De la ténacité romaine
Depuis toujours, je suis fasciné par l’Empire romain, modèle de génie et de grandeur par excellence. Leur capacité à bâtir un empire d’une telle envergure, à innover dans des domaines aussi divers que l’architecture, le droit ou la stratégie militaire, témoigne d’une intelligence politique et culturelle unique. L’histoire de Rome, marquée par des figures exceptionnelles et des moments décisifs, ne cesse de me captiver. Des fondations de la République aux victoires éclatantes sous l’Empire, chaque période de cette civilisation offre des leçons de puissance, de résilience et de vision qui influencent encore notre monde actuel.
Je souhaite revenir sur un point précis de l’histoire romaine : les conséquences politiques, militaires et morales de la bataille de Teutobourg. Il me paraît essentiel de souligner la ténacité romaine à travers les âges. En l'an 9 de notre ère, Rome subit une défaite terrible, dans la forêt de Teutobourg, face aux tribus germaniques dirigées par Arminius. Cet échec, qualifié d'humiliation par de nombreux historiens, a laissé des marques indélébiles dans l’histoire romaine. Par ailleurs, il existe une imposante statue d'Arminius dans la forêt de Teutobourg, en Rhénanie-du-Nord-Westphalie, perpétuant son mythe fondateur.
Arminius reste célèbre pour son rôle crucial dans la bataille de Teutobourg. Né vers 17 avant Jésus-Christ au sein de la tribu des Chérusques, il fut envoyé à Rome comme otage dans le cadre d’un accord diplomatique. Élevé dans la culture romaine, il devint membre de l’ordre équestre et il atteignit le rang de chevalier. Utilisant sa connaissance approfondie des tactiques militaires romaines, Arminius réussit à orchestrer l’une des plus grandes défaites de l’Empire, infligeant à Rome une véritable humiliation.
La situation politique joua véritablement en sa faveur. Varus, alors gouverneur de la Germanie, commit des erreurs politiques en imposant trop hâtivement des réformes fiscales, judiciaires et administratives. Ces mesures provoquèrent une colère croissante parmi les tribus germaniques, attachées à leurs libertés et leurs coutumes. Arminius, maître dans l’art de la diplomatie et du subterfuge, unifia plusieurs tribus hostiles entre elles contre l'envahisseur, tout en restant soldat de Rome. Son statut d’officier au sein des auxiliaires romains lui donnait accès à des informations importantes.
Cette connaissance intime des mécanismes romains permit à Arminius de manipuler son ancien camp avec un doigté remarquable, feignant sa loyauté tout en organisant secrètement une coalition de tribus germaniques. Le fait qu'Arminius soit à la fois un produit de Rome et un rebelle constitue un phénomène très intéressant à étudier, révélant à quel point il exploita sa double identité pour infliger à l'Empire romain l'une de ses plus grandes déroutes.
Cependant, tout le monde ne fut pas dupe. Certains chefs germains, comme Ségeste qui entendait rester fidèle à Rome, avertirent Varus du danger que représentait Arminius. Ségeste, malgré ses mises en garde, ne fut pas pris au sérieux par Varus et son état-major. Rencontra-t-il des difficultés à dénoncer le double jeu d’Arminius, ou Varus fit-il preuve d’un excès de confiance en ses propres capacités ? Peut-être surestima-t-il l'attachement d'Arminius à Rome ? Nous ne le saurons probablement jamais. Ce manque de vigilance coûta néanmoins très cher à l’Empire.
Arminius tendit un remarquable piège à l'armée romaine qui comprenait les XVIIe, XVIIIe et XIXe légions ainsi que trois détachements de cavalerie et six cohortes d’auxiliaires. Cela représentait entre 25 000 à 30 000 hommes commandés par Varus. Ce fut pour les Romains un véritable désastre militaire et politique. Je ne développerai pas maintenant des considérations stratégiques et tactiques forts passionnantes, car elles n’entrent pas dans le thème central de mon analyse. Je constate tout simplement que la défaite fut totale et sans appel.
Rome n’avait plus connu un pareil carnage, depuis la bataille de Carrhes contre les redoutables Parthes en 53 avant Jésus-Christ. Cette victoire germanique, qui anéantit trois légions entières, arrêta définitivement l’expansion romaine au-delà du Rhin et créa ainsi un clivage latin-germanique qui persiste encore de nos jours. Elle assura également l'indépendance toute relative des Germains à l’égard de l’Empire Romain, sans mettre fin à leurs sempiternelles divisions.
