De Gaulle, es-tu là ?
A bas les partis !
C’est le nouvel épouvantail à la mode depuis l’envol de François Bayrou dans les sondages : la IVe République.
Nous
savons que le désormais « troisième homme » a fondé toute sa conquête
de l’opinion sur une stratégie assez simple : se présenter comme
l’homme hors du système, au-delà de la division bipartite UMP-PS.
Il
n’en fallait pas plus pour les fins experts du PS et de l’UMP pour voir
en François Bayrou la réincarnation de cette vilaine « troisième force
» de la Quatrième République, que l’on a pris l’habitude d’accabler de
tous les maux des années 1950 : l’impuissance et l’instabilité
politiques, la faiblesse et l’incurie pendant les guerres coloniales,
etc.. François Bayrou, c’est donc l’homme qui voudrait renouer avec les
compromis mous des partis de la Quatrième, « restaurer la cohabitation
», selon les termes de Christiane Taubira. Pour Lionel Jospin, « ce que
propose M. Bayrou provoquerait une grave crise politique... non pas
cette fois à partir de ses marges... mais en son centre même » (Le Monde,
19.03.2007). Pis, si l’on suit Dominique Paillé, porte-parole de l’UMP,
François Bayrou, en se positionnant contre le jeu de l’alternance
politique PS-UMP, voudrait mettre fin à la démocratie elle-même !
François Bayrou serait donc le restaurateur inavoué des grandes
alliances transpartisanes de la IVe République et le dangereux
dynamiteur du bipartisme de la Ve République !
Pourtant,
toutes ces attaques ne seraient pas aussi savoureuses si François Bayrou
n’accusait lui-même Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy d’être les «
candidats de leur seul parti », ignorant l’intérêt supérieur de la nation et l’esprit rassembleur de la Ve République. En somme, ce n’est
pas lui qui voudrait restaurer la IVe République mais bien ses deux
adversaires, qui se complaisent dans l’alternance de deux partis. A ses
yeux, le PS et l’UMP sont coupables d’avoir restauré le « régime des
partis », tant critiqué par de Gaulle ; à l’écouter, il serait ainsi le
seul candidat capable de retrouver l’esprit de la Constitution de 1959.
Il
faut avouer qu’il y a là quelque chose de comique : nous avons donc deux
camps : d’un côté, François Bayrou, de l’autre, Ségolène Royal et
Nicolas Sarkozy, qui se rejettent mutuellement l’accusation
ignominieuse de IVe République. C’est à en perdre son latin... Mais enfin
où se cachent-ils donc, ces crypto-molletistes, ces Pinay et autres
Pflimlin inavoués, qui s’entendent à détruire l’héritage du Général ?
Est-ce François Bayrou, ou faut-il soupçonner ses deux rivaux ? Et, à
l’inverse, qui sera le valeureux chevalier, le saint gaulliste qui
saura enfin abattre l’hydre des partis pour aller à la rencontre de son
peuple ? Pour l’instant, on ne saurait trop le dire, mais on sent bien
qu’il y a dans ces déclarations contradictoires un flou, voire une
gêne, sur le sens du mot « parti » : invoqué d’abord comme un élément
constitutif du jeu démocratique et de l’alternance par le PS et l’UMP,
il peut être aussitôt conspué lorsqu’il évoque le « système des partis
» de la Quatrième République, synonyme d’immobilisme et d’impuissance.
Le « parti » semble ainsi être la boîte noire de notre régime politique
: il est l’objet de discours ambivalents.
