De l’Etat soumis à l’Etat souverain
Nota : cet article fait suite à " De l'Etat souverain à l'Etat soumis " : http://www.citoyensunisdeurope.eu/notes-du-portail-f69/1973-2013-de-l-etat-souverain-a-l-etat-soumis-diagnostic-t530.html
Les abandons de pouvoir (monétaire, douanier), ainsi que les dérégulations et privatisations consentis par la puissance publique depuis bientôt une quarantaine d’années, ont laissé le champ libre à un libéralisme outrancier (« ultralibéralisme »), livrant l’économique et le social aux engouements erratiques d’une finance spéculative hypertrophiée, opaque et moutonnière.
Aux antipodes de la prospérité et de l’harmonie que promettaient ses partisans, le marché « pur et parfait » a généré les taux de croissance les plus faibles de l’après-guerre (1,6 % par an dans la décennie 2001-2010, à comparer aux 4,6 % de la décennie 1961-1970, moyennes OCDE), une succession de crises sans précédent, ainsi qu’une recrudescence brutale des inégalités de revenus et de patrimoines.
L’autorégulation et la capacité à générer sa propre éthique - modérateurs internes annoncés par les promoteurs et partisans de ce nouveau règne - n’ont pas été au rendez-vous. Ce ne sont pas les initiatives ni les « labels » qui manquent (responsabilité sociale d’entreprise, commerce équitable, économie sociale et solidaire …), mais ils ne pèsent pas lourd dans un système où la recherche du profit à court terme a fini par banaliser les petites combines et les grands scandales, financiers, sanitaires ou environnementaux.
Désormais, deux impuissances se font face : un Etat exsangue, discrédité, désarmé et démoralisé ; une sphère économico-financière incapable de se discipliner et de se moraliser, mais toujours aussi capable de produire et propager de nouvelles crises. La situation est inédite et dramatique. Des deux protagonistes, l’un - le prince - ne gouverne plus vraiment, l’autre - le monde de l’entreprise - n’en a ni la vocation ni les moyens.
Comment, dans ce champ de ruines de la démocratie, l’Etat peut-il se remettre en situation de proposer et de conduire un projet de société ?
Il lui faut tout d’abord remettre en vigueur deux principes qui, pour être de bon sens, n’en sont pas moins bafoués aujourd’hui :
- l’Etat n’est souverain que si la hiérarchie légitime des pouvoirs est respectée : le politique, régulant l’économique, lui-même servi et non asservi par la finance ;
- l’Etat n’est souverain que s’il est maître de son territoire, ce qui est incompatible avec l’ouverture inconditionnelle des frontières.
La première condition n’est pas hors de portée. Ce que les lois et règlements ont fait ou laissé faire, des lois et règlements peuvent le défaire. Encore faut-il le vouloir. Sans doute parce qu’ils sont les plus attachés à la perpétuation d’un système économique dont ils ont été les théoriciens et les premiers adeptes, les pays anglo-saxons ont pris quelques décisions emblématiques en ce sens, les britanniques en conditionnant les plans de soutien à leurs huit plus grandes banques à une « nationalisation » partielle, les USA en infligeant des amendes retentissantes aux délinquants les plus notoires. En France, le système bancaire s’est empressé de rembourser les aides publiques dont il avait bénéficié, afin de préserver sa totale liberté de mouvement, que rien ne menaçait d’ailleurs puisque ces aides n’avaient été assorties d’aucune contrepartie.
La seconde condition implique de mettre fin au combat inégal entre un monde politique qui reste territorialement morcelé et un monde économique désormais sans frontières. Cette remise en harmonie du couple pouvoir/territoire relèverait, pour les uns, d’une « gouvernance mondiale » et, pour les autres, d’un « repli » nationaliste. Ni l'une ni l'autre de ces deux propositions antagonistes ne sont crédibles : la première relève - et relèvera pour longtemps encore - d'une prospective chimérique et la seconde d'une rétrospective stérile : aucun des Etats européens n’est aujourd’hui de taille, seul, à peser sur les destinées du monde. Avant la fin de la décennie en cours, l’Etat le plus peuplé et le plus prospère d’Europe (l’Allemagne), n’atteindra pas 1% de la population mondiale ni 4% de son PIB. La seule issue réaliste se situe au niveau régional, et c’est à l’Europe bien sûr que nous pensons, non pour qu’elle se coupe du monde mais pour qu’elle s’autorise à réguler à ses frontières, en tant que de besoin, les flux de marchandises, de capitaux et de personnes.