Suétone raconta qu’en apprenant la défaite, Auguste fut profondément dépité et déchira ses vêtements. Il porta longtemps le deuil de cette débâcle. Je cite : « A ce qu’on raconte enfin, Auguste fut tellement abattu par ce désastre que, plusieurs mois de suite, il ne se coupa plus la barbe ni les cheveux, et qu'il lui arrivait de se frapper de temps en temps la tête contre la porte, avec ce cri : « Quintilius Varus, rends-moi mes légions ! » » (Quintili Vare, legiones redde !).
Pour bien signifier l’ampleur du désastre, au-delà de ce témoignage historique fort instructif, il convient de préciser que les trois légions décimées par l’imprudence de Varus ne furent jamais reconstituées. Cette décision représente un cas unique dans l'histoire militaire romaine, confirmant ainsi le caractère exceptionnel de la défaite tant sur le plan politique que moral.
Arminius, pour certains, incarne le chef résolu et rusé, capable de renverser une puissante armée romaine lors d'une embuscade ayant marqué l'Histoire. Pour d'autres, il est perçu comme un traître à Rome, qui l'a nourri, élevé et fait de lui un officier au sein de son armée. Sa mémoire a longtemps perduré dans la culture germanique. En effet, son action a souvent été convoquée, notamment aux XIXème et XXème siècles, comme un symbole de résistance et d'unité nationale face aux menaces extérieures, particulièrement par les milieux nationalistes et pangermanistes.
Le bilan de cette bataille fut catastrophique pour les Romains : plus de 20 000 morts, des survivants réduits en esclavage, deux aigles, les emblèmes en or des légions, capturées immédiatement par les vainqueurs, la troisième, brisée et cachée par son aquilifer pour la dissimuler, fut malgré tout saisie par les Germains. J’en reparlerai.
L’histoire aurait pu se terminer là : les Romains, renonçant à la conquête de la Germanie, auraient détourné leur regard vers d’autres horizons, évitant ainsi de se frotter à ces guerriers irréductibles. C’était mal les connaître. Loin de s’apitoyer sur leur sort, les Romains affrontèrent directement l’adversité. Auguste renforça la frontière du Rhin avec les limes, d'abord sous le commandement de Tibère, puis de Germanicus, avant d’y transférer des légions pour imposer la puissance militaire de Rome.
Je souligne que Rome n’a renoncé à la Germanie que plusieurs années après la défaite de Varus et non immédiatement après ce désastre. Les résultats politiques peu concluants des campagnes menées par Germanicus conduisirent Tibère à opter pour la décision stratégique suivante : repositionner les frontières de l’Empire sur le Rhin. Ce retrait n'était pas un aveu d’échec militaire, mais un choix pragmatique. Rome préféra consolider ses territoires et maintenir son influence par d’autres moyens, plutôt que de poursuivre une guerre coûteuse contre des tribus germaniques fragmentées.
A la mort du fondateur de l’Empire romain, Tibère, devenu le nouvel homme fort, décida d’exercer des représailles manifestes à l’égard des Germains. Il confia à Germanicus huit légions, soutenues par une flotte de mille navires. En 14, ces armées aguerries frappèrent durement les Marses. Quatre légions de Germanicus sortirent victorieuses d’une attaque massive provoquée par une coalition de Bructères et d’Usipètes. Après avoir consolidé leurs défenses et réorganisé les troupes, Germanicus planifia des opérations militaires pour obtenir réparation et réaffirmer l’autorité de l’Empire. Les Romains, bien qu'ayant remporté des victoires sur leurs rivaux germaniques, ne désiraient pas s'arrêter en si bon chemin, car leurs succès ne rivalisaient pas encore avec la portée de la défaite à Teutobourg.
Loin de marquer un arrêt définitif dans l’expansion romaine, la bataille de Teutobourg devint plutôt un catalyseur pour la consolidation de l’Empire, sa réorganisation et l'apprentissage des erreurs passées. L'Empire exerça un contrôle plus strict sur toutes les provinces déjà conquises. Cette défaite ne rima en aucun cas avec le début de la fin pour les lointains héritiers de Romulus. Bien au contraire, Rome a ensuite conquis la Grande-Bretagne et certaines parties de l’Europe, au nord du Danube. L’Empire atteignit même sa plus grande taille au cours des décennies qui suivirent cette terrible mêlée meurtrière. De fait, toutes les actions menées par Rome après cette défaite démontrent la résilience romaine face aux difficultés…
Mais ce n’est pas tout. En 15 après Jésus-Christ, la bataille de Pontes Longi opposa les guerriers germaniques d'Arminius aux troupes romaines d'Aulus Caecina Severus. Ainsi, là où Varus, face à des circonstances similaires - attaques par surprise, rassemblement de tribus germaniques et terrains défavorables - ne montra nullement l’envergure d’un chef militaire, Aulus Caecina Severus manifesta l’étendue de ses compétences en tant que stratège et meneur d’hommes. Conscient de l'importance de la situation, il déjouera les plans d’Arminius qui mit au point un nouveau traquenard pour détruire les légions romaines. Le Romain insuffla à ses officiers une confiance inébranlable dans la capacité des légions à résister au pire, en prenant des décisions claires et résolues. En geste symbolique de sacrifice et d’héroïsme, il offrit son propre cheval à la cavalerie, démontrant ainsi son engagement total pour l’armée.
