De l’anomie en République et de la nécessité d’un « contrôle social »

Combien de fois avons-nous déjà ressenti, nous autres Français, cette « gêne » lorsque nous étions de retour dans notre pays après un séjour à l'étranger ? Combien d'entre nous n'avait alors qu'une idée en tête : repartir ? Certes, il y a la nostalgie du voyage, et le Français serait parait-il de nature « râleuse » et un éternel « insatisfait » toujours prêt à idéaliser « l'Ailleurs ». Mais que peut-on dire malgré tout, en toute objectivité, du climat général en France de ces dix dernières années au moins ?
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Les transports en commun de la Région parisienne (que l'on ne peut éviter à la sortie de l'aéroport) sont, comme dans nul autre capitale européenne, le lieu de toutes les incivilités. Nous avons tous en tête l'image du « jeune de banlieue » écoutant sa musique au milieu des voyageurs excédés mais tétanisés, ou encore, celle de la bande de jeunes mâles affamés prêts à bondir sur une jeune fille isolée dans la même rame. Impossible de savoir ici comment les gens réagiront si la situation dégénère. Dans les deux cas, la peur du couteau ne nous laisserait que deux options : Rester indifférent et se soumettre ou frapper le premier, tout en étant conscient que l’État ne sera plus de notre côté en cas de « réponse disproportionnée »
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Une partie de la population immigrée ou issue de l'immigration, qui, pour reprendre l'expression d'Adrien Abauzit1, « prend la confiance ». Il n'est par exemple pas rare d'entendre des individus s'exprimer dans une langue étrangère à tue-tête dans l'espace public, pendant que d'autres défient ouvertement la laïcité (port de tenues et de signes ostentatoires, récitation de sourates dans les transports en commun, prières de rue, etc.) ou affichent sans gène leur allégeance à un pays étranger dans l'espace public (drapeaux étrangers lors de l'élection de François Hollande en 2012 sur la place de la Bastille). Le summum a d'ailleurs été atteint par deux fois en cette année 2016 avec une nouvelle « importation de conflit étranger » sur notre territoire (qui a fait l'objet de l'une de mes précédentes contributions d'avril dernier2), ainsi qu'avec les échauffourées marseillaises entre supporters russes et britanniques3, lors de l'Euro de football 2016, et en plein « État d'urgence ».
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Un État en pleine schizophrénie : omniprésent sinon kafkaïen lorsqu'il s'agit de fiscalité, de sécurité routière ou encore d'augmentation du prix du tabac, mais totalement inefficient lorsqu'il s'agit d'assurer l'ordre public et surtout, l'égalité devant la loi. Le justicier du RER B, honnête citoyen français payant ses impôts qui portera secours à la jeune fille victime d'une agression sexuelle, pourrait être condamné pour « violence disproportionnée », tandis que le tunisien Mohamed Lahouaiej Bouhel, l'auteur des attentats de Nice, déjà connu des services de police avant le drame, et, au profil psychiatrique problématique, pourra lui, bénéficier d'un titre de séjour sur notre territoire.
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Des corps constitués qui n'ont plus les moyens de faire correctement leur travail, notamment en raison des règles d'engagement du feu. Nous avons tous en tête ce malheureux policier qui a vu son véhicule attaqué par des militants d'extrême-gauche à coup de cocktails Molotov et de barres de fers, en marge des manifestations contre la Loi travail, sans que ce dernier puisse se servir de son arme pour se défendre, en plein « État d'urgence » de surcroît !4
La définition sociologique du « mal français » :
Cette réalité est d'autant plus incompréhensible et insoutenable, que nous autres Français, sommes un peuple cartésien, raisonnable, et, structurellement conditionné pour nous intéresser et prendre part à la chose publique à travers la citoyenneté. D'ailleurs, le peuple français n'est-il pas, depuis les Athéniens au moins, le peuple le plus passionné par la politique (la vraie) qui soit ?
Ainsi, notre tempérament rationnel et notre propension à l'universalisme nous pousse naturellement à faire des comparaisons : Comment se fait-il que la plupart des maux de la société française évoqués plus haut, soit si difficilement imaginables chez nos pourtant proches voisins italiens ou espagnols ? Pays, où l’État est en théorie dysfonctionnel dans bien des domaines, où règne une certaine « indiscipline » générale, mais, où l'on ressent néanmoins l'existence d'une cohésion sociale ? Pourquoi cette même réalité n'est pas non plus transposable dans des pays comme l'Allemagne ou autres pays d'Europe du Nord, où l'individualisme est pourtant une réalité sociale et encouragé ? Individualisme voulant dire, a priori, repli sur les intérêts privés et désintérêt pour la chose publique ?
Enfin, comment se fait-il qu'un pays où il faisait pourtant si bon vivre à l'époque de nos grand-parents (comme en témoigne par exemple le cinéma de l'époque) et si idéalisé dans certains pays étrangers (Japon en tête) soit devenu, en l'espace de quelques décennie un pays où il règne un tel sentiment de « chaos » ?
