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Accueil du site > Tribune Libre > De l’admiration au rejet : le parcours du bouc émissaire

De l’admiration au rejet : le parcours du bouc émissaire

Plus je lis René Girard et plus je trouve que sa vision colle à notre monde. En très simplifié sa thèse fondamentale est que les groupes humains gèrent leur violence naturelle, inévitable, nécessaire à la survie, par le recours à un objet qui sert d’exutoire : le bouc émissaire.

Cette notion de bouc émissaire est issue de la tradition juive. Le bouc est supposé porter sur lui tous les péchés d’Israël, et sa mise à banc produit un effet d'expiation, ou d’attribution du bien à ceux qui le condamnent.

Quand une foule hostile rejette un membre de sa communauté ou une communauté entière, cela signifie que cette foule s’attribue le bien et projette sur le membre rejeté le mal. En rejetant le « mal », on se place automatiquement du côté du « bien ». Le bouc émissaire est quelqu’un à qui une communauté attribue la cause du mal. On rejette sur lui nos erreurs ou nos insuffisances et on lui en fait porter la responsabilité. Il est tellement plus simple, pour se sentir pur, de déclarer les autres impurs. Les juifs ont été collectivement le bouc émissaire des sociétés européennes pendant des siècles.

Le bouc émissaire doit payer, et en général il paie de sa vie, qu'il soit coupable ou innocent. C’est la méthode la plus sûre pour éliminer toute contestation de son rôle de « méchant », et pour éviter d’être soi-même mis en cause dans notre rôle de « gentils » ou de « purs ». Peut importe de sacrifier un innocent. Un coupable est d'ailleurs en partie innocent : il n'est coupable que parce que nous avons des failles, mais il est innocent de nos failles. Il n'est de voir que le désir d'aggravation des lois répressives après chaque crime sexuel ou crime commis contre des enfants, et les marches blanches organisées dans ce dernier cas. Blanches comme la pureté que nous voulons nous-mêmes endosser pour colmater nos failles et dire bien haut : "Non, nous nous dédouanons de ce crime", laissant l'entièreté de la noirceur aux criminels. Il n'y a guère que pour certains infanticides maternels que la communauté dédouane la coupable, inventant une maladie de "déni de grossesse". Cette maladie réduit la responsabilité et donc l'horreur du crime, comme si la fonction maternelle devait être préservée qui qu'il advienne de l'opprobre du "mal". Quelqu'un fait le mal (tue) mais ce n'est pas de notre faute. L'auteure du crime ne peut donc servir de bouc émissaire.

Une communauté peut fabriquer des coupables. Sacrifier un vrai coupable n’a qu'une fonction libératrice limitée, car après tout c’est normal. Mais fabriquer un coupable dans le but de lui attribuer l'origine de nos maux active puissamment le moteur de l’expiation qui nous valide dans l'hypothèse que nous sommes portés par le "bien". Hitler l'avait bien compris.

Plutôt que de laisser une société être dévorée par sa violence, violence qui peut se tourner contre elle-même (la criminalité n'étant qu'une des formes de désir frustré qui génère une violence anti-sociale), il est plus économique de diriger la violence vers un objet et de trouver un responsable qui endosse le mauvais rôle et assume la punition.

Une origine de cette violence, selon Girard, est le désir mimétique, c’est-à-dire le fait vouloir ressembler à l'autre ou à défaut de désirer ce que l’autre possède et de s’en approprier pour être semblable à lui. Si votre voisin possède une voiture alors que vous n’avez qu’un scooter, l’envie de la voiture viendra très probablement. La grosseur de la voiture étant ensuite un signe de reconnaissance sociale, de puissance, et donc objet de désir et désir de ressemblance (qui ne préfère pas être puissant et autonome plutôt que faible et dépendant ?).

