Critique sociale du temps

« Je dois me former » « je dois visiter tel pays », « je dois m'inscrire dans un club de sport », « je dois lire ce livre » « le temps c'est de l'argent »… Voici des exemples non exhaustifs des « injonctions performatives » que la post-modernité nous impose constamment. La technique a partiellement libéré l'homme du « tout travail » en créant la société du temps libre, si bien que « l'homo modernicus » des sociétés occidentales arbitre ainsi entre un gain monétaire obtenu par un travail et le loisir permettant l'épanouissement personnel. De prime abord l'homme bénéficie donc objectivement de davantage de temps, il est probable cependant que son rapport subjectif au temps s'accélère, induit à la fois par une accélération de la technique, des modes de vie et du changement social.
D'une conception cyclique à une conception linéaire
La conception du temps dans les sociétés archaïques ou traditionnelles est cyclique, les hommes vivent au gré des saisons et des rites, l'acte de l'homme n'a de sens que dans la mesure où il répète un acte sacré, c'est ce que Mircea Eliade nomme l'acte archétypal répétant un acte primordial, orienté vers le passé et le souvenir d'un mythe ancestral, soit tout le contraire de l'acte utilitariste de l'homme moderne orienté vers le futur se réduisant souvent un simple calcul coût/avantage, si bien qu'aujourd'hui par exemple l'électeur consommateur moyen aliéné répétant à foison « je suis libre, je suis libre », choisit son candidat non plus en fonction des idées qu'il représente mais de l'augmentation du pouvoir d'achat espéré .
Dans « le mythe de l'éternel retour », Eliade écrit : « La cérémonie du sacre d’un roi, le rajanya, est la représentation terrestre de l’antique consécration que Varuna, le premier souverain a fait à son profit… si le roi fait le même geste, c’est parce que à l’aube des temps, le jour de sa consécration, Varuna a fait le même geste ». La fondation des villes sumériennes était ainsi précédée d'une répétition de l'acte de création, le temps religieux est donc en symbiose absolue avec le temps concret, c'est ce que G.Dumézil nomme d'ailleurs « le Grand Temps ». Ainsi le temps se régénère en permanence, la célébration de la nouvelle année symbolise le retour du passage du chaos à la création et tous les péchés sont absous..
C'est d'ailleurs ce même Dumézil qui développa la théorie de la trifonctionnalité dans les sociétés indo-européennes , divisées selon lui entre l'économique, la guerre et la religion. Ces sociétés tripartites naissent suite à la « révolution néolithique » par la mutation d'un mode de vie nomade à un mode sédentaire permet la mise en place progressive de la division social du travail. La conception du temps demeure cependant toujours plus ou moins cyclique et c'est à cette époque que naissent les grandes religions polythéistes.
Le christianisme : entre temps cyclique et linéaire.
Le Christ finit crucifié par les romains dit-on et c'est à mon sens à ce moment que s'opère un bouleversement : le passage du tout cyclique à un nouveau temps combinant à la fois des aspects cycliques et linéaires. L'épisode du Christ est paradoxal du point de vue temporel, dans le sens où d'une part, il renvoie à une certaine cyclicité. Bernard Dubourg dans son livre controversé intitulé « l'invention de Jésus » nous explique que la crucifixion ou les paraboles de la bible se retrouvent dans les traditions messianiques juives de la kabbale (qui nous renvoient à une vision cyclique). D'autre part, penser en termes « d'éternel-retour » implique par conséquent une souffrance éternelle pour le messie, qu'il revive à jamais cette expérience douloureuse, ce qui est innaceptable pour les chrétiens. Les pères de l’Église dont le plus connu est Saint-Augustin vont alors substituer une vision linéaire du temps aux visions cycliques antérieures : genèse, naissance du christ, résurrection et avènement de la cité de Dieu .. .C'est par conséquent paradoxalement le christianisme qui par sa vision linéaire posera les prémices du progrès, « religion de la sortie de la religion » selon M.Gauchet.
