De la pieuvre à l’Hydre, une nouvelle façon de penser la domination
« Mondialisation », « financiarisation », que recouvrent ces mots rabâchés si ce n’est une situation sans précédent historique qui nous pourrit littéralement la vie ? D’énormes concentrations financières permettent à quelques entreprises transnationales de déployer leur emprise à l’échelle de la planète sous la forme illusoire d’une multitude de « boîtes » dont la diversité apparente ne fait que masquer la commune racine.
Si
science-fiction et littérature ont classiquement utilisé l’image de la
pieuvre pour illustrer ce genre d’emprise, cette figure est désormais
inappropriée et à vrai dire trop sommaire.
Nous n’en sommes plus à : « Dans l’ombre une seule tête dirige une multitudes de tentacules sans têtes. »
Mais à : "Dans
la lumière plusieurs têtes sifflantes apparemment indépendantes les
unes des autres, obéissent, dans l’ombre, au même corps d’intérêt."
Pour comprendre ce qui se trame dans le monde d’aujourd’hui, il faut intégrer ce renversement de perspective. Une figure le permet à merveille : l’Hydre de Lerne issue de la mythologie Grecque.
Filons la métaphore point par point.
1- Un monstre des marais : désigne un monstre vivant dans un milieu obscurément fécond, labyrinthique et fermé (le marais), agissant "par en dessous". N’est-ce pas ce qui se passe à tous les niveaux de pouvoir, aujourd’hui à une échelle mondiale inédite ? (Un "petit" exemple parmi d’autres à plus grande échelle.)
Un monstre ne pouvant être "vu" que par ceux ou celles capables de s’avancer dans les bas fonds et le malsain (les marais), voire de plonger sous la "surface" au risque de leur vie. Selon le mythe Grec, en effet, les voyageurs qui s’aventuraient dans les marais de Lerne y périssaient. (Un "petit" exemple contemporain et ses "petites" conséquences).
2- Un seul monstre, mais plusieurs têtes : montre clairement que plusieurs pôles (les têtes), apparemment séparés les uns des autres, apparemment sans lien (Etats, partis politiques, organismes financiers, que sais-je), peuvent n’être que des extensions d’un seul "corps"(d’intérêts). Exemples : à qui appartient la presse française ? Qui finance les syndicats ? Quid de l’influence d’intérêts privés au sein des institutions publiques ? Quid des holdings ? Quid des divers emballages sous lesquels un seul et même produit est décliné en plusieurs produits soi-disant en concurrence ?
Mais revenons à la surface des choses, à ce qui "se voit", la "diversité" : pour les démocrates que nous sommes, cette "diversité des choix" n’est-elle pas le gage, la preuve et la garantie de notre liberté ?... Et oui...
3- Un monstre à plusieurs têtes : dont par conséquent on ne sait pas qui le dirige au juste, capable donc de multilocalisations, auquel on ne peut pas dire ses quatre vérités en face, qui peut sans dommage se contredire, prétendre qu’il n’y est pour rien et ne fait qu’obéir à la tête voisine (un expert mandaté par exemple). Etc.
Selon certaines analyses, nombre des récentes séquestrations de patrons qui ont eu lieu en France ont été provoquées par le fait que les employés n’avaient personne à qui valablement s’adresser : aucun "responsable" en face d’eux. C’est d’ailleurs le cas au niveau des emm… quotidiennes de chacun : il n’y a souvent personne en face ! Ce que la philosophe Hannah Arendt appelle le règne de l’Anonyme (Du mensonge à la violence).
4 - Quand on en coupe une tête, il en repousse deux : on a beau les attaquer, dénoncer les scandales, les têtes du "on" non seulement repoussent ("on" les renomme à la tête d’autre chose, d’où ces va-et-vient incessants entre privé et public,) mais se multiplient via sous-traitances, délocalisations, sous-marques, sociétés écrans… et descendance.