L’envie a un autre nom : l’admiration. Dans l’admiration on attribue à l’autre des qualités d’être que l’on ne se sent pas posséder. Un chef de guerre provoque l’admiration par un fait d’arme plein de bravoure. Un Gandhi provoque aussi l'admiration par son engagement et sa philosophie. Ce faisant il prennent une forme d’ascendant sur ceux qui les admirent. Il sont des modèles à atteindre. Mais on ne peut pas « être » l’autre. L’admiration suppose presque inévitablement une forme d'impuissance personnelle en comparaison du modèle. Elle s’oriente alors vers l’envie de posséder les mêmes biens que lui. Quand c’est impossible l’admiration se transforme en haine, et l’on trouve peu à peu à l’idole des défauts qui en font un être méprisable. On lui attribue aussi nos propres malheurs. Le puissant n’est aimé que quand on peut l’utiliser pour se protéger, pour lui ressembler ou quand il nous gratifie d’un peu de sa puissance. Quand il ne nous gratifie plus assez de ses largesses (argent, considération, amitié) il devient un ennemi.
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Le bouc émissaire se recrute principalement parmi les gens que l’on a admirés ou enviés. Notre impuissance à être eux en fait peu à peu des adversaires. Le modèle que l'on admire est forcément un jour un obstacle, à moins de perdre sa qualité de modèle. Mais s’il perd sa qualité de modèle il ne mérite plus notre admiration, et notre moteur de l'envie ne se met pas en route. Quel que soit le besoin que certains peuvent avoir d’être un héros (besoin de reconnaissance, de se prouver sa valeur, de revanche, de coller à un mythe, d'obtenir du pouvoir, etc), ils ont tout pour devenir des boucs émissaires s’ils persistent à alimenter ce besoin. Certains espèrent s'affarnchir du sort peu enviable du bouc et demeurer à jamais objets d'admiration et détenteurs de puissance. Mais être un bouc émissaire et réussir à démonter le mécanisme de victimation n’est pas si facile. Le mythe s’y oppose. Or la victime innocente rejoint le mythe et s'en alimente en même temps qu'elle l'alimente. Le mythe nous dépossède de nous-mêmes. Quel pouvoir avons-nous alors sur notre propre destin ? Où est notre liberté dans ce processus ? On peut bien sûr éviter de devenir bouc émissaire. Mais d'une part cela se passe malgré nous, et d'autre part si l'on y parvenait, aux prix de quelles contorsions et compromissions faudrait-il le payer ?

Dans le christianisme, le personnage de Jésus est typique du mécanisme mimétique et victimaire décrit par René Girard. Il devient bouc émissaire mais en survivant à la crucifixion (selon la croyance chrétienne) il défait le mythe, qui ne peut s’accomplir normalement. La victime rejetée devient le guide d’un nouveau comportement, où l’expiation collective grâce au bouc émissaire ne fonctionne plus.

Pourtant notre société produit encore des boucs émissaires. Mais elle développe simultanément, et de manière inverse, un culte de la victime, cela peut-être depuis que Jésus, "l'agneau de Dieu", a fait de la victime sacrificielle un accablement pour le monde et non plus une catharsis ou une possibilité d'expiation et de libération. Ce culte n’est que l’envers du binôme bourreau-victime. La simultanéité des deux productions conduit à une confusion majeure des valeurs, dont notre époque est représentative. On pourrait presque dire que malgré la régression de l'influence de la religion, notre époque est plus chrétienne que jamais.

Les puissants d’aujourd’hui sont toujours admirés, toujours détestés, toujours jalousés. Mais s’ils deviennent victimes ils induisent la production de nouveaux puissants car nulle société ne peut fonctionner sur les traces de la victime. Etre victime ne peut être qu’un statut temporaire, pas une norme générale.

Un autre aspect de ce désir de ressemblance, ce désir mimétique, est qu’il fonctionne forcément avec une différence. La différence entre deux puissants est nécessaire pour que l’un envie ou admire l’autre. Les puissants pouvant être des chefs politiques comme des chefs d’ateliers ou un grand frère : le même mécanisme se reproduit à tous niveaux. Si deux individus ont le même niveau de puissance ou de richesse, le moteur d’évolution de la société se grippe. L’indifférenciation sera tôt ou tard confrontée à une nouvelle violence (à cause d'un nouveau désir car le désir est inhérent à l'humain) dont on ne connaît pas la nature donc les ravages possibles. La différenciation est une condition de développement du vivant (comme la différenciation sexuelle, pas exemple). Elle sert aussi à préserver un ordre social où la violence est canalisée. De la nécessaire différenciation à l'inégalité, le pas est souvent franchi, alors que les deux notions ne sont pourtant pas du même ordre. Mais l'indifférenciation est-elle viable socialement ? Une société égalitariste tiendrait-elle la longueur alors que les êtres sont différents en talents, capacités, désirs ? Et l'inégalité est-elle obligatoirement cause de domination et d'oppression ?