Si subsistent en occident des formes de religiosité contemplatives valorisant le temps présent, ces dernières vont progressivement disparaître à la fin du moyen âge. Elles persisteront cependant jusqu'à peu dans le monde oriental, ce dernier étant préservé de la crise spirituelle du monde moderne dont se lamentait R.Guénon au début du 20 ème siècle. Les ordres contemplatifs (carmel, immaculée conception…) s'effacent en effet progressivement, la réforme sera l'apogée de ce mouvement et mettra d'ailleurs en exergue la supériorité de l'action sur toute forme de contemplation. Si les griefs de Luther envers l'institution catholique sont bien sûr légitimes (accumulation et captation indécente de richesse au détriment des populations laborieuses, scandale des indulgences), il n'en demeure pas moins définitivement qu'en plaçant l'action au centre de son dogme, elle accélère formidablement le mouvement de mutation du temps, déjà entamé auparavant.
Dans "l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme", Max Weber établit à travers l'idée « d'affinité élective » un lien très étroit entre le protestantisme valorisant le capital et l'épargne et le développement du capitalisme (qui met en exergue les mêmes valeurs). L'homme étant prédestiné et ne pouvant plus espérer accéder au royaume des cieux par la charité, la richesse matérielle devient alors le signe de l'élection divine, c'est la victoire de la temporalité sur la spiritualité, le temps s'objective de plus en plus, notamment avec l'extension au 16 ème siècle des horloges mécaniques dans toutes les villes d'Europe.
Et la philosophie là dedans ?
La philosophie accompagne ce mouvement, si par exemple chez Héraclite ou Parménide, l'idée selon laquelle rien ne change mais tout se transforme s'inscrit dans une vision cyclique, avec Hegel née la croyance selon laquelle les passions des hommes participent de manière inconsciente à une raison supérieure qui les dépasse. Il est intéressant de noter les similitudes avec d'autres sciences humaines et sociales dont la psychanalyse fonctionnant également sur ce couple dynamique conscient/ inconscient ou encore l'économie classique avec la fable bien connue des abeilles de Mandeville, idée selon laquelle l'intérêt général (le conscient) se cacherait derrière l'addition des vices privés (l'inconscient). Pour en revenir à l'auteur de la phénoménologie de l'esprit, l'histoire se construit par une dialectique continue qui engendre un mouvement linéaire censé dans un stade ultime assurer la victoire de l'esprit absolu et l'achèvement du mouvement de la conscience.
Karl Marx reprend d'ailleurs la dialectique hégelienne mais en l'inversant, le réel n'est alors plus la projection des idées mais son déterminant, le terme de l'histoire sera non plus la victoire de l'esprit absolu mais la société communiste sans classe. Le matérialisme historique repris par de nombreux penseurs à travers le monde devient la quintessence de la pensée linéaire. Au 19 ème siècle également, Auguste Comte avec sa théorie des trois Etats successifs dont le dernier qu'il nomme « l’État positif », symbolise l'abandon du questionnement métaphysique au profit d'une description scientifique du monde, s'inscrit également clairement dans ce mouvement. Les théories scientifiques de Poincaré ou Einstein sur la relativité iront jusqu'à remettre en cause le caractère absolu du temps. Il est donc intéressant de noter qu'indépendamment de la physique ou des mathématiques, des mouvements philosophiques ou politiques ont participé au progrès en le propulsant et le renforçant.
Le progrès et accélération du temps
Si le progrès comporte bien sûr de grands dangers : raréfaction des ressources naturelles, ogm, clonage, nucléaire, surproduction, obsolescence programmée, culture de masse abrutissante, abandon des savoirs traditionnels et de l'artisanat. Il serait néanmoins malhonnête de nier certains de ses bienfaits : électricité, médecine, technologies, facilité dans les tâches ménagères, allongement de l'espérance de vie… Le temps libre a par ailleurs augmenté, les travailleurs bénéficient de congés payés, toute une industrie du loisir s'est construite….