Il faut ensuite que l’Etat retrouve et le moral et la dignité ; en d’autres termes, il doit se défaire de la fascination hypnotique qui semble l’avoir saisi à l’égard de la gestion privée, supposée plus efficace et plus rigoureuse que la gestion publique, en tous lieux, en tous temps et en toutes circonstances. C’est en application de ce postulat que le principe d’intermédiation - qui consiste à recourir à des intermédiaires privés pour des projets ou missions jusqu’alors accomplis en direct par la puissance publique - fait des ravages depuis maintenant une quarantaine d’années. Il en résulte un transfert de pouvoirs, et souvent d’actifs, mais aussi une hémorragie de ressources financières car tout ceci se traduit le plus souvent par un surcoût pour les budgets publics.
Il en va ainsi des Partenariats publics privés (PPP) qui, après 22 ans d’existence en Grande-Bretagne (sous le nom de Private finance initiative, PFI) et 10 ans en France, ont fini par susciter des réserves tant du comité parlementaire au Trésor britannique (« Le coût moyen du capital (d’un PPP) est de 8 %, le double des emprunts de l’Etat ») que de la Cour des comptes française (« A périmètre comparable, la gestion publique semble moins onéreuse », octobre 2011).
Il en va également ainsi de l’obligation de recourir aux marchés financiers pour toute forme de financement d’un organisme public. Tout récemment, le Collectif pour un audit citoyen de la dette publique a publié une étude solidement documentée aboutissant à la conclusion suivante : « Si l’État, au lieu de se financer depuis 30 ans sur les marchés financiers, avait recouru à des emprunts directement auprès des ménages ou des banques à un taux d’intérêt réel de 2 %, la dette publique serait aujourd’hui inférieure de 29 points de PIB (soit 589 milliards €) à son niveau actuel. » En janvier 2012, Michel Rocard et Pierre Larrouturou avaient publié dans Le Monde une proposition encore plus radicale, consistant à « contourner » le carcan des lois et traités actuels : la BCE prêterait à 0,01 % des fonds à la BEI ou à la CDC, qui les prêteraient au secteur public à 0,02 %, au moins pour assurer le refinancement de la « vieille dette ».
L’indépendance de la banque centrale et l’interdiction qui lui est faite de consentir des financements directs au secteur public - ont pour conséquence :
- de sanctuariser la politique monétaire dans un organisme hors de contrôle de l’Etat, alors que politique monétaire, politique budgétaire et politique des revenus sont trois cartes qui devraient être tenues dans une seule main et utilisées de façon coordonnée, en fonction d’une stratégie économique globale ;
- de renchérir le financement du secteur public, au bénéfice du secteur privé ; les degrés de liberté de l’Etat en matière de gestion budgétaire s’en trouvent réduits, alors même que l’instrument budgétaire pourrait être d’une efficacité très supérieure à l‘instrument monétaire.
