De l’importance d’être (authentiquement) bling-bling
« Le superflu, chose si nécessaire » (Voltaire)
La Rolex Submariner en or est un superbe objet : la qualité de la finition est parfaite, et le site de la marque nous apprend que l’or est de 18 carats. Et puis, elle est étanche même à 300 mètres de profondeur, ce qui est bien pratique dans la baignoire
Le prix de ce bijou ?
Si vous demandez, c’est que vous ne pouvez pas vous l’offrir.
Nous ne pouvons pas nous l’offrir. Bon, alors, combien coûte-t-elle ?
Première réponse : 108 USD (72 euros).
Deuxième réponse : 23 125 USD (15 400 euros).
72 ou 15 400 euros ? Cela fait tout de même une différence. En fait, vous l’aurez deviné, la montre à 72 euros n’a pas connu le privilège de naître dans la splendeur immaculée des Alpes suisses, elle est plus probablement plus familière des vapeurs toxiques d’obscurs ateliers chinois. C’est une contrefaçon, et nos autorités douanières et judiciaires lui livrent une lutte sans merci. Cette lutte, nos médias s’en font régulièrement les relais, dénonçant la contrefaçon comme un « fléau », une menace pour l’économie.
Pourtant, à la question : « qui est victime de la contrefaçon ? », la réponse est beaucoup moins simple qu’on ne pourrait le penser au premier abord. Essayons quand même :
Les fabricants de produits de luxe ?
Imaginons un monde sans contrefaçons : croit-on que l’acheteur d’une fausse Rolex à 72 euros se reportera sur la vraie à 15 400 euros ? Allons donc : il achètera une autre montre, sans la fameuse couronne à cinq branches, peut-être fabriquée dans le même atelier que celui qui auparavant fabriquait les copies, et toujours pour quelques dizaines d’euros.
Alors, qui ? L’acheteur des copies ?
Il sait bien que la qualité de fabrication de sa montre n’est pas comparable à celle de l’original, et qu’il n’aura pas de garantie. D’un autre côté, sa montre est plus précise que l’original (supériorité des montres à quartz), et quant à l’étanchéité à 300 mètres de profondeur… Tout le monde n’est pas Jules Verne !
Mais qui donc alors ? La contrefaçon du luxe serait-elle un crime sans victime ?
Eh bien non. Les victimes de la contrefaçon, il faut les chercher du côté des acheteurs des « vrais » produits. En achetant une montre, ou tout autre objet, de luxe, j’affiche ma distinction, je clame « je peux me l’offrir, et pas vous », je déclenche chez l’autre ce sentiment d’envie et d’admiration qui fait si chaud au cœur de celui qui en est l’objet.
Si le doute s’installe sur l’authenticité d’une montre de luxe, ce sentiment en est amoindri d’autant (« oui, bon, je peux trouver la même pour 100 euros, il n’y a pas de quoi pavoiser »). Les copies subvertissent le message de l’original. Elles détruisent le fantasme, et ne laissent en dépouille qu’une sotte mécanique à donner l’heure : trois aiguilles qui tournent, qui tournent. Elles réduisent l’objet à sa valeur utilitaire.
Il était une fois une République dont l’histoire était longue et glorieuse, et qui avait décide pour ranimer ses ardeurs assoupies de se choisir un président bling-bling, Rolex au poignet et « super-model » au bras. Comme il fut critique ! Comme on ironisa sur sa vulgarité ! Quels contrastes défavorables n’établit-on pas avec ses prédécesseurs, dont la sobriété était plus en phase avec l’image d’austère vertu que la République aimait à donner d’elle-même !
Et pourtant : il y a de l’incohérence à stigmatiser l’ostentation d’un côté, et à réprimer férocement ce qui la subvertit de l’autre. Ne devrait-on pas se réjouir que la présomption et l’arrogance soient ainsi exposées, désacralisées ?
Oui mais. Mais l’homme est ainsi fait qu’il a besoin de hochets pour continuer à inventer, travailler, créer. Cela transcende le capitalisme, c’est inscrit au plus profond de nos gènes : le paon n’a jamais entendu parler d’Adam Smith, mais lui aussi consacre une fraction considérable de ses ressources biologiques à l’entretien des plumes de sa queue, plumes qui n’ont d’autre objet que d’impressionner les femelles de son espèce (« regarde ma queue, ô femelle, elle ne sert à rien, elle me coûte infiniment cher, mais je me l’offre quand même, simplement parce que je le peux »). Supprimez les hochets, et vous supprimez la motivation des hommes. Les capitaines d’industrie, encore bouillants d’idées et d’énergie, prendront leur retraite sitôt qu’ils auront amassé un pécule « suffisant ». Suffisant pour quoi ? Pour s’acheter une montre à 72 euros ? Le plumage chatoyant de l’humanité deviendra terne et gris. A quoi bon travailler plus pour gagner plus, si le poignet du vulgus pecum peut s’orner de la même montre que le poignet présidentiel ? Pour que la course au dépassement de soi continue, il faut proposer des moyens d’afficher sa réussite individuelle à la face du monde. Les objets de luxe sont le carburant de nos sociétés.
Alors, faut-il réprimer la contrefaçon ?
L’économiste, péremptoire, affirme que oui.
Le moraliste mordille sa plume, les yeux perdus dans le lointain, et murmure : « Vanitas vanitatis, tout n’est que vanité ».
Et nous ?
Antigone, frémissante de vertu, fait face à Créon, connaisseur sans illusions de la nature humaine. Et c’est Créon qui a le dernier mot.
Que la justice impitoyable abatte donc son glaive sur les contrefacteurs.
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