Finalement, bien que les Romains enregistrèrent de lourdes pertes, ils évitèrent la défaite grâce à une contre-attaque décisive. Ils échappèrent à la souricière tendue par les Germains. Arminius ne reproduit pas son exploit de l’an 9, nonobstant des conditions largement favorables avec l’union de plusieurs tribus germaniques, une supériorité numérique et une connaissance approfondie du terrain. Cette occasion unique de détruire les Romains dans une position aussi avantageuse ne se présentera plus. Arminius ne sut pas en tirer parti : sa chance était passée.
À chaque nouveau succès ou défaite évitée, les Romains engrangeaient de la confiance. Loin de se satisfaire des lauriers durement gagnés ou de croire à la soumission des Germains, ils poursuivirent inlassablement leur œuvre de déstabilisation, multipliant les incursions victorieuses en territoire ennemi. Germanicus déploya tout son génie militaire, bien que les efforts demandés aux légionnaires fussent particulièrement difficiles à encaisser. Toutefois, la discipline de l'armée romaine permit aux chefs d'exiger des soldats un dévouement hors du commun.
Rappelons maintenant que Germanicus eut pour parents Drusus et Antonia, elle-même nièce d'Auguste. Il fut adopté en l’an 4 par le futur empereur Tibère, selon la volonté d’Auguste qui souhaitait en faire le successeur naturel de son fils adoptif. Prince issu de la famille impériale julio-claudienne, Caius Julius Caesar gagna le nom Germanicus après avoir pacifié cette zone géographique très turbulente. Il fut l’un des chefs militaires les plus populaires et sans aucun doute l'un des plus doués de toute la longue histoire romaine…
En l’an 15, Germanicus, conformément aux ordres de l’Empereur, retourna à Teutobourg pour exorciser les vieux démons de l’armée romaine en Germanie. Il se retrouvait à la tête de 80 000 légionnaires. Il multiplia les actions belliqueuses contre les Germains, toujours avec succès. Ses armées découvrirent alors les morts tombés à Teutobourg six ans plus tôt. Il ordonna que les cadavres fussent enterrés avec les honneurs militaires. Arminius subit des revers, mais restait toujours à la tête de ses soldats. Germanicus ne rechigna pas à l’effort et il combattit avec réussite les tribus alliées d’Arminius. Il lava l’honneur des Romains en récupérant deux des trois aigles perdues, chez les Bructères et les Marses, après les avoir préalablement vaincus au cours de différents affrontements.
Germanicus, fils spirituel d’Auguste selon moi, poursuivit inlassablement la quête de la victoire décisive contre Arminius. En l'an 16, il infligea à son adversaire deux défaites majeures lors de batailles mémorables : la première dans la plaine d'Idistaviso, la seconde sur le territoire des Angrivarii. Dans ces deux affrontements, Arminius, à la tête des Germains, encaissa des déroutes dévastatrices qui ébranlèrent considérablement son prestige, parmi les siens, de chef invincible et victorieux. Au cours de la deuxième bataille, il reçut une grave blessure et souffrit de l’épuisement, harassé par le rythme implacable des légions romaines.
Au contraire, Germanicus montra sa force et sa vigueur en prenant le risque de retirer son casque en pleine bataille pour prouver à tous, ennemis et amis, qu’il était vivant et plein d’énergie. À la fin de la journée, le légat romain cria que « les prisonniers ne servent à rien et qu’il faut détruire tous les Germains pour gagner la paix ». Tacite narra que Germanicus, après la double grande victoire, édifia un monument portant l’inscription suivante : « Victorieuse des nations entre le Rhin et l'Elbe, l'armée de Tibère César a consacré ce monument à Mars, à Jupiter, à Auguste ».