5 - "Milieu fermé" et "têtes qui se multiplient" pris ensemble ne reflètent-ils pas à merveille (ce qui, je l’espère, n’aura échappé à personne) que, dans notre société, les postes de pouvoir (finances, médias, politique donc) sont désormais réservés aux enfants de ceux qui les y ont précédés ? Bref que ces milieux se reproduisent entre eux (rien de nouveau) et que la courte étape vraiment démocratique de notre histoire est désormais révolue, au profit de nouvelles oligarchies ? (En 2006 1% des personnes les plus riches détiennent 40% des richesses mondiales selon l’ONU)
***
Si pour résoudre un problème, il faut d’abord le regarder en face et l’accepter, aujourd’hui où regarder ? Que voir ?
Des formes économico-médiatico-politiques "multitêtes" qu’il nous est encore difficile d’appréhender comme un tout, dont nous avons du mal à saisir synthétiquement la vie, les mouvements, les torsions. Bref, des alliances multipolaires qui, pour l’heure, nous acculent à de l’impensable. En effet, cette hydre du "on" n’a-t-elle déjà et n’aura-t-elle pas des effets potentiellement si monstrueux qu’il est peu supportable de les envisager ? C’est cela qu’il nous faut maintenant avoir le courage de regarder.
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Un fléau pour la contrée.
L’Hydre, source d’émanations toxiques, au nombre de deux.
1 - Son haleine : émanant de ses différentes bouches, l’haleine de l’hydre était un poison capable de tuer quiconque la respirait.
Bien sûr, on pourrait à ce propos se contenter d’évoquer la pollution mortifère de l’air (par le gaz, la radioactivité, l’essence, et autres produits chimiques).
Mais je préfère creuser plus profond. Car, cet autre souffle qui sort de nos bouches qu’est la parole peut elle aussi détruire et tuer, et ce à aussi grande échelle.
Combien de mensonges y inclus "institutionnels" ont-ils conduit de gens à leur perte ? A la faillite ou au surendettement par exemple ? A tomber malades après s’être laissés convaincre (par de bienveillantes "campagnes de prévention") de se faire vacciner ou d’avaler telle potion ?
Ou pire, au suicide ainsi que c’est actuellement massivement le cas par exemple en Inde chez les cultivateurs de coton ruinés par Monsanto et ses OGM, à la suite de campagnes télévisuelles convaincantes ?
Combien de famines dues à des gains spéculatifs aux conséquences lâchement planquées auprès des "petits investisseurs" s’en étant ainsi rendus complices, etc.
Sans parler de la désinformation économique perpétrée par des déclarations ignorantes, délibérément trompeuses, ou incompréhensibles. Exemples.
A- Un discours largement dominant assène : La dérégulation totale est un bienfait pour l’humanité. Elle favorise la "libre concurrence" et donc la baisse des prix. Réponse des faits (reléguée dans le silence) : les "concurrents" se mettent d’accord pour créer la pénurie et ainsi faire augmenter les prix.
B- Que penser d’un gouvernement poussant, à grand renfort de "primes" et de discours héroïques de relance, sa population à acheter (à crédit bien souvent) des voitures et des biens immobiliers que sa politique grèvera six mois plus tard, au nom, cette fois, de la grande cause de l’environnement, de taxes et d’obligations vertueuses ?
2 - Son sang : c’était un poison qui, versé dans les fleuves, en rendait les poissons mortels à la consommation. Cela bien sûr évoque le mortifère pillage des mers, le dangereux épuisement des eaux potables et l’accumulation de toxiques dans les poissons, auxquels conduit l’avidité humaine. Ou encore le possible empoisonnement terroriste, irresponsable ou mafieux de populations entières par le biais de l’eau, du virus ou du sang.
Mais tout comme l’haleine peut évoquer le souffle de la parole, le sang, est le siège de l’âme selon de nombreuses traditions spirituelles.