Nous mettons là le doigt sur un concept fondamental en sociologie qui résume à lui seul notre mal : l'anomie. Ce terme a été introduit en 1893 par le père de la sociologie moderne, Emile Durkheim. Il vient du grec ancien anomia, construit à partir du préfixe -a- « absence de » et de nomos « loi, ordre, structure ». Il caractérise l'état d'une société dont les normes réglant la conduite de l'humain et assurant l'ordre social apparaissent inefficientes.
L'anomie est une violence à part entière, difficile à supporter. En effet, Durkheim a montré dans son célèbre ouvrage sociologique Le Suicide (1897)5, dans lequel il étudie de façon empirique le suicide comme « fait social à part entière », que l'anomie pouvait être l'une des quatre grandes causes du suicide selon sa typologie. Ce dernier parle de « suicide anomique », qui intervient lors d'un « défaut de régulation » : la réglementation, les normes sont moins importantes, elles sont devenues plus floues. Les individus sont moins tenus, leurs conduites sont moins réglées, leurs désirs ne sont plus limités ou cadrés. Ils peuvent éprouver le « mal de l'infini » où tout semble possible alors qu'en fait tout ne l'est pas.
Ce n'est donc peut-être pas un hasard si les taux de suicides sont si importants au sein des corps constitués français (police, gendarmerie), qui eux, vivent l'anomie au quotidien en première ligne.
L'anomie française : une explication anthropologique ?
Tout d'abord, d'aucuns affirmeront qu'il pourrait exister un lien entre l'immigration et cette anomie en République. En effet, le caractère « ethnique » de la plupart des actes de délinquance et de défiance envers l’État mentionnés plus haut, est parfaitement avéré et vérifiable. Nier cet état de fait serait totalement irresponsable et inconséquent. Mais de nombreux pays qui comptent en leur sein une population immigrée importante ne rencontrent pas nécessairement ce types de problèmes. Nous autres citoyens français, sommes donc, peut-être hélas, les premiers responsables.
En effet, comme nous l'avons mentionné plus haut, notre peuple fonctionne de manière cartésienne et logique. Préparés et conditionnés à prendre part aux activités de la cité, nous attendons beaucoup de l’État comme premier régulateur de la vie en société. Mais problème : que reste-il quand l’État est inefficient et ne remplit plus son rôle ? Que se passe-t-il lorsque l'égalité devant la loi n'est plus assurée et garantie ? La notion de citoyenneté a-t-elle encore du sens dans ces conditions ? Si nous parvenons à maintenir une coexistence pacifique relative entre habitants d'un même pays, c'est qu'en « bon peuple politique » nous sommes encore nombreux à croire à un possible retour de l’État, qui devient de plus en plus nécessaire (donc raisonnable et logique). Mais le Français est aussi profondément libertaire et rétif à toute forme de morale religieuse, d'où le grand besoin pour lui, d'un État fort et de lois contraignantes, pour pallier ainsi au risque anomique qu'induisent un certain vide métaphysique (athéisme) et l'abstraction de la Raison (Lumières).
Cela nous amène logiquement à nous intéresser à ce qui permet à d'autres pays de faire société, malgré l'absence d’État fort « à la française ». En ce qui concerne nos voisins italiens et espagnols, ces derniers n'attendent pas grand chose, sinon rien d'un système étatique (travail au noir, corruption, etc.) déjà inefficient. Ici, le premier régulateur de la vie en société est d'abord la société elle-même. Lorsque vous vous trouvez dans ces pays en apparence « chaotique » et « indiscipliné », des règles tacites « non-dites », sont tout de même perceptibles. Vous savez instinctivement, en tant qu'étranger, qu'écouter de la musique à plein volume dans une rame de métro serait une ligne rouge à ne pas franchir. De même, vous savez que si vous appartenez à une communauté religieuse autre que celle majoritaire dans le pays d'accueil, vous ne pourrez pas « prendre la confiance » comme en France. Il ne s'agit nullement ici de lois que l’État s'emploierait à faire respecter, mais de l'existence d'un contrôle social (notion sur laquelle nous reviendrons) qui assure la régulation des comportements dans l'espace public. Bien sûr, ce contrôle social ne s'appuie pas sur un vide. Les sociétés italiennes et espagnoles, pour ne citer qu'elles encore une fois, sont des sociétés où il existe encore un catholicisme résiduel, une morale familiale et des logiques d'appartenances, qui transcendent les individus (régionalisme, mafias) en dehors de la seule citoyenneté abstraite.
En ce qui concerne les pays anglo-saxons et de culture protestante en général, les rapports entre individus sont régulés de façon contractuelle, dans une logique d'échange et de marché, ce qui, malgré l'individualisme induit, crée une certaine cohésion. De plus, une certaine morale protestante, fait peser sur chaque individu la peur de « l'opprobre publique » en cas de manquement à une certaine éthique (éthique du travail, culte de la performance et de la réussite, de la droiture morale), ce qui par conséquent, permet d'assurer ici aussi, un contrôle social. Dans ces conditions, point besoin d'un appareil étatique « fort », au sens français du terme, comme premier régulateur de la vie en société. L'anomie, qu’engendre un certain matérialisme, est contrebalancée par une plus grande autonomie et responsabilité individuelle encouragées par la culture protestante.