Cette
ambiguïté exprime d’abord une chose : la prégnance, dans notre vie
politique, des représentations de la genèse gaullienne : avant 1959,
tout n’était que chaos, confusion et multipartisme ; après, tout ne fut
plus qu’ordre, beauté et bipartisme ; mais prenez garde ! le spectre
des partis et de la IVe République ne cesse de hanter nos
institutions, et seuls quelques prophètes illuminés, tels François
Bayrou, continuent de nous avertir et de réclamer le retour aux sources
gaulliennes. Ne soyons pas injustes, les autres candidats ont aussi
leurs talents de prophète : inutile d’insister sur les fulgurances de
Nicolas Sarkozy ; mais regardons Ségolène Royal : n’a-t-elle pas
découvert récemment la pierre philosophale de sa victoire : « C’est ce
que les Français veulent : une élection présidentielle, c’est un lien
direct avec le peuple. C’est la nature même de l’élection, il
m’appartient d’être libre » (Le Monde, 16.03.2007). Ségolène
Royal a donc eu sa révélation gaullienne, le vieux général lui a parlé
et lui a soufflé à l’oreille : tu ne gagneras pas avec ton parti mais
en t’en libérant, en retrouvant les vertus de la geste gaullienne,
rassembleuse du « peuple » au-delà des partis, au-delà des classes
sociales.
Esprit
de De Gaulle, es-tu là ? Le parti est à notre vie politique ce que le
pêché et le corps sont à l’homme de l’Eden : cette chose refoulée, dont
on ne veut trop parler, mais avec laquelle il faut pourtant vivre. Le
parti est le triste sort commun de la politique, sa condition même
d’existence, mais chacun rêve de s’en affranchir. Mais voilà les
prophètes : sous les oripeaux du vieil homme, nos lumineux candidats
disent sans cesse avoir retrouvé l’esprit de la lettre de 1959.
Les
partis apparaissent ainsi comme de vieilles breloques, un pis-aller, un
mal nécessaire ; ce qui compte au final, c’est le génie propre d’un
homme. Et malheureusement, cette surenchère de « personnalisme », de
présidentialisme, ne s’arrête pas aux trois grandes formations :
presque partout, c’est à celui qui nous offrira la plus belle
profession de foi gaulliste. Même José Bové s’y met : à l’entendre, il
est l’homme de la vraie vie, lui, de la vraie société, au-dessus de
tous ces partis gauchistes
mesquins et « politiquement patriotes » ; car, lui, il a tout compris
bien sûr, tandis que les autres partis de la gauche radicale ne sont
qu’une bande de tâcherons en dehors de la réalité et attachés à leur
petite boutique parti-sane.
Ah ! les partis, sale engeance tout de même : on se demande bien
pourquoi on s’encombre encore de ces mauvaises machineries qui
empêchent le peuple (le vrai) d’aller à la rencontre de son grand
homme.
Vive le parti !
Et
pourtant, quelque chose cloche. Ces grosses machineries, tant dénigrées,
fonctionnent en réalité plutôt bien dans cette campagne présidentielle
: au PS, à l’UMP et même à l’UDF, les discours sont plus que jamais
contrôlés et intégrés dans des stratégies de communication très rôdées.
Tout écart, toute nuance, exprimés en dehors de la « ligne du parti »,
sont donc bannis.
Ainsi,
le coup de tête d’Eric Besson au PS est révélateur : voici que ce
dernier exprime une quelconque réserve sur le financement du « pacte
présidentiel » de Ségolène Royal et qu’aussitôt le monde
politico-médiatique se met à parler d’« illisibilité », d’«
inefficacité » et voit déjà le PS sombrer dans les gouffres de sondages
surinterprétés. Puisque c’est la mode depuis la mort du sociologue
Jean Baudrillard, disons-le, le clash d’Eric Besson « n’a jamais eu
lieu » : il est largement une création médiatique ; qui sait ce
qu’aurait donné le désaccord d’Eric Besson, en dehors d’un système
politico-médiatique si extrémiste, qui ne réclame qu’univocité et
lisibilité ? Peut-être pas une démission... Rappelons-nous aussi de
François Hollande, qui avait « osé » proposer de relever les impôts
pour les revenus supérieurs à 4.000 euros sans en référer à sa chère
compagne ; aussitôt avions-nous vu les médias et la classe politique
s’agiter autour des problèmes de « communication » du PS, etc, etc. A
ce petit jeu de la présidentielle, toute discussion entre représentants
d’un parti est ainsi immédiatement lue comme une faiblesse et mérite
sanction aux yeux des sondeurs et des exégètes professionnels de la vie
politique. Et pourtant, depuis quand discuter d’un sujet est-il un tort
en politique ? Dans un parti en lutte pour la présidence, les avis et
les tendances se taisent, comme les consciences dans une armée en
marche.
