légalisation ou l’abolition de la prostitution est un sujet qui divise de manière presque irréconciliable le mouvement féministe. Ce différend trouve une prolongation au sein de la coalition de gauche au pouvoir et des partis politiques. En revanche, les entrepreneurs du sexe et les proxénètes qui surfent sur de mirobolants bénéfices économiques ne sont pas divisés. Ils ont leur propre association qui propose des cours de prostitution et attend la fin de « l’État d’Alarme » pour relancer et développer leur activité.
Les réverbères d’un jaune doré éclairent les rues du quartier Marconi. Une patrouille de motards de la Police Nationale stationne quelques minutes à l’angle de l’hôtel Enrique. Dès son départ, une blonde mûre aux cheveux décolorés émerge d’un buisson et s’appuie sur une souche d’arbre. « Ça fait trois semaines que je suis revenue travailler ici, confesse Ana, une transsexuelle espagnole. Il faut bien payer le loyer, manger. On vit comme dans une ville assiégée mais l’ennemi est à l’intérieur ... et il cherche à nous affamer. »