Pour la mise en œuvre d'un contrôle social
Avec un État de plus en plus démissionnaire et un peuple français pouvant difficilement s'auto-réguler de façon spontanée, nous ne pouvons que souhaiter et encourager l'établissement d'un contrôle social pour sortir définitivement de l'anomie et de la souffrance qu'elle engendre (insécurité, passivité, désespoir, suicides).
Tout d'abord, avant de définir clairement ce qu'est le contrôle social et de réfléchir aux modalités de sa possible mise en œuvre, il convient de dire, au préalable, ce qu'il n'est pas. En effet, nombreux sont ceux qui pourraient y voir là l'établissement « d'un nouveau totalitarisme nous rappelant les heures les plus sombres » :
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Le contrôle social ne concerne que la vie en société, autrement dit dans l'espace public. Il ne s'agit donc pas d'une dérive totalitaire, en ce sens qu'il ne s'étendra pas à la sphère de la vie privée des individus.
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Il ne dépendra pas de lois étatiques et sera totalement étranger au droit écrit. Il s'agit plutôt de « règles tacites », « non-dites », de type « loi des mœurs », qui appuireont le sentiment que « tout n'est pas permis » et qu'un ordre social peut exister au-delà de l'appareil d'État et de ses lois. Il s'agit ici plus de légitimité que de légalité.
Tout contrôle social doit nécessairement prendre en compte la ou les spécificités du peuple concerné. Les exemples que nous avons utilisés plus haut, ont montré que celui-ci peut reposer sur des systèmes de croyance et certaines valeurs déjà bien établis (catholicisme et protestantisme résiduel, morale familiale ou clanique). Mais en France, l'athéisme et le vide métaphysique qu'il engendre, complique la tâche. Néanmoins on pourrait décliner et mettre en œuvre un contrôle social de la façon suivante :
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Sortir du paradigme actuel de la vie collective « axiologiquement neutre » (Jean-Claude Michéa6) du « tout se vaut » et faire ensemble l’inventaire de valeurs et de principes « non-négociables » (l'assimilation républicaine, la laïcité, la civilité dans les lieux publics, la pudeur, la préférence nationale, le respect du drapeau et de l'hymne national, le respect des corps constitués, la séparation de la sphère publique et de la sphère privée, etc.) pour l'établissement d'une norme.
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L'existence d'une norme (majorité) clairement établie, supposerait de facto, l'existence d'une marge (minorités).
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La norme et la marge ne sont pas définis et fixés par la loi, il s'agit de règles tacites et non dites explicitement.
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La marge peut-être tolérée, voire protégée (comme vecteur « d'avant-garde » et de création dans certains cas). Une société qui ne tolère aucune marge est un totalitarisme.
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La marge ne peut en revanche pas être encouragée, elle doit rester la marge et ne doit pas devenir la norme.
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Tout individu est donc libre d'appartenir, en son âme et conscience, soit à la norme, soit à la marge.
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Toutefois, l'individu qui aura fait le choix de la marge dans l'espace public devra en assumer les conséquences sociales en tant que marginal (critiques, ostracisme, etc.) et ne pourra se placer en victime et dénoncer une quelconque « discrimination » à son endroit.
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Les individus qui auront fait le choix de la norme auront le droit de défendre légitimement celle-ci sans avoir à se justifier, tout en respectant le principe et l'existence d'une marge et les lois en place.
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L’État devra dans le meilleur des cas, s'il en a les moyens : faire la promotion de la norme, tout en garantissant l'existence de la marge. Mais à défaut de moyens suffisants, il devra au minimum adopter une posture neutre, et en aucun cas il ne pourra soutenir la marge contre la norme (droits LGBT et autres minorités agissantes) et devra se contenter d'assurer l'égalité devant la loi sur les questions touchant à la vie et à la sécurité.
Bien entendu, tout cela est sans doute assez schématique voire simpliste. Un contrôle social peut-il se décréter de la sorte ? N'avons-nous pas tendance à idéaliser les pays étrangers, où « un excès de régulation » peut, au contraire de l'anomie (insuffisance de régulation), provoquer un suicide dit « fataliste » dans la typologie de Durkheim ? A ce sujet, il pourrait être intéressant d'aborder le problème de l'anomie avec des étrangers revenant de séjour dans notre pays. Ces derniers aurait peut-être le recul suffisant pour appréhender le problème de manière plus objective.
1Adrien Abauzit, Né en 1984 : Abécédaire pour une jeunesse déracinée, Broché, 2012
2http://la-centrale-a-idees.over-blog.com/2016/04/de-l-importation-des-conflits-etrangers-vers-une-specificite-francaise.html
3http://www.huffingtonpost.fr/2016/06/11/violence-marseille-supporters-angleterre-russie_n_10416956.html
4http://www.leparisien.fr/faits-divers/video-voiture-de-police-brulee-3-des-4-mis-en-examen-remis-en-liberte-24-05-2016-5826065.php
5Émile Durkheim, Le Suicide, Paris, Alcan
6https://lesamisdebartleby.wordpress.com/2016/01/19/jean-claude-michea-droit-liberalisme-et-vie-commune/
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