Ce
phénomène n’est d’ailleurs sans doute pas étranger à l’éclatement du
front de la gauche antilibérale. Car quelle est la signification de
cet échec si ce n’est l’inadaptation d’une formation plurivoque dans le
cadre d’une élection présidentielle qui favorise l’univocité des
discours et la personnalisation du pouvoir ?
Bref,
en dehors du parti monolithique, rassemblé, aussi lisse que du papier
glacé, point de salut possible dans cette Ve République.
Paradoxalement, la Constitution de la Ve République - qui devait mettre
fin au « régime des partis » - semble donc avoir plus que jamais
renforcé les partis. Ou plutôt faudrait-il préciser immédiatement
qu’elle a accru la cohésion interne des grands partis, tout en
affaiblissant le pouvoir parlementaire, l’instance même d’expression
des partis : au final, nous avons donc un renforcement interne et un affaiblissement externe
(autant au regard de leur rôle institutionnel, de leur enracinement
militant dans la population que de leur légitimité politique : voir le
score des grandes formations aux élections récentes, qui ne cesse de
baisser). Renforcement interne et fragilisation externe, tel pourrait
donc être le secret de ces partis de la Ve République, à la fois
invoqués et révoqués.
Après avoir constaté l’ambivalence des discours sur les « partis », nous découvrons que l’évolution réelle
de ces partis est elle-même ambivalente. Y a-t-il un lien entre ces
deux ambivalences, celle des mots et celle des choses ? Peut-on
supposer que le discours « libéré » des candidats, avec toutes ses
ambiguïtés, n’est que la manière illusoire de se masquer la profonde
crise réelle des partis politiques en France ?
Nous
avons en effet de lourdes machines, coupées de leur électorat, qui
tendent à se rigidifier fortement, excluant, bannissant, excommuniant
toute opposition, qui en même temps ne cessent de s’affaiblir à chaque
élection, mais auxquelles les dirigeants font mine de ne pas appartenir
en empruntant les grimaces gaullistes (avec les discours récurrents «
antisystème » ou de « rupture »). Il est légitime de se demander
combien de temps ce grand écart va durer... On ne peut pas indéfiniment
se présenter comme le candidat « antisystème », antipartis, tout en
forgeant son ascension politique grâce à un parti. On retrouve là le
problème majeur de la campagne de Ségolène Royal ou de François
Bayrou... La posture de de Gaulle en 1958-1959 était une posture de
crise : il pouvait apparaître comme le rénovateur, venant de
l’extérieur, étranger au système. Voilà la force politique de De
Gaulle, mais celle-ci ne valait que le temps d’un homme et d’une crise.
Aujourd’hui, les « grands » candidats continuent à fonder leur
légitimité politique sur cette extériorité au système, alors qu’ils
doivent la force de leur assise politique à leur parti. Le spectre de De Gaulle hante plus que jamais la vie politique française, mais ce
discours génétique gaullien se révèle de plus en plus contradictoire
avec l’évolution réelle des partis, et contribue même à accélérer leur
affaiblissement et leur déligitimation. Le discours gaullien déligitime
les partis, et les candidats de ces partis déligitimés et affaiblis en
appellent paradoxalement au discours gaullien pour se relégitimer. Le
serpent se mord la queue, la vie politique française s’est enfermée
dans un cercle vicieux. Et Le Pen continue de monter...
L’ascension de François Bayrou a donc au moins ce mérite : elle révèle plus que jamais les contradictions à l’œuvre dans les fondements idéologiques et les pratiques politiques de la Ve République.
1
Un journaliste de France 2 a imaginé une interview imaginaire avec
Pierre Mendès-France (1907-1982) pour le centenaire de sa naissance :
les réponses sont faites à partir des déclarations réelles de PMF dans
les années 1950-1970.
http://elections.france2.fr/presidentielles/2007/interviews/27671408-fr.php
Voir aussi :
http://www.rajf.org/article.php3 ?id_article=619http ://www.rajf.org/article.php3?id_article=619
Les propos éclairants d’un professeur de droit constitutionnel, partisan de la suppression des élections présidentielles.
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