L’incorporation de la Germanie n’entrait plus dans les plans de Rome. Il ne s'agissait donc pas de soumettre ces peuples, mais de rappeler qui détenait véritablement la puissance militaire. Tibère, adoptant une vision pragmatique, préféra exploiter les divisions internes des tribus germaniques plutôt que de tenter une nouvelle conquête coûteuse en hommes et en argent. En jouant habilement sur ces rivalités, Rome maintient son influence tout en évitant de s'engager dans une guerre d'usure sur des terres hostiles peuplées de farouches guerriers
Tibère, toujours selon Tacite, refusa l'offre d’un chef noble issu de la tribu des Chattes, qui lui proposa d'empoisonner Arminius. Avec honneur et fierté, il déclara : « Ce n'est pas en secret, par trahison, mais ouvertement et par les armes que le peuple de Rome se venge de ses ennemis ». Non seulement Arminius subit plusieurs défaites face aux Romains lors des diverses campagnes menées par le brillant stratège Germanicus, et il perdit également sa femme, Thusnelda, capturée par les Romains et exhibée comme un trophée lors du triomphe de Germanicus en l'an 17. De surcroît, il ne connut jamais son fils, Thumelicus, né en captivité, qui devint gladiateur à Ravenne. Ce dernier décéda dans l'arène avant d'atteindre l'âge de 30 ans, scellant ainsi une tragédie personnelle en plus de faillites militaires et politiques.
Arminius mourut en l'an 21, ayant échoué à réaliser son ambition de devenir le chef incontesté de tous les Germains et d'imposer ses vues politiques à Rome. Il passa l’arme à gauche, victime d'un complot fomenté par l'élite chérusque, probablement exaspérée par ses rêves de gloire personnelle et sa volonté de puissance exercée sur les Germains, malgré plusieurs défaites militaires. Quant à Germanicus, il perdit la vie deux ans plus tôt, en l'an 19, à Antioche, dans des circonstances troubles. Il aurait pu, selon beaucoup, devenir un excellent empereur, digne héritier de son aïeul Auguste.
Une nouvelle fois, l’histoire ne serait pas complète si elle s’achevait maintenant. En 37 après Jésus-Christ, les Romains, sous le commandement de Lucius Pomponius, infligèrent une défaite écrasante aux Chattes. Ils délivrèrent les derniers prisonniers qui vivaient en captivité depuis la funeste bataille de Teutobourg. Par la suite, la troisième aigle emblématique revint dans le giron romain grâce à Publius Gabinius, qui la reprit aux Chauques après le gain de plusieurs belles victoires.
L’honneur romain retrouva son éclat de la plus belle des manières : la défaite initiale engendra de nombreuses victoires impériales contre les Germains. Les Chérusques eux-mêmes tuèrent Arminius, sa femme s’éteignit en prison, son fils succomba dans l’arène, les Germains retournèrent à leurs combats fratricides, tandis que l’Empire prospéra pendant plusieurs siècles. Enfin, les aigles triomphales furent toutes retrouvées. Sur le temps long, le seul qui compte vraiment en Histoire, Rome a vaincu.
Pour rappel et pour comparaison, lors de la bataille de Carrhes en 53 avant Jésus-Christ, le chef parthe Suréna s’empara de sept aigles romaines, une perte symbolique particulièrement humiliante pour les légions. Grâce à la force militaire et à la diplomatie habile d’Auguste, ces aigles furent finalement récupérées en 20 avant Jésus-Christ. Pour souligner l’importance de cette réussite politique, ces emblèmes ont même été exposés dans le temple de Mars Ultor. Par ce geste, Auguste montrait à tous que, malgré les revers, Rome finissait toujours par triompher.
L'Auguste de Prima Porta, célèbre statue d'Auguste en tenue militaire de parade, rappela cet événement majeur de la geste augustéenne. Effectivement, sur sa cuirasse figure la restitution d'une enseigne perdue par Crassus, symbole fort de la détermination romaine. Il s'agissait de marquer les esprits pour les siècles à venir. Ainsi, pour réparer la défaite de Carrhes, Rome mit 33 ans à récupérer les sept aigles perdues, pour effacer Teutobourg, il fallut 28 ans pour retrouver les trois aigles disparues. Quelle ténacité ! Qui a dit que « l’Histoire est un éternel recommencement » ?
Héritiers de cette mémoire européenne, nous portons en nous une tradition de résilience et de courage face à l’adversité. L’Empire romain incarne un modèle intemporel qui nous inspire dans nos propres défis. Auguste, Tibère, Germanicus et leurs successeurs nourrissent notre quête de sagesse politique et de force, nous enseignant l’importance absolue de toujours faire preuve de ténacité, y compris dans les moments les plus difficiles…
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