Décines, ville martyre de la haine anti-arménienne
Décines se présente comme une petite et paisible commune de la banlieue lyonnaise. Une nombreuse et prospère communauté arménienne s’y est installée à partir des années 1920, ce qui lui vaudra par la suite le surnom de « petite Arménie ». Cependant, la ville est, depuis juillet 2020, le théâtre de raids et agressions de la part de membres de la communauté turque, décidés à en découdre avec les Arméniens. Décines cristallise aujourd’hui non seulement les haines turques à l’égard des Arméniens de France, le tout sur fond de guerre au Haut-Karabagh et des délires mégalomanes du président turc Recep Tayyp Erdogan, mais également les difficultés des institutions françaises à endiguer les violences inter-ethniques.
Une communauté bien intégrée et menacée
La communauté arménienne de France est importante, et elle représente un exemple parmi les plus réussi d’intégration d’une communauté étrangère dans le tissu sociale et politique français. Arrivés par dizaines de milliers au port de Marseille dans les années 1920, certains ont remonté la vallée du Rhône, jusqu’à Paris, s’installant principalement dans la Drôme, en Isère et en région lyonnaise. Aujourd’hui, Marseille, Valence, Vienne, Lyon et Paris abritent d’importantes communautés arméniennes, chacune avec ses églises, ses écoles et ses centres culturels. La transmission générationnelle étant au cœur de l’identité arménienne, ces lieux ont pour but d’enseigner aux jeunes générations la langue, souvent dans sa variante occidentale, l’écriture, les danses et la culture arménienne, afin d’en empêcher sa disparition.
Les centres culturels font également office de lieux de rencontres, où l’on boit un verre de raki, où l’on joue au nardi et… où l’on discute politique. L’arrivée des Arméniens fuyant le génocide de 1915 et les autres, innombrables persécutions, entraînèrent également l’arrivée de militants politiques et d’anciens combattants ayant lutté dans les unités d’autodéfense arméniennes. Fatalistes, mais jamais résignés, les Arméniens de la diaspora ont toujours eu comme objectif de maintenir les liens avec les territoires arméniens et les communautés éparpillées, notamment celles entre la Turquie, l’Arménie soviétique et l’Iran. D’anciens mouvements politiques, comme le Dashnak (Fédération révolutionnaire arménienne, fondée en 1890) et le Hentchak (Parti social-démocrate, fondé en 1887), seront protagonistes de la vie politique de la diaspora arménienne de France, vouée à la reconnaissance du génocide de 1915 et à l’établissement d’une Arménie libre et indépendante. Parfois, les divergences entre les modes d’actions et les objectifs seront très violentes.
Décines, fut toujours une commune marquée par une vie culturelle et politique très actives. Les signes de la présence arménienne sont présents un peu partout, à partir des deux grands centres culturels arméniens, la Maison de la Culture arménienne (MCA), édifice qui date des années 1930, et le tout nouveau Centre national de la mémoire arménienne (CNMA), inauguré en 2013. Le premier monument français commémorant le génocide de 1915 fut inauguré à Décines en 1972.
Or, depuis juillet 2020, cette ville est le théâtre d’attaques réguliers de la part de membres de la communauté turque, nombreuse dans l’air urbaine de Lyon, et notamment de membres du mouvement ultranationaliste et islamique des Loups gris, affilié au parti MHP, qui soutient le président turc Erdogan. Bien implanté en Allemagne et en Autriche, ce mouvement demeure nouveau en France, mais il ne faut pas le sous-estimer.
Attaques, intimidations et réseaux turcs
La communauté arménienne de France est, depuis plusieurs mois, l’objet d’intimidation, agressions et attaques de la part de nationalistes turcs qui, paradoxalement, au lieu de vivre leur nationalisme en Turquie, ils le vivent en France.
Décines cristallise les haines turques contre les Arméniens. Le 24 juillet 2020 un groupe de plusieurs dizaines d’individus organisait un rassemblement lors d’une manifestation arménienne demandant la fin des combats qui déroulent alors entre l’armée arménienne et celle azerbaïdjanaise dans le nord-est de l’Arménie, dans la région du Tavush. Armés de barres de fer et de couteaux et menés par le franco-turc Ahmet Cetin, ils menacèrent la communauté arménienne de la ville. Dans la vidéo qui accompagnait cette contre-manifestation, où des véhicules et un commerce furent dégradés, Cetin avait notamment déclaré : « Que le gouvernement (turc) me donne une arme et 2 000 euros et je ferai ce qu'il y a à faire où que ce soit en France. » Comparu au tribunal correctionnel pour incitation à la haine après avoir été placé en garde à vue, il pourrait écoper de six mois de prison avec sursis, deux mille euros d’amende et cinq ans d’inéligibilité, comme l’a requis le procureur de la République.
Ahmet Cetin n’est pas un émarginé ou un inconnu. En 2017, il fut candidat pour le parti Égalité et justice, parti islamo-conservateur considéré une filiale française du parti AKP actuellement au pouvoir en Turquie. Cetin fut, à cette occasion, condamné à trois ans n’inéligibilité pour ne pas avoir déposé de comptes de campagne. Contrairement à d’autres communautés, celle turque a la caractéristique d’être mieux organisée et structurée.
Le 28 octobre, des dizaines de Turcs avaient organisé une expédition punitive contre la communauté arménienne, toujours à Décines, en plein couvre-feu. A cette occasion, dûment filmée et relayée avec fierté sur les réseaux sociaux, les Turcs avaient scandé des slogans pro-Erdogan et des menaces à l’égard des Arméniens : « Vous êtes où les Arméniens ? », « Nique l’Arménie, on va vous baiser » et « Allah akbar ». Ce défilé faisait suite à une attaque turque contre des manifestants arméniens qui avaient bloqué la A7, entre Valence et Lyon, où un manifestant arménien reçut un coup de marteau sur la tête. La scène de l’attaque fut évidemment filmée par les Turcs, signe que non seulement ils ne se cachent plus, mais qui, à l’instar de leur leader Erdogan, sont ostensiblement en train de défier les autorités françaises. Des défilés turcs avaient eu lieu également à Vienne le 28, et à Dijon le 29, soit le soir-même de l’attaque terroriste de la basilique de Nice, où trois personnes furent tuées par un Tunisien.
Le dernier acte a eu lieu dans la nuit entre le 31 octobre et le 1er novembre, lorsque des individus, avec toute évidence des militants turcs affiliés à la mouvance des Loups gris, a écrit des tags anti-arméniens sur le mur du CNMA (« RTE – Loup gris ») et du monument du génocide de 1915 (« Nique l’Arménie »).
Difficile dès lors de parler d’actes isolés. Une offensive turque est en train de se dérouler sous nos yeux. Non seulement en France, mais un peu partout en Europe, les violences à l’égard des Arméniens cet été ayant déjà eu lieu également en Russie et en Allemagne. Les Loups gris ne sont rien d’autre que le fer de lance de la politique expansionniste et panturquiste du président turc Erdogan, dont les réseaux s’étendent en toute l’Europe. Les drapeaux turcs flottent à