Arrêtons-nous un instant sur ce dernier point. Les facilités consenties au système bancaire par l’institut d’émission européen n’ont jamais été aussi considérables qu’aujourd’hui. Pour autant, cela ne se traduit pas par une relance économique. Il faudrait pour cela que les banques se décident à utiliser ces facilités pour financer l’économie, ce qui supposerait aussi que des demandes solvables leur soient présentées par les entreprises. Or, tout cela ne se décrète pas : la banque centrale est indépendante mais le système bancaire et les entreprises le sont évidemment aussi. On peut en arriver ainsi à une situation ubuesque où le taux de la facilité de dépôt devient négatif afin de sanctionner les banques laissant « dormir » à la BCE les financements qui leur sont accordés (cf les décisions annoncées le 5 juin 2014 par le Conseil des gouverneurs de la BCE). Au lieu de se réjouir bruyamment de ces décisions « tant attendues », nos gouvernants auraient mieux fait de se demander s’il est bien sain que l’Etat soit ainsi contraint à « attendre » de « bonnes » dispositions des oracles de Francfort. Ces liquidités qui coulent à flot ne sont pas perdues pour tout le monde. Sous le titre « Quels effets probables des énormes quantités de monnaie créées par les banques centrales », Natixis a pu écrire en janvier 2014 : « Si la hausse très forte de la liquidité mondiale rapportée au Produit Intérieur Brut mondial d’une part est durable, d’autre part ne conduit ni au retour du crédit ni au retour de l’inflation, que va-t-elle impliquer ? La conclusion normale est qu’elle va conduire à une hausse durable du prix des actifs par rapport au niveau compatible normalement avec la situation de l’économie réelle. » En d’autres termes, les bulles spéculatives sont plus que jamais à l’ordre du jour…
Dans l’hypothèse même où les anticipations des opérateurs économiques, prêteurs et emprunteurs, les conduiraient à tirer parti des facilités monétaires, rien ne garantit que cela irrigue principalement l’économie locale. En l’état actuel des choses, une relance effective de la consommation peut profiter plus aux importations qu’à la production et aux emplois locaux.
Par opposition à ce pilotage incertain par la politique monétaire, l’injection de liquidités par la politique budgétaire donne une bien meilleure maîtrise du dispositif, pour deux raisons : si la dépense est voulue, elle est assurée ; elle peut être ciblée sur des projets profitant pour l’essentiel à l’activité locale.
Aujourd’hui, l’Etat, qui n’avait déjà plus le contrôle de la politique monétaire, a perdu sa liberté de manœuvre budgétaire en raison de la dégradation des finances publiques et s’est placé en situation de dépendance à l’égard des marchés financiers.
Que l’on veuille faire maigrir l’Etat (administrations centrales et collectivités territoriales) là où il fait de la mauvaise graisse, fort bien. Mais ne jetons pas le bébé avec l’eau du bain. Pour agir sur le modèle de société, pour réguler l’économie, nous avons besoin d’un Etat en capacité d’intervenir et donc en capacité budgétaire.
Le libre jeu des intérêts privés ne conduit pas à un optimum social. L’Etat a un rôle régulateur et planificateur à jouer. Il ne peut l’assumer que s’il dispose de ces degrés de liberté budgétaire. Pour autant, on ne peut évidemment pas s’installer dans le déficit chronique et la dette abyssale.
On ne pourra sortir de ce tissu de contraintes qu’en prenant des dispositions à la hauteur des difficultés du moment :
- revenir sur le principe d’indépendance de la banque centrale ;
- financer la nouvelle dette publique au meilleur taux auprès de la banque centrale et des ménages (selon l’INSEE, le taux d’épargne des ménages français, à 17 % du revenu en moyenne, n’a jamais été aussi élevé, étant précisé que 40 % des ménages n’ont pas la possibilité d’épargner) ;
- refinancer une part à définir de la « vieille » dette par une ligne de crédit à taux zéro, remboursable en cas de retour à meilleure fortune (excédents budgétaires) ;
- promouvoir un secteur bancaire public apte à relayer efficacement et loyalement les mesures de politique monétaire ;
- remettre en cause l’ouverture inconditionnelle des frontières aux mouvements de marchandises et de capitaux.
Détricoter l’écheveau ultralibéral que l’on a laissé se développer ne se fera évidemment pas sans difficultés, mais la fuite en avant en annonce aussi beaucoup, et de bien pires. Tant qu’à rencontrer des difficultés, autant que ce soit en poursuivant des objectifs que l’on a choisis plutôt qu’en se laissant porter par un flot dont on ne maîtrise pas le cours.
Ceux qui considèrent que les traités européens constituent un carcan interdisant tout mouvement ferait bien de prendre en considération les coups de canif donnés à ces traités par la BCE et par les Etats membres eux-mêmes, au sein du Conseil européen ou en tractations bi ou multilatérales. Un mouvement est nécessaire. Il est possible et il se fera ; précédé ou entériné par une évolution des traités ; dans le calme relatif d’une trêve des crises ou sous la pression de nouveaux épisodes critiques, d’origine financière et/ou sociale.
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