De l’incompétence présidentielle et des moyens d’y remédier
Ce débat présidentiel entre Ségolène Royal et Nicolas Sarkozy aura été l’occasion d’un déluge ininterrompu de confusions, d’erreurs, de bourdes et d’approximations sur les faits et les chiffres, de la part des deux candidats finalistes. Sur presque tous les sujets, sitôt que l’on prétendait à la précision des chiffres, chacun y est allé de son lapsus, de son méli-mélo : les batailles de chiffres avaient ceci de jouissif que pas un de ces chiffres n’était juste ! Sur le chômage, l’énergie, les générations d’EPR, les statistiques d’insécurité, les enfants handicapés, prenons les sujets un par un, ils se sont plantés tous les deux, un véritable festival. Sous couvert de démonstration de l’incompétence de l’autre, nos deux amis ont démontré que, si chacun avait une vision politique cohérente, ils étaient cependant l’un et l’autre d’une incompétence technique crasse. Tare rédhibitoire ? Bien au contraire, cette incompétence technique des deux prétendants est la meilleure nouvelle de ce débat.
Plus personne ne revendique que les ministères de la Santé, de la Défense ou de l’éEducation nationale soient aux mains exclusives d’un médecin, d’un militaire ou d’un prof. Le responsable politique n’est pas nécessairement un bon technicien de son domaine d’action et un piètre spécialiste peut s’avérer un bon ministre. La vision politique, qui s’inscrit dans une conception globale de la société, a vocation à dépasser les impératifs techniques et à soumettre la technocratie à la volonté d’une orientation choisie par le peuple. Entouré et conseillé par les experts, le politique définit une ligne et tranche, sans qu’il lui soit nécessaire de produire un diplôme d’ingénieur dans son domaine d’intervention. L’action politique suppose une rationalité conceptuelle qui ne s’embarrasse pas des questions d’intendance : l’arbitrage décidé, aux techniciens de rendre compatible l’orientation choisie avec les réalités factuelles. "De minimis non curat praetor", le prêteur ne se soucie pas des petites choses, énonçaient nos maîtres en politique, les anciens Romains.
D’où vient donc alors cette prétention à la compétence technique, à la connaissance illusoire des dossiers dans leurs moindres détails ? Le mal, car ce prurit technocratique est bien une maladie démocratique, nous vient des années 70, avec l’émergence d’une génération politique soucieuse de s’approprier les clés du vrai pouvoir qu’elle soupçonne d’exister parmi les directeurs centraux d’administrations et autres énarques. Les inspecteurs des finances s’emparent alors du pouvoir politique et Giscard d’Estaing à droite ou Rocard à gauche deviennent les modèles d’une génération politique qui maîtrise la technique. Plus question pour un politique de se voir opposer un obstacle factuel. Cette génération relègue au rang d’antiquités les grandes figures politiques non techniciennes qu’étaient De Gaulle, Pompidou, Chaban-Delmas ou, à gauche, Mitterrand. La compétence tient lieu de viatique pour une crédibilité politique qui s’inscrit dans les nouvelles crises qui s’annoncent complexes.
Ainsi se fonde l’idée que le chef de l’Etat, en tant que premier responsable du pays, doit savoir faire, et non plus seulement savoir décider. Dans un monde qui se découvre mondial, complexe et dur, dans le cadre d’une économie libérale triomphante, le politique doit pouvoir lutter à armes égales avec les techniques économiques pour faire barrage au caractère annoncé comme incontournable et irréversible des évolutions socio-économiques. Illusion. Avec le "meilleur économiste de France", selon l’expression employée par Giscard d’Estaing au sujet de Raymond Barre, la France s’enfonce dans l’inflation, le chômage et la désindustrialisation. Accompagner l’évolution économique ? La devancer ? La dominer ? Le pari semble perdu. La France de Mitterrand, ignorant s’il en fut en matière économique, trouve les voies de la reprise économique et sociale : la volonté politique, même compromise par le virage de 1983, exprime malgré tout son primat sur les apparentes contraintes des chiffres.
Aussi est-il rassurant de constater qu’en 2007, la politique est de retour. Après la déconvenue de 2002, lorsqu’un Jospin, disposant pourtant d’un bilan remarquable, se casse le nez faute d’avoir clairement déterminé une vision politique pour le pays, les Français découvrent trois candidats qui ont en commun de privilégier la vision de la société sur la connaissance approfondie des données chiffrées, comme si ces trois candidats, Royal, Sarkozy et Bayrou, annonçaient précisément quel modèle de société ils voulaient défendre tout en restant évasif sur les moyens techniques d’y parvenir. C’est cela, et rien que cela, qui a conduit en masse les électeurs aux urnes. Les contraintes n’ont pas disparu mais le rêve et l’imagination semblent désormais capables de réduire des contraintes que, dans un autre temps, on aurait gérées au mieux ou au moins pire, avec de nouvelles contraintes. Nos deux candidats ont montré tout à la fois leur nullité technique et leur brio politique : une vraie bonne nouvelle !
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