La thèse de Girard semble laisser entendre qu’une société égalitaire produirait tôt ou tard une violence inconnue et par là incontrôlable. Dans l'indifférenciation, la dynamique si puissante du désir et de l’envie, qu’il rattache à la nature humaine, n’aurait plus de cadre pour s’exprimer.

Mais, ayant identifié cette dynamique mimétique comme source de violence injuste (le bouc émissaire), n'est-il pas souhaitable de la désamorcer ? Et si oui, comment ? Désamorcer cette dynamique suppose une démarche personnelle de soustraction au mécanisme de l’envie, de l’admiration, de la jalousie et du reproche. Commencer donc par refus d'admirer ou d'être admiré.

Une telle démarche est-elle possible individuellement, sans une validation collective du constat d’épuisement du désir mimétique, de l'envie, et de l'inévitable jalousie qui s'en suit (épuisement qui nécessite la présence de l'autre pour être réel et vérifiable) ? S’il faut une validation collective, sur quelle base et dans quel cadre peut-elle se faire pour remplacer le rôle des religions, qui avaient cette fonction, mais aujourd’hui devenues obsolètes dans leurs rites et croyances cosmogoniques ?

La réflexion sur les thèses de René Girard amène des clés à la fois dans la lecture de la société et dans la lecture de mon propre itinéraire. Ce qui me convient bien car je ne puis imaginer une transformation sociale sans que l'individu soit lui-même objet d'une transformation préalable. Je crois plus à la société formée par les individus regroupés et responsables de ce qui les habite qu'à l'individu formaté par la société et donc irresponsable. L'individu responsable n'est plus ni bourreau ni victime. Un chemin qui bouscule la plupart des rapports humains et des mécanismes relationnels.


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10 réactions à cet article    


  • hommelibre hommelibre 22 juillet 2011 19:24

    Oui, je me souviens bien ! René Girard pose un repère très fort, qui est de nature à réorganiser la perception que l’on a de soi-même.

    Bien à vous.


  • 1984 22 juillet 2011 21:19

    "Je crois plus à la société formée par les individus regroupés et responsables de ce qui les habite qu’à l’individu formaté par la société et donc irresponsable. L’individu responsable n’est plus ni bourreau ni victime."

    ça devrait-être une évidence...
    ça aurait dû-être une évidence...
    Peut-être au prochain big bang ?


    • piquebateaux 23 juillet 2011 08:38

      "Mais, ayant identifié cette dynamique mimétique comme source de violence injuste (le bouc émissaire), n’est-il pas souhaitable de la désamorcer ? Et si oui, comment ? Désamorcer cette dynamique suppose une démarche personnelle de soustraction au mécanisme de l’envie, de l’admiration, de la jalousie et du reproche. Commencer donc par refus d’admirer ou d’être admiré."
      Le refus d’admirer ou d’être admiré, la clé comportementale la plus révolutionnaire, la plus responsable et la plus apaisante qui soit en ces temps chaotiques, effectivement. A ceci près qu’elle nécessite une certaine dose de courage, car elle fait aussi de soi, paradoxalement, le bouc émissaire idéal pour la société des esprits dominateurs.
      Merci pour ce bel article.


      • Jordi Grau J. GRAU 23 juillet 2011 12:31

        Merci pour cet article riche et stimulant. Je me permettrais de faire tout de même une petite objection à René Girard (et à vous-même, dans la mesure où vous semblez reprendre ses thèses) : égalité n’est pas synonyme d’uniformité. Une société égalitaire ne serait pas forcément indifférenciée. J’incline à croire, d’ailleurs, que l’uniformité est bien souvent le résultat d’un rapport de domination : une institution (Etat, école, armée, parti unique, etc.) contraint alors les individus à entrer tous dans un même moule. On pourrait très bien imaginer une société égalitaire où chacun se différencie des autres, a un domaine d’activité où il peut susciter l’admiration des autres, sans qu’il y ait nécessairement de rivalités et de désir d’écraser les autres.

        J’avais d’ailleurs écrit un petit article là-dessus il y a un an.


        • PascalR 23 juillet 2011 12:55

          J’ai personnellement beaucoup travaillé sur le Bouc émissaire, en fin de compte le Diable, véritable projection de l’inconscient humain destinée à se déculpabiliser de ses comportements et côtés sombres.

          Véritable imposture, le Diable et tous ses petits noms et démons ne sont que des archétypes psychologiques entretenus par la plupart des religions de façon totalement hypocrite pour dédouaner l’Humain de sa folie naturelle.

          Au fond, le genre Humain, pour des raisons que j’étudie, repose sur une seule chose : l’Imposture.
          Et cela va très loin, jusqu’à postuler que l’Humain ne fait pas partie du vivant, d’où l’imposture, une position qui ne serait pas celle que l’on croît et que l’on veut bien faire croire.


          pour y réfléchir.
          J’irais lire ce René Girard que je ne connais pas.

          • mortelune mortelune 23 juillet 2011 17:49

            L’imposture ne serait-il pas de faire croire à une imposture ? L’imposture ne serait-il pas de faire croire que la notion du bien et du mal est normale et que l’homme ’doit vivre avec’ ? Et si cette imposture venait du fait que le modèle d’éducation n’était tout simplement pas le bon ? Le calcul, l’orthographe et plus généralement toutes les matières enseignées à l’école éloignent l’enfant de sa bonne nature. On enseigne à être ’bon’, ’mauvais’ à être ’coupable’ à désigner un bouc émissaire. Le jeune adulte n’aura au final rien apris sur lui et les hommes. Sur la différence qu’il y a entre un animal et lui. Il le saura par déduction, par lui-même, sans aucune éducation sérieuse.

            Sa folie naturelle est mise en place par l’homme, pas par la nature...

          • mortelune mortelune 23 juillet 2011 17:31

            « ...groupes humains gèrent leur violence naturelle, inévitable, nécessaire à la survie »

            > Dans la théorie de l’évolution c’est sans doute vrai, mais cette proposition vient à l’encontre du fait que l’homme est naturellement bon. Les modèles de d’éducation de nos société mettent en valeur le bien et le mal elles modifient ainsi les comportements vers une ’normalité’ de ce qui est bon ou mauvais. Il manque à l’homme une éducation de l’éducation ; une prise de conscience ’moderne’ d’être parents. L’éducation donnée aux enfants est faite sur un modèle empirique qui tient son origine dans la mémoire collective ’préhistorique’. Que l’homme apprenne à être parents pour qu’il ne répète pas sans cesse les mêmes erreurs de générations en générations. A quel age un enfant devient ’violent’ ?
            La survie de l’humanité dépend-elle encore de la violence nécessaire à son évolution naturelle ? 

            • Hermes Hermes 25 juillet 2011 17:48

              Bonjour,

              L’indifférenciation est objectivement impossible de toute façon, car nous sommes tous différents, avec des possibilités différentes (Intellectuelles, motrices, émotionelles, etc.).

              Par contre l’interprétation que nous en faisons est un point éminemment variable qui passe dans le prisme de l’interprétation.

              Sans attention particulière, cette interprétation personnelle va différencier les être humains sur des critères totalement subjectifs, ceux qui permettent de compenser le plus simplement nos difficultés : si je ne suis pas sûr de mon intelligence par exemple (mais tout autre sujet d’identification est possible), je verrai des idiots méprisables et des génies à vénérer (ou l’inverse... tout est possible).

              Le bouc émissaire n’est que l’aboutissement de cette projection différentiatrice à l’échelle d’une population, sur un dénominateur commun d’interprétation d’un vécu collectif, c’est à dire sur des croyances.

              La violence sur le groupe ou l’individu isolé qui sert de bouc émissaire procède de l’hystérie collecive, d’une décharge d’énergie vitale réprimée (ct par exemple)

              Il y a peu d’action possible sur ces mécanismes à grande échelle, car on ne peut pas changer le niveau de présence de millions d’individus d’un coup de baguette magique, ni à l’aide de quelque théorie, système ou utopie que ce soit. Par contre si on observe avec honnêteté et humilité ses propres différenciation, celles que l’on ne cesse de projeter, il y a possibilité de réveil, et l’économie d’un sillage de violence en moins : le sien.

              Bonne soirée.


              • piquebateaux 25 juillet 2011 21:25

                Tout-à-fait d’accord, Hermès. Si j’osais vous taquiner je dirais que vous clarifiez Trimégiste ! Plus sérieusement, à propos de « l’économie d’un sillage de violence en moins », le sien + le tien + le mien + celui de ceux qui sauront entendre la voix de ce bon sens, cela fait 1+1+1+1+1... « Connais-toi toi-même et le ciel nous guidera tous », en quelques sortes. Ce que nous vivons aujourd’hui ressemble à de l’éveil de conscience !

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