Crise ultime sur fond d’écran...
Les jours de la « société marchande » sont-ils comptés une bonne fois pour toutes ? Pour avoir questionné le « travail » et l’insuffisance systémique de revenus qu’il assure face au poids mort du « capital fictif » qui ne produit que de la souffrance, Robert Kurz en était convaincu.
Le philosophe allemand Robert Kurz (1943-2012) a été jeté au monde non pour y « faire carrière » ou s’y faire une « place au soleil » mais pour balancer ses pavés - dont L’Effondrement de la modernisation (1991) et Le Livre noir du capitalisme (1999) - contre la vitrine clinquante de notre société - ou plutôt le côté sombre de ce qui est censé « faire société ».
Mais pourquoi diable, se demandait-il, les hommes se sacrifient-ils à des abstractions comme « le travail » ou « l’argent » ? Surtout dans une « société du travail » qui n’a plus ni « travail » (vraiment payé...) ni « argent » à leur offrir ? Ne faudrait-il pas commencer par se libérer du « travail », au lieu de s’imaginer en dépendre, puisque celui-ci, non seulement ne permet plus de vivre mais ne donne plus sens à l’existence – et, parfois, tue ?
Toute sa vie, Robert Kurz a recensé les impasses de la « pensée de gauche » comme du marxisme traditionnel qui prétendaient « offrir une alternative au système économique dominant ». Le « travail » lui paraissait une « valeur » si abstraite qu’il n’y a jamais touché. Mais il a beaucoup écrit sur la question- enfin sur le processus « capitaliste de destruction du monde ». S’il n’a pas consenti à une « carrière » universitaire, il a été chauffeur de taxi ou travailleur de nuit en imprimerie pour mener à bien sa grande affaire jusqu’à sa mort prématurée, due à une erreur médicale (?) : la critique de l’économie politique.
Les éditions l’échappée éditent La substance du capital, un essai publié sous forme d’un article en deux parties dans les deux premiers numéros de la revue Exit ! (2004 et 2005). Pour le philosophe de Nuremberg, le travail n’est rien d’autre que la « substance du capital » - enfin, « le côté abstrait du travail », sans contenu, qui « donne sa valeur aux marchandises ». Dans sa préface, Anselm Jappe rappelle : « La valeur prend une forme visible dans l’argent. Le fait, facilement observable, que la production ne sert pas essentiellement à satisfaire les besoins humains mais à augmenter la quantité de valeur investie – ce qui crée le profit – n’est pas dû d’abord à « l’avidité » de la classe dominante, mais à la logique de la valeur médiatisée par la concurrence sur les marchés ».
L’avenir a-t-il besoin de nous ?
En son temps, Karl Marx (1818-1883) annonçait « l’effondrement du capitalisme » sous le poids de ses inconséquences et de ses contradictions. Quelques « crises », krachs, dépressions et guerres plus tard, il serait vain de s’illusionner davantage sur la fin de « l’horreur économique » par le seul effondrement du taux de profit : « Les êtres humains pourraient en principe s’émanciper sans attendre que le capitalisme s’effondre ». Car enfin, cet effondrement-là tant annoncé « n’a rien d’une incontournable condition préalable à l’émancipation ». Mais le sursis qui perdure peut « constituer un environnement social propice au penser et à l’agir émancipateurs si jamais la transformation émancipatrice tarde trop et donne au capitalisme l’occasion d’un plein développement de ses contradictions internes ».
En d’autres termes, le « capitalisme » a atteint ses « limites absolues » et suit une pente descendante que plus aucun artifice ni « innovation » ne lui permettront de remonter – les licornes ne font plus fantasmer... Et pourtant, il faut continuer à « faire comme si » la substitution du « capital fictif » (le crédit) à « l’économie réelle » pouvait distribuer de vrais revenus pour assurer un débouché à la production de biens et services : peut-on emprunter à son avenir ? D’ailleurs, l’avenir a-t-il besoin de nous ?
Quand le « capitalisme » ne peut plus réaliser ses « profits » que par une « simulation » c’est-à-dire par la spéculation, « l’argent » n’est plus qu’une « anticipation de profits futurs espérés » basée sur la « confiance » d’ « acteurs économiques » trop nombreux à toucher sans produire... Autant dire que la prolongation artificielle d’une « société du travail » sans plein emploi et de « consommation » sans vrais revenus ne résistera pas à un prochain « événement de crédit »...
On peut toujours rêver du « Grand Soir » mais tant que la « société humaine n’aura pas pris conscience de sa nature d’ « association d’individus libres » pour mener une réflexion collective sur les conditions et les conséquences de son agir social et décider librement, consciemment, de la réalisation de ses possibilités, les systèmes d’engrenages continueront à se durcir en schémas d’action aveugles, en la matrice d’une « nature seconde » qui s’autonomise face aux individus et leur apparaît comme une « chose là dehors »...
Anselm Jappe éclaire la pensée de Kurz dans un brillant exercice de haute fidélité rappelant « la fin de la politique » : « Dans une société basée sur le fétichisme de la marchandise, le pôle politique n’a pas d’autonomie face au pôle économique »... Les individus de notre postmodernité désenchantée n’ont-ils pas intériorisé les « contraintes capitalistes » jusqu’à les trouver « naturelles » jusque dans l'élimination de la "concurrence" ?
S’il est évident que la technosphère tue la biosphère, pourquoi ce matraquage d’éco-alarmisme et ces invocations à la « morale » écologique si c'est pour poursuivre à marche forcée « l’extension de l’espace-temps gestionnaire et de sa logique réductionniste à tous les domaines de la vie » ? Pourquoi consentir à la transformation de la biosphère et de la « civilisation » en un désert livré à une « intelligence artificielle » dominant un monde « réduit à ses propriétés physico-chimiques » ?
Pour Kurz, « l’anticivilisation capitaliste se montre fascinée par la planète Mars au point d’en faire la cible privilégiée de ses expéditions spatiales ». Car la planète rouge « représente exactement le désert physique en quoi le travail abstrait et son espace-temps s’apprêtent à changer la Terre ».
Il a vécu juste assez longtemps pour voir la prolifération des étendues de terres mortes et d’eaux mortes et écrire sa part d’un récit d’émancipation, au-delà de l’universelle difficulté d’être en vie et du choix de la gagner, sa vie - ou pas.
Robert Kurz, La Substance du capital, éditions l’échappée, collection « versus », 288 p., 19 €
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