Les mères, sorcières des temps modernes
Ce n’est plus à démontrer, le retour en force des valeurs viriles et machistes est massif et mondial. Les femmes « prennent cher », selon l’expression à la mode, et le patriarcat, qui semblait avoir mis de l’eau dans son vin, se réaffirme dans toute sa violence.
Mais la misogynie ambiante prend aujourd’hui un aspect nouveau dans les sociétés occidentales. Parmi les femmes, certaines échappaient à la vindicte masculine, tant qu’elles restaient cantonnées dans le rôle qui leur était assigné : les mères. « Maman » était l’alternative à « putain ». Cette époque est révolue. La sacralisation maternelle, au XXIème siècle, fond comme la banquise : rapidement et inexorablement.
Dans l’imaginaire collectif tel que le forgent médias et réseaux sociaux, la mère est devenue castratrice, omnipotente, fusionnelle, toxique. C’est une ogresse, une voleuse d’enfants, qui pratique l’aliénation parentale ou le « Münchhausen par procuration » comme on pratiquait autrefois la sorcellerie. Comme les sorcières, elle distille insidieusement ses sortilèges, mais, variante moderne, c’est désormais le psychisme qu’elle empoisonne.
Cette « matriphobie » semble paradoxale au premier abord, dans une société qui se veut de plus en plus maternante : les politiques nous protègent, les publicitaires guettent nos désirs, et les marchands les comblent aussi sec. On nous prête de l’argent au besoin. On prend grand soin de nous, on nous pouponne… mais justement, cette relation, on le sait, est tout sauf désintéressée… on nous maintient sous dépendance, on nous infantilise, on colonise nos esprits, on nous aliène… Tiens, justement, tout ce qu’on reproche aux mères d’aujourd’hui !
Maternage sociétal à outrance
George Orwell n’avait pas osé l’imaginer : des algorithmes scrutent, sans plus aucun contrôle humain, nos intérêts sur le Net, nos habitudes bancaires, nos déplacements, nos fantasmes même, et ils en déduisent en une micro-seconde, selon notre âge, notre adresse, notre salaire, la moindre de nos aspirations. Puis ils nous livrent en 24 heures !
Ironie d’informaticien : c’est grâce à des espions surnommés « cookies » (les gâteaux emblématiques de toute bonne maman américaine), dont ils gavent nos ordinateurs et smartphones, que les logiciels devinent, avant même qu’ils nous deviennent conscients, les plus intimes de nos désirs. Ils peuvent ainsi nous combler par avance, et nous éviter tout sentiment d’attente, donc de déplaisir.
Or, supprimer ainsi tout délai entre manque et satisfaction, au point d’étouffer toute frustration dans l’œuf, n’est-ce pas d’abord la mission et l’honneur de ce que serait une hypothétique « mère idéale » ? Aujourd’hui, il n’est plus seulement « interdit d’interdire », il est surtout interdit de frustrer : Tout est permis, plus de barrière, plus de frein, il faut profiter de tout et tout de suite, au maximum, jouir sans entrave ! Ad nauseam.
Le produit qui nous est vendu là est proche de ce que les psychanalystes ont appelé le « Moi-Idéal », l’état de complétude du tout jeune enfant, qui hallucine qu’il est le monde à lui tout seul, que tout ce qu’il perçoit fait partie de lui, et que sa mère n’est donc qu’un organe parmi d’autres, une fonction, qu’il commande selon son bon plaisir.
Alors, quand on nous fait miroiter, à l’âge adulte, un retour à ce Nirvana, comment résister ? D’autant que le monde semble devenir de plus en plus hostile : quoi de mieux que ce giron de substitution, cette idée qu’en consommant sans réfléchir, comme jadis on se jetait sur le sein pour téter, on sera immédiatement repu, et surtout rassuré.
