De la relativité du libéralisme
Aujourd’hui, la presse de gauche n’a pas de mots assez durs pour conspuer les libéraux, ces fers de lance de la déréglementation et de la mise à bas des acquis de la société. Il y a 150 ans, toutefois, c’était l’opinion conservatrice, militaire et cléricale, qui se défiait des libéraux, ces dangereux idéologues dénués de tout respect de l’autorité. Dans les romans de Gabriel Garcia Marquez (vers le début du vingtième siècle), les libéraux se battent pour remettre en cause l’autorité de l’église et de l’armée. Dans la presse économique actuelle, ils s’évertuent à assouplir les règles du dirigisme d’État. En un siècle et demi, le même vocable a ainsi parcouru l’intégralité du prisme politique, pour désigner d’abord les réformistes de gauche, puis ceux de droite. Comment un tel glissement sémantique a-t-il pu se produire ?
Commençons, en toute logique, par nous intéresser à la racine du libéralisme, à savoir son étymologie. Comme on pourrait s’y attendre, et comme nous le confirme le Dictionnaire étymologique de Jacqueline Picoche, « libéral » et ses déclinaisons viennent du latin liber, « libre ». Au douzième siècle apparaît l’adjectif « libéral », qui veut dire « généreux » – on se rappelle que des « libéralités » désignent des dons. « Libéraliser » au sens politique date du dix-huitième siècle, suivi de « libéralisme » au dix-neuvième, puis de « libéraliser » au vingtième siècle. Mais qu’entend-on à l’époque par là ?
Posons la question au Littré, qui nous fournit un large choix d’exemples en contexte :
Comme « sens propre » de l’adjectif libéral, le Littré nous donne « qui est digne d’un homme libre ». Les arts libéraux, par opposition aux arts mécaniques, désignent « ceux qui exigencent une intervention grande et perpétuelle de l’intelligence (l’origine de cette dénomination est dans l’ancien préjugé contre le travail manuel, regardé indigne d’un homme libre, vu qu’il était dévolu aux esclaves). » Plus loin dans l’article figure une autre définition plus récente : « qui est favorable à la liberté civile et politique et aux intérêts généraux de la société », ce qui a donné entre autres « le parti libéral » (en allemand le « Freie Demokratische Partei », ou parti libéral, peut aussi de traduire littéralement par « parti démocrate libre »). Arrivent ensuite ceux qui professent les idées libérales, à savoir les libéraux.
Je constate avec plaisir que le Littré ajoute une remarque et pose textuellement la question suivante : « D’où vient l’acception du mot libéral au sens de favorable à la liberté civile et politique ? » Apparemment du consulat, et non de Benjamin Constant comme le fait dire Balzac dans La vieille fille. Nous sommes donc aux tout débuts du dix-neuvième siècle. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, les libéraux seront donc des hommes désireux de libérer la société, la pensée et les mœurs. Ce n’est qu’ultérieurement qu’ils deviendront des défenseurs de la « liberté d’entreprendre » et s’opposeront « à l’intervention de l’État » (définition de « libéralisme » par le Littré, qui ajoute « attitude tolérante envers les comportements et les opinions d’autrui »).
Pour en savoir plus sur cette acception moderne, toutefois, le Robert s’impose, avec un article assez long sur le libéralisme, qui propose à la fois une définition « vieillie » (« doctrine des libéraux, partisans de la liberté politique, de la liberté de conscience ») et une définition « moderne » (« opposé à socialisme, étatisme : ensemble des doctrines qui tendent à garantir les libertés individuelles dans la société »). Le dictionnaire cite comme exemple : « Le libéralisme s’oppose à l’intervention de l’État, à la constitution de monopoles privés ». Enfin, il rappelle la définition qui fait de « libéral » un synonyme de « tolérant ».
Au terme de cette étude comparative, on se trouve un peu perplexe. En effet, ce terme, bien qu’utilisé par les deux extrêmes politiques, semble finalement être resté fidèle à lui-même, et on pourrait très bien imaginer des catholiques conservateurs qualifier de « libéraux » les partisans du mariage homosexuel, par exemple, ce qui serait sémantiquement juste, tout autant que les représentants d’ouvriers fustigeant le « libéralisme » des multinationales. Voilà une conclusion surprenante à première vue, mais finalement logique si l’on se dit que le libéral, de quelque bord politique qu’il soit, vise à briser ses carcans et que, selon son point de vue, il peut s’agir aussi bien de l’oppression d’un patron que des entraves à la liberté d’entreprendre. En définitive, qu’il soit de droite ou de gauche, le « libéral » ne demande finalement qu’un peu de… « liberté ».
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