David Bowie : In Memoriam
DAVID BOWIE : IN MEMORIAM
C'était le 10 janvier 2016. Ce jour-là - il y a tout juste un an aujourd'hui -, mourait, à 69 ans, gagné par le cancer, David Bowie, l'une des plus grandes rock star du XXe siècle. Icône des temps modernes, créateur de génie et déjà mythe de son vivant, ce Dorian Gray de la pop music semblait pourtant ne pas vieillir, dépasser les âges, transcender les modes et réinventer les styles : de Hunky Dory, son premier album d'envergure, à Blackstar, son ultime chef-d’œuvre, en passant par le décadent Ziggy Stardust, le désaxé Aladdin Sane, le transgressif Diamond Dogs, le mélodieux Low, le somptueux Heroes ou le sulfureux Let's dance, ce ne fut qu'une suite quasi ininterrompue, malgré la diversité de ses sources d'inspiration, de succès planétaires.
MUSIQUE, CINEMA ET PEINTURE : UN ARTISTE TOTAL
A cette prodigieuse invention musicale, où il se plut à multiplier, tels autant d'avatars, une série de personnages issus de sa seule imagination, il faut ajouter son non moins éclectique, et surtout talentueux, jeu d'acteurs, ainsi que le montrent des films tels que Furyo, où il incarnait un officier anglais à l'insolente beauté, Les Prédateurs, où il interprétait le rôle d'un homme vieillissant prématurément, ou Basquiat, où il s'était glisser dans la peau d'Andy Warhol, chantre du pop art, mais qui fut aussi jadis, au temps de la célèbre Factory, son ami et mentor.
Car, chose que l'on oublie souvent, Bowie fut également un excellent peintre, ainsi que le donne à voir la belle mais saisissante pochette de son album, injustement méconnu, portant l'énigmatique titre de 1.Outside. Bowie, manifestement déjà hanté par l'idée de la mort, s'y est lui-même représenté, en un autoportrait flashy et translucide, la tête coupée. Ce visage fantomatique, auréolé d'une pâleur diaphane, quasi christique, et comme figé, sur fond de linceul herbeux, en une sorte de transparence irréelle, ressemble, étrangement, à ce poétique Dormeur du Val que magnifia naguère Arthur Rimbaud.
BLACKSTAR : TESTAMENT MUSICAL ET TOMBEAU METAPHYSIQUE
Chronique d'une mort annoncée ! Ce travail, 1.Ouside, préfigurait déjà, fût-ce inconsciemment, la dernière œuvre de Bowie : Blackstar, sorti deux jours seulement, le 8 janvier 2016, avant sa disparition.
Que l'issue lui serait bientôt fatale avec ce mal qui, inexorablement, le rongeait depuis plusieurs années, Bowie, être intelligent et sensible, le savait bien. Il le chanta d'ailleurs dans Lazarus, plage phare de ce testament musical qu'est cet ultime Blackstar : « Regarde là-haut, je suis aux cieux. J'ai des cicatrices qui ne peuvent être vues. Je suis empli de drames qui ne peuvent être ôtés. (...) Regarde là-haut, homme, je suis en danger. Je n'ai plus rien à perdre. », y chuchote-t-il d'une voix affaiblie mais toujours claire, les yeux bandés et grelottant de froid, en lévitation sur un misérable lit d'hôpital, ténébreuse antichambre de la mort, en levant, dans un effort surhumain, les bras au ciel, vide selon lui, ainsi que le suggère, impressionnant de réalisme funéraire, son clip vidéo, d'une étincelante noirceur.
Lazarus, biblique, sépulcrale et humble figure d'une résurrection à laquelle ce vaillant mais impotent Bowie, la bouche déjà figée en un dérisoire rictus, ne croyait pas, comme dépouillé de toute illusoire espérance. Jamais aveugle n'aura regardé la mort aussi droit dans les yeux !
LARARUS : REQUIEM POUR UN MORT VIVANT
Et puis cette lente, insistante et déchirante plainte du saxophone (instrument que Bowie joua dans sa jeunesse), comme une longue, mélancolique et poignante agonie. Cette contemporaine marche funèbre, de toute beauté, ponctuée de salves de guitare résonnant comme autant de coups de la fatalité, vous arrache les larmes, vous donne la chair de poule et vous laisse seul, sans consolation possible, face au chagrin du deuil. Requiem pour un mort vivant !
Bowie, moribond, la peau flétrie, le teint blafard, le visage émacié et le corps amaigri, s'encastra donc définitivement, chancelant, reculant à petits pas saccadés, résigné mais comme implorant tout de même une hypothétique grâce, dans une armoire en bois, explicite métaphore de son futur cercueil, dont il referma alors implacablement, irréversiblement, la lourde porte. Ainsi son fabuleux mais douloureux destin était-il scellé. Alea jacta est : le sort en était jeté et, avec lui, la clé du néant. Fulgurant, cet adieu tout en musique spectrale !
VIE ET MORT D'UN DANDY STELLAIRE
Bowie, dandy absolu par la façon dont, malgré ses souffrances, malgré peut-être son angoisse devant ce temps qui lui était ainsi compté, il alla jusqu'à orchestrer aussi soigneusement la mise en scène, fût-elle glaçante, de sa propre mort, dont l'ombre rôdait ainsi déjà, menaçante, tout autour de lui. Face à son imminence, Blackstar, créé dans l'urgence médicale, se doublait là d'une incroyable exigence musicale et visuelle. Chapeau, l'artiste, pourtant arrivé ainsi au seuil de l'au-delà !
Bowie, donc, non seulement une œuvre d'art vivante, comme l'exige le protocole dandy, mais, cas unique dans l'histoire de l'art, jusque dans la mort même. Vie et mort d'un dandy stellaire !