De bonne maman à « castratrice »
Le concept de « mère castratrice » connaît un succès considérable. C’est pourtant un contresens : ce n’est pas la mère qui « castre » en mettant fin à la « toute-puissance » infantile. C’est bien le père, ou ses substituts, qui jouent ce rôle. Au contraire, la mère est celle qui conduit l’enfant, progressivement et sans douleur, à accepter le manque et l’absence. Elle le fait, sauf exceptions, en ressentant de manière quasi télépathique (ce qu’on appelle « instinct maternel ») le seuil de frustration assimilable par son bébé. Ainsi, elle lui ouvre les portes de la symbolisation (le jeu de la bobine décrit par Freud, puis l’objet transitionnel de Winnicott), car le premier défi de l’enfant, afin d’échapper à des angoisses destructrices, c’est d’apprivoiser (donc de se représenter) l’absence. Ce processus est un travail de deuil, puisqu’il s’agit de renoncer à une utopie. Mais toute mère « suffisamment bonne » guide son enfant sur ce chemin nécessaire.
Or les tenants de la société de consommation ne souhaitent absolument pas qu’on fasse le deuil de notre toute puissance, qu’on accepte la frustration, qu’on puisse différer la réalisation nos désirs ! Ils nous poussent au contraire à la régression, car le but n’est pas d’émanciper le sujet, mais bien de le maintenir sous dépendance. Il n’est surtout pas question de ramener le consommateur à la raison, c’est à dire au fait qu’il puisse manquer, sans en mourir.
Fantasmes sadiques contre les mères
C’est dans cette optique que la mère, celle-là même qui a l’ambition de nous apprendre à gérer la frustration, devient l’ennemi à abattre, objet de haine, de projections sadiques. Elle se voit alors chargée de tous les maux, car le poison psychique qu’elle nous instille, c’est le sens de la réalité, or on n’en veut pas.
Ainsi, la mère d’aujourd’hui est suspecte. Les livres (Chroniques d’une mère indigne, Journal intime d’une mère indigne, La vie secrète d’une mère indigne, Mère indigne mode d’emploi) une pièce de théâtre (Mère indigne), et même une marque de vêtements (Mauvaise Mère), l’indignité maternelle est partout. Et la haine anti-mères ne s’arrête pas là comme en attestent les affiches du maire de Béziers, Robert Ménard. Sur l’une d’elles une femme hurlait, ligotée à des rails, à l’approche d’un train. Le slogan : « Avec le TGV, elle aurait moins souffert », faisait référence à une tragédie survenue en juin dernier au cours de laquelle une mère de 4 enfants avait trouvé la mort dans ces mêmes conditions, après avoir été ligotée par son mari. Sur la seconde affiche, une sage-femme portant une locomotive dans ses bras entre les jambes écartées d’une femme accompagné de la légende « alors, t’accouches ? »
Les réseaux sociaux frappent plus fort encore, déclinant l’avilissement de la figure maternelle à toutes les sauces. En mai dernier, pour la fête des mères, le site Pornhub proposait aux garçons d’offrir à leur mère une carte de vœu leur donnant accès aux contenus du site. La maman nymphomane, version féminine de l’ogre, est devenue un des thèmes favoris des consommateurs de porno. Comme tout le monde, elle est devenue insatiable. La surconsommation de X s’inscrit bien sûr dans la logique globale de consumérisme effréné. Face au fantasme d’une mère omnipotente, donc menaçante, l’avilir est évidemment une façon de reprendre le contrôle.
Le modèle économique libéral a déchiré l’image de la madone, pour en faire une putain. Le père, celui des temps anciens, celui des débuts des théories freudiennes, cette statue du commandeur, interdictrice et culpabilsatrice, a fait place à l’image insouciante du papa sympa et complice, dont la seule ambition est de combler l’enfant, et de “passer de bons moments” avec lui... La mère, celle qui dénonce cette imposture, ne peut être qu’une une ennemie.
Comment peut-on encore lui confier les enfants ? De plus en plus, les tribunaux dénient aux mères le droit de garde en les accusant d’aliénation parentale. De plus en plus aussi, des pères en arrivent à des gestes extrêmes plutôt que de laisser les enfants à des mères jugées indignes.
Thibaud Le Clec’h et Caroline Bréhat (Rivages)