« Cent jours pour presque rien », commentait encore il y a peu et, non sans raison, Jean-Luc Mélenchon. Pour autant, faut-il s’étonner que l’alternance déçoive déjà sur le fond ? Malgré son statut matriciel, il me paraît de plus en plus difficile, au vu des alternances politiques à l’œuvre depuis trente ans, d’accorder à la dynamique gouvernementale droite-gauche toute l’importance qu’on lui prête. Et pour cause : à chaque échéance électorale, il me semble que la politique tend à devenir un théâtre toujours plus sophistiqué, à grand renfort de moyens de communication, où chaque parti de gouvernement joue un rôle dont il sait d’avance qu’il ne sera pourtant pas le sien lorsque la possibilité d’agir lui sera donnée par sa prochaine victoire dans les urnes.
Tout semble se passer chaque fois comme si les prétendants à l’alternance faisaient en sorte de paraître à droite ou à gauche, sans que cela ne revête pour autant un contenu sérieux. De la formule « Le changement, c’est maintenant » de M. Hollande en passant par la droitisation délirante de M. Sarkozy dans la période de l’entre-deux tours des dernières élections présidentielles, il demeure toujours, une fois passée la fièvre électorale, comme une impression tenace qu’en dépit des bons mots et des phrases chocs, le volontarisme et le changement ne sont pourtant ni pour aujourd’hui, ni pour de proches lendemains.
En réponse à M. Mélenchon, on nous dit qu’aucune appréciation de l’action gouvernementale ne saurait être valablement formulée pour une durée si courte. Je pense tout le contraire, à savoir qu’une dynamique de changement de fond n’attend pas que le temps apporte son lot d’épreuves et de renoncements, surtout par les temps qui courent. Je n’ignore pas pour autant, bien entendu, que l’épreuve du pouvoir est toujours, presque ontologiquement dirais-je, une expérience décevante pour le citoyen, parce que la politique n’est ni une science ni une morale. Gouverner est un art sans aucun doute difficile et ingrat qui conduit souvent à composer, parfois même à renoncer, presque toujours à décevoir. C’est là une chose entendue et je ne voudrais pour rien au monde un gouvernement purement idéologique, au mépris d’une intelligence de circonstance et d’une bonne appréciation des rapports de force qui irriguent la société.
Ceci étant dit, il me paraît tout à fait clair que nous n’avons pas affaire, avec l’UMP ou le PS, au schéma typique de partis imprégnés de fortes convictions issues d’une vision politique d’ensemble, partis qui seraient conduits, par esprit de responsabilité ou par souci de cohésion nationale, à mettre un peu d’eau dans leur vin une fois aux affaires. Le recul du gouvernement de gauche au début des années 1980 en France, sur la question scolaire, pouvait encore correspondre peu ou prou à ce schéma. Aujourd’hui, après trente d’années d’alternances droite-gauche, j’observe plutôt des partis politiques qui surjouent leurs différences alors même qu’ils convergent de plus en plus sur le contenu de leurs actions politiques une fois installés aux commandes de l’Etat. Je ne prétends pas par-là que les candidats et les équipes de campagne ne sont que de redoutables cyniques, j’avance surtout que droite et gauche de gouvernement ont d’avance validé mentalement les limites de leurs marges de manœuvre dans un contexte de compétition électorale où l’espoir de changement constitue encore une attente forte des citoyens.
Et si ces partis raisonnent ainsi, c’est parce qu’ils obéissent, exaltés ou résignés, à une même loi surdéterminante. Cette loi quasi sacrée, non écrite, est une croyance à laquelle certains ont conféré le joli nom de TINA (« There Is No Alternative »), formule empruntée à Margaret Thatcher. Voilà un impératif assez simple à expliciter. Une première lecture laisserait presque croire qu’il s’agit d’un sage réalisme, alors que nous sommes en présence d’une forme avancée de résignation politique. En effet, il ne s’agit pas du tout d’un louable souci d’éviter un idéalisme creux, ni même de composer avec des faits dont on sait qu’ils sont têtus, mais d’une abdication en rase campagne de ses idées devant des contraintes jugées insurmontables avant même d’avoir sérieusement entrepris quoi ce soit d’audacieux. Ce n’est plus : « en dépit des difficultés, entrez dans l’espérance collective » mais « vous qui entrez ici, abandonnez tout espoir et faites comme vous pouvez pour vous adapter sans trop de dégâts ». De sorte que le temps d’une campagne, la droite peut bien évoquer De Gaulle, et la gauche peut bien réveiller Blum ou Jaurès, tout cela se perd en verbiage et, finalement, rend quelque peu vaine l’action politique des partis de gouvernement, ce dont rend compte aussi bien les forts taux d’abstention lors des consultations électorales à faible personnalisation des enjeux politiques (c'est-à-dire en France, quasiment toutes à l’exception notable de l’élection présidentielle) que l’importance des votes protestataires en cas de participation électorale plus importante.
La vérité est que droite et gauche de gouvernement se perdent en chemin à force de courir après une nouvelle forme de pseudo nécessité historique, quel que soit le nom qu’on lui prête, et que le TINA dont leur action s’inspire recèle une forte dose d’idéologie. Nécessité vis-à-vis de laquelle elles s’adaptent constamment sur le fond - la prochaine ratification du Pacte budgétaire en représente une preuve flagrante - mais chacune à sa manière. Droite et gauche suivent le mouvement mais d’un pas différent. Chacune avec sa méthode et son style. Clairement, le style de M. Hollande n’est pas celui de M. Sarkozy, la victoire du premier ayant fourni, de ce point de vue, une authentique et salutaire respiration. Et la méthode de M. Ayrault n’est pas celle de M. Fillon. Pour sûr en revanche, personne de sérieux – j’aurais dû dire de « crédible » pour satisfaire les exigences de la notabilité médiatique - n’aura l’audace inconvenante d’ignorer qu’il y a la mondialisation, qu’il y a l’Europe, qu’il y a la dette, qu’il y a la technique, qu’il n’y a rien à entreprendre de sérieux au niveau national sans que nos partenaires nous suivent d’emblée, qu’aucune singularisation nationale ne passerait pour telle mais bien plutôt pour une inconsciente marginalisation, que le passé est définitivement dépassé et n’inspire guère que des pleureuses égarées ou de fieffés réactionnaires à la dérive.
A mon humble avis, Jean- Luc Mélenchon, sur ce coup, a raison et il faut bien se rendre à l’évidence : tant que les partis de gouvernement, de droite comme de gauche, se plieront à cette approche résignée suivant laquelle le monde ne peut pas changer, et qu’ils se persuaderont que la vie telle que nous la connaissons résume peu ou prou l’ensemble des possibilités de la vie ici et maintenant, il ne sortira de leurs politiques aucun changement majeur, et les espérances seront continuellement déçues, allant jusqu’à menacer la raison d’être des démocraties, régimes pourtant autonomes par définition.