D’où que l’on puisse aussi s’interroger sur les conséquences psychiques, mentales, morales et culturelles des multiples formes de manipulation (marketing, mensonges, discours visant à rendre "la confiance aux ménages" en dépit des faits, etc) commises par le "on" dont il est ici question. Vers quoi le nivellement "par le bas" et l’adhésion émotionnelle promus par les médias de masse — au détriment de la réflexion et du dialogue argumentés, bref de la raison, de la conscience, de la liberté — nous mènent-ils ? ( Ce "doux" — parce que ludique — torpillage psychique et intellectuel des peuples...) Quelles conséquences pour nos capacités à comprendre ce qui se passe vraiment sur cette planète, et donc à décider conjointement d’y mettre un terme ?
Et comment ne pas voir qu’à force de nous faire "avaler des couleuvres" l’haleine nocive de l’Hydre se répand partout ? Que les langues de vipère se multiplient, que "ça" siffle" de tous côtés ?
Sans oublier le caractère très contagieux du principe "multitêtes" de l’hydre ? Combien d’internautes naviguent-ils, bloguent-ils, commentent-ils aujourd’hui en signant d’un ou plusieurs pseudos ? Quelles conséquences sur le psychisme des individus et des relations inter-individuelles cette pratique induit-elle ? (Moi-même je n’y échappe pas. Amada est un "pseudo", une autre moi-même qui, bien que j’en use comme d’un masque - une sorte de marionnette en somme- existe de plus en plus en tant qu’elle-même).
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Une figure, certes, mais réaliste
Si la métaphore de l’Hydre fonctionne, les faits inédits dont elle permet de rendre compte n’ont rien du mythe : la destructuration massive des Etats nationaux qu’ils ourdissent ne s’apparente-t-elle pas à une sorte de coup d’Etat mondial invisible, mou et sournois ? Il est urgent de "voir" que nous nous enfonçons dans une forme inédite, mondiale et peu visible, def éodalisme, avec de nouveaux seigneurs et de nouveaux serfs (les "grosses boîtes" et leurs sous-traitants par exemple). Actuellement 500 entreprises transnationales contrôlent 52% du PIB mondial...
Loin d’être les marionnettes d’un seul et unique centre dirigeant (figure de la pieuvre), l’ensemble actuel des entreprises et institutions multi et/ou transnationales doivent être appréhendées comme faisant secrètement corps en "accordant leurs violons" autour d’un seul intérêt commun — le profit — afin de s’assurer mutuellement une emprise financière croissante sur tout.
Si "diviser pour régner" est un adage classique du pouvoir, l’Hydre s’y emploie sous une forme inédite : en opposant ostentatoirement ses têtes, pour mieux faire oublier qu’elles visent le même objectif (exemple). Bref, elle est l’illustration parfaite du phénomène mondial croissant de la corporatocratie.
Que faire ? Rassembler les forces et les intelligences.
Ce constat fait, la question est : que faire ? Comment ? Avec qui ? Quand ? Question d’actualité vu le nombre de regroupements et d’associations tentant d’y répondre.
Mais tant que ces groupes de bonne volonté resteront séparés les uns des autres, tant qu’ils œuvreront chacun dans leur coin, il ne leur sera pas possible de "faire corps", il n’auront ni la force, ni la coordination nécessaire pour affronter efficacement l’Hydre et mettre un terme à son règne. Pour y parvenir, il leur faudrait, eux aussi, rassembler leurs têtes, s’unir et s’ancrer dans un intérêt vital commun. Lequel ? A lire leurs publications, un point revient sans cesse : l’argent-dette
Dans la mythologie, en tout cas, l’hydre ne fut pas vaincue par une multitude d’attaquants, mais par une seule entité nommée Hercule. Un héros dont il serait peut-être judicieux pour notre avenir d’examiner les caractéristiques, les armes et l’action.
Ce sera pour une autre fois. Suite au prochain numéro.
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