Ce spectre de la mort, Bowie, comme un ultime éclair de lucidité, le repoussa cependant finalement, et le réfuta même avec une force intellectuelle inégalée, par la manière à travers laquelle il décida - ce furent là ses dernières volontés - de s'en aller définitivement de cette Terre : une parfaite esthétique de la disparition.
UNE ESTHETIQUE DE LA DISPARITION
Ainsi, à peine mort et les formalités administratives accomplies, brûla-t-on son corps, conformément à son souhait : une « crémation directe » après avoir poussé en toute discrétion, scellé par un infaillible secret, son dernier soupir. Même son incinération s'effectua dans le plus grand silence, le plus strict anonymat : Une cérémonie pudique et minimaliste, sans office religieux ni couronne mortuaire, sans amis ni même famille autour de sa dépouille, sans aucun témoins, hormis les préposés de l'état-civil. Le mystère est complet.
Bowie sera même ainsi dépourvu, suprême prérogative de cette esthétique de la disparition, de toute sépulture, de tombe où être enseveli, de lieu stable et précis, étant partout et nulle part, où se recueillir. Bref : un insaisissable et pur esprit !
Oui : le néant comme seul absolu, avec son Blackstar en guise de tombeau, fût-il seulement musical, et à titre de présence, fût-elle seulement vocale. Un invisible, et donc indestructible, mémorial artistique, comme un intouchable sanctuaire métaphysique : les dieux, quoique bienveillants, sont inaccessibles, loin de toute contingence terrestre, pour le commun des mortels !
Point n'es besoin de corruptible monument, du reste, pour ce monument de la culture contemporaine que fut de son vivant, et que demeure dans la mort, Bowie : la pierre, pas plus que le marbre ou le roc, ne peut enfermer le rock, qui, par définition, ne se contient pas. Le nom de Bowie est la seule stèle possible, l'unique épitaphe qui vaille.
C'est cela même, grâce à cette immortalité de l'art, l'éternité des génies : ils vivent à jamais dans le seul mais impérissable souvenir, impalpable et pourtant bien réel, de leurs admirateurs, dans l'unique mais inextinguible mémoire, immatérielle et cependant très tangible, du monde, si ce n'est de l'humanité.
LA TRANSCENDANCE DU SUBLIME
Bowie, un dandy culte et quintessentiel : il est imperceptiblement passé là, en parfait accord avec la philosophie du dandysme, du corps artistique au corps spirituel. Blackstar, une étoile noire qui, paradoxalement, brille aujourd'hui, plus que jamais, de tous ses feux. Ainsi, au moment même où la vie de Bowie s'achevait, la mort, quant à elle, la parachevait. Transcendance du sublime !
BOWIE, UN PRISME ARTISTIQUE ET HUMAIN
Mais si Bowie fut effectivement ce dandy absolu, ce n'est pas seulement parce que, perfectionniste dans l'âme, il orchestra ainsi de main de maître sa propre mort tout autant que sa vie. C'est aussi, plus authentiquement encore, parce que, personnage protéiforme et artiste polyvalent, alliant génie musical et talent pictural, outre ses dons d'acteur, il sut incarner au plus haut point, avec une rare maestria, cet être prismatique que Baudelaire, avec sa notion de « kaléidoscope », appelle de ses vœux. Dans Le Peintre de la vie moderne, il écrit en effet, brossant précisément là le portrait du dandy :
« On peut aussi le comparer, lui, à un miroir (…) immense (…) ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les éléments de la vie. »
Ce « prismatisme » ne s'éloigne guère, tant il s'inscrit au sein du même héritage culturel, de ce « perspectivisme », multiplication à l'infini des différents points de vue sur un même objet, que préconise Nietzsche, dans Le Gai Savoir, lorsqu'il y définit l'existence, mais aussi toute œuvre humaine, fût-elle artistique, littéraire ou philosophique, comme autant, par-delà même leur intrinsèque et substantielle unité, de « petits mondes perspectifs ».
Davantage ! Il n'est pas jusqu'à Lord Byron qui, à l'instar de Baudelaire avec sa métaphore du kaléidoscope, sorte de miroir réfléchissant, ne l'anticipât dans un de ses poèmes les plus bouleversants, épique et autobiographique à la fois. De fait, écrit-il dans le chant III de son intrépide mais solitaire Chevalier Harold :
« de même le cœur peut se briser, mais, brisé, il continu »e à vivre,
tout comme un miroir brisé, que le verre
en chacun de ses fragments multiplie, formant
un millier d'images de la seule qu'il y avait,
toujours la même, et d'autant plus nombreuse qu'il se brise le plus. »
C'est exactement là ce qu'entendait dire Barbey d'Aurevilly quand, dans Du dandysme et de George Brummell, il affirma, afin de décrire l'allure hautement distinguée de ce prince des dandys et arbitre des élégances, qu'il avait à « son service toutes les souplesses qui font la grâce, comme les nuances du prisme forment l'opale en se réunissant ». Bowie ne fut-il pas aussi, du reste, le racé et très raffiné « thin white duke », comme il s'autoproclama ?
L'IMMORATLITE D'UN DANDY ABSOLU
Bowie : ce dandy absolu, si ce n'est ce « dieu profane » comme Barbey surnomma Brummell, qui, à la fin de sa vie, se sera même dépouillé de la peur de la mort, en un faisant de surcroît, suprême défi mais gage d'éternité, une impérissable œuvre d'art. L'immortalité, oui, est à cet inestimable prix !
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
Paris, le 10 janvier 2017
*Philosophe, auteur de « Petit éloge de David Bowie – le dandy absolu » (Éditions François Bourin). A paraître, « Requiem Dandy – Méditation sur l'art de mourir, de Socrate à Bowie ».
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