Le progrès est toutefois instrumentalisé par les lobbys économiques, militaires et industriels, si bien qu'on ne suit plus trop sa logique, est-t-il émancipateur comme la modernité nous le promettait ? Ou au contraire est-t-il devenu la source de nos maux, de nos sentiments de servitude et de dépossession validant ainsi la thèse de M.Heidegger selon qui la métaphysique était l'oubli de l'être et a technique l'oubli de l'oubli de l'être ? Au delà de ces questions, une chose est certaine : parallèlement à la déliquescence de la relation entre être et temps, autrefois en symbiose dans les sociétés communautaires ou archaïques, notre rapport subjectif au temps s'accélère alors que vraisemblablement ce denier devrait se réduire avec le progrès technique.
La critique sociale du temps
Les théories critiques de la modernité ont longtemps relégué le temps, au profit d'analyses centrées sur le conflit social ou la rationalisation. Les seules analyses traitant du temps étaient centrées sur la l'accélération au niveau technique (le futurisme avec Marinetti ou la vitesse avec P. Virillo par exemple). Or, pour H. Rosa de l'école de Francfort « l'expérience majeure de la modernité est celle de l'accélération.
Selon cet auteur l'accélération se produit à trois niveaux : le vécu individuel, la technique et le changement social. Le progrès technique entraîne une accélération des modes de vie : fast-food pour l'alimentation, avions low-costs pour le voyage permettant une compression de l'espace, la charme des vieilles librairies d'antan a cédé la place à amazone où l'on achète un livre comme un sandwich sodebo en grande surface, la drague dans les bals populaires aux sites de rencontre pour dénicher l'âme sœur ou le plus souvent pour consommer un corps. Le haut-débit internet implique d'ailleurs que nous ne supportons même plus qu'une page mette 3 secondes à se chargerla non réponse à un mail dans les 10 minutes est considéré comme du mépris et parallèlement le travail se fait à flux-tendus et dans dictature de l'urgence du fait de la mondialisation (découlant aussi de l'accélération de la technique)... Ainsi tout est lié, l'accéleration peut se résumer à une succession de boucles au sein d'un processus linéaire sans finalité, la diffusion rapide de l'information notamment par les réseaux sociaux permet quant à elle une accélération du changement culturel et social : les objets de consommation se diffusent bien plus rapidement et bousculent les modes de vie, la mode se diffuse et disparaît très vite, les nouveaux moyens de communication favorisent l'émergence de mouvements sociaux horizontaux apparaissant et disparaissant (nuit debout, indignés, révolutions arabes….)
Cette accélération implique que nous avons toujours de nouvelles « choses à faire » et cet accroissement est supérieur au gain temporel induit par l'accélération technique, ce qui explique cette sensation étrange de manquer de temps.
La décélération : révolte contre le temps ?
Le mouvement slow propose la décélération à plusieurs niveaux : alimentaire, voyage, urbain, financier…. Au niveau alimentaire, il s'agit par exemple de valoriser les circuits locaux et la préparation personnelle des plats, au niveau des voyages d'éviter les grands circuits touristiques et une empreinte écologique trop importante soit tout le contraire de certains de mes amis appelant « voyage » le fait d'aller aux Canaries dans des complexes hôteliers de basse qualité, contruit au temps la bulle financière immobilière, tout en se goinfrant de Burgers Kings, le tout avec un billet d'avion à 20 euros obtenu sur un site low-cost martyrisant ses salariés...
Ainsi une mise en perspective historique du concept de temps nous permet de nous éclairer sur notre sensation subjective de constamment en manquer.. La sociologie s'est longtemps désintéressée au temps et le mérite d'Hartmut Rosa est de l'avoir remis au centre de la critique sociale. Une des manière de s'extirper de cette dictature demeure l'art du fait de sa dimension intemporelle (quand il n'est pas moderne bien sûr, qui en est sa négation et le symbole même de la réification totale induite par le monde moderne)
7 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON