De Gaulle avait-il vraiment compris les Algériens ?
Le temps pluvieux et maussade de la veille du Réveillon s’est dissipé progressivement pour laisser place à un soleil radieux en ce 2 janvier de l’an 2008. Il faisait beau, mais frais quand même. Et cette fraîcheur matinale était une aubaine. Un don du ciel. Elle m’a revigoré la mémoire.
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Sur le sommet d’une montagne avoisinante, à quelques encablures à vol d’oiseau de l’endroit où je me trouvais, la neige persistait encore. Elle était d’une blancheur immaculée ! Les coulées de neige de part et d’autre de ce pic abrupt formaient un V inversé, clairement visible car, au-dessus, le ciel de ce matin-là était d’un bel azur ; il était éclatant de lumière. Par ailleurs, aucun nuage ne venait perturber cette image idyllique. On aimerait bien que tous les matins soient ainsi. Des matins calmes et paisibles, et inondés de soleil. Des matins sans mauvaises nouvelles diffusées par la presse ni colportées par le "bouche-à-oreille". Des matins sans tirs de "Heb Heb"(1) sur les campements militaires ni de faux barrages dressés sur les chemins secondaires. De la Kabylie ou d’ailleurs.
Etait-ce un signe prémonitoire nous annonçant la victoire contre le terrorisme et la misère qui accablent notre Algérie depuis plusieurs années ? N’étant pas cependant, par nature, superstitieux, je ne voulais pas me laisser obséder par cette image ni lui donner une quelconque signification. C’était une bizarrerie de la nature, point c’est tout. "Allez, circulez, rien à voir", finis-je par lâcher à l’intention de... moi-même. "Je ne vais tout de même pas essayer de donner une explication rationnelle, logique, cartésienne à tout phénomène naturel qui se manifesterait sous mes yeux", ajoutai-je tout en fermant les persiennes de mon bureau pour ne pas continuer à fixer de mon regard cette curiosité de la nature.
Sur l’autre versant de cette montagne se trouve un petit village du nom de Medjana dont les maisons de style colonial entourées de haies fleuries et les ruelles tracées au cordeau rappellent au touriste égaré qu’ici, il y a quelques décennies, vécurent, heureux sans doute, des colons. Mais ce village n’avait pas connu que ça. Il avait connu bien d’autres événements historiques telle "l’insurrection d’El Mokrani", par exemple. Rappelons seulement que celui-ci avait été, avec quelques-uns de ses compagnons d’armes, exilé en Nouvelle-Calédonie. Cela remonte à loin maintenant. Seuls les manuels scolaires de nos enfants évoquent cette tragédie. La tendance à occulter les événements lointains pour ne retenir que ceux qui se sont passés il y a à peine une cinquantaine d’années est une caractéristique de nous autres Algériens. On dirait que nous avons une dent contre l’Histoire. Celle qui s’écrit avec H. Ou alors l’Histoire a été déviée de son cours naturel par les "tenants du pouvoir" qui ne voulaient retenir d’elle que ce qui les arrangeait. C’est ce qui se dit çà et là d’ailleurs. Mais bon... Ceci est une autre histoire. Alors passons.
Plus au nord et plus à l’est aussi de ce village, se trouve un autre village niché sur le flanc de la montagne, Bordj Zemmoura où, en 1958, en pleine guerre d’Algérie, le général de Gaulle, venu s’enquérir de la situation où se trouvait alors "l’Algérie française", avait, paraît-il, passé une nuit. Une nuit qui avait suffi à sortir ce village de son anonymat. Une nuit dont se souviennent encore les vieux Zemmouris. Cinquante ans après, ils en parlent avec fierté. Et comment ? Le général avait passé une nuit dans une chaumière de leur village ! En fait, je n’ai pas pu vérifier cette information que je détiens de bouche-à-oreille depuis longtemps maintenant, mais en tout cas tous les Bordjiens jurent sur tous les saints que c’est vrai.
On prétend que de Gaulle (qui, comme la majorité des Français de l’époque, avait mal digéré l’indépendance de l’Algérie) avait dit un jour ceci : "l’Algérie, on en reparlera dans trente ans" ! Et, effectivement, trente ans après son indépendance, l’Algérie a connu l’une des crises humanitaires les plus dramatiques du siècle dernier. Et, le plus dramatique dans l’histoire, c’est qu’elle n’entrevoit pas encore le bout du tunnel. Le terrorisme bat toujours son plein et les politiques n’ont, pour le moment, d’yeux que pour le palais d’El Mouradia qui n’arrive pas encore à prendre la décision quant à l’éventualité ou non d’un troisième mandat présidentiel. Alors, ma question est celle-là : ce dicton prononcé dans une conjoncture particulière était-ce une prémonition comme le V que je viens de voir de ma fenêtre ou bien alors de Gaulle était-il un visionnaire hors pair ? Dans le cas où c’est la deuxième suggestion qui est la plus plausible, il serait, à mon avis, très instructif, pour nous les Algériens en particulier, de lire les mémoires du général et de s’en inspirer afin d’éviter toute surprise, toute fausse manoeuvre non pas de l’histoire du passé, mais de l’histoire à venir. Le général avait dit beaucoup de choses. Concernant l’Algérie, bien sûr. Tel, par exemple, son fameux "je vous ai compris" qui, quelques années après, avait, fatalement, débouché sur l’indépendance de l’Algérie. On me rétorquera peut-être que ce "je vous ai compris" était destiné aux Français d’Algérie qui étaient si inquiets de la tournure prise par les événements de la guerre d’Algérie. On pourra aussi me contredire et me dire qu’il était plutôt destiné aux colons qui n’admettaient pas le fait de tout laisser tomber, du jour au lendemain, et rentrer en métropole. Leur avenir et celui de leurs enfants ne pouvaient se faire qu’en Algérie, pensaient-ils. Ils ne pouvaient pas concevoir d’autre avenir que celui qu’ils s’étaient eux-mêmes tracé depuis plusieurs générations. Ils ne pouvaient pas non plus, pour rien au monde, laisser tomber aux mains des indigènes leurs fermes de la Mitidja si fertiles et les grandes exploitations céréalières des hauts plateaux, eux qui avaient trimé pendant près d’un siècle pour faire de l’Algérie ce qu’elle était.
Mais ce "je vous ai compris" avait en fait un double tranchant. Une double signification. S’il avait été compris tel que je l’ai dit plus haut par les uns, c’est-à-dire dans le sens où la France était prête à y mettre tout son poids et à déployer tous ses moyens pour régler définitivement cette atteinte à l’ordre public par des "hors-la-loi" et qu’il fallait juste une opération de police pour en venir à bout, il avait été compris autrement par les indigènes que nous étions : inéluctablement, nous allions avoir notre indépendance. Dans les djebels, la guerre faisait rage. Depuis quatre longues années déjà ! Des deux côtés, les hommes tombaient comme des mouches. Des deux côtés que de souffrance, de larmes et de sang. Même l’utilisation des armes pourtant prohibées par les conventions de Genève (Napalm) n’arrivait pas à mettre fin à ces "troubles de l’ordre public" ni à entamer la détermination des moudjahiddines, les combattants de l’ALN. Même la torture pratiquée à grande échelle par les aussaresse et compagnie n’avait pas permis de mettre fin à un mouvement de révolte, à une révolution qui allait tout chambouler sur son passage. Sur le plan diplomatique, "la question algérienne" était, si mes souvenirs sont encore bons, inscrite à l’ordre du jour des Nations unis. La guerre avait sonné le glas de la colonisation. Et pas seulement en Algérie d’ailleurs. Partout en Afrique, les peuples se révoltaient contre l’ordre colonial. Il fallait faire preuve de pragmatisme et voir la réalité en face. On ne peut continuer éternellement à asservir tout un peuple sous le prétexte que la "colonisation est un bienfait" pour lui, pour ce peuple je veux dire. De ces "bienfaits", les colonisés n’en voulaient plus. Voilà, peut-être, pourquoi, en s’adressant aux Français d’Algérie, le général avait, en fait, fait un clin d’œil aux Algériens d’Algérie. Il avait compris que le divorce entre les Français d’Algérie et les autochtones était déjà bel et bien prononcé. Un premier novembre. De l’année 1954. Il ne restait alors qu’à s’entendre sur les modalités pratiques pour que ce divorce soit enfin effectif. Il le sera un certain juillet 1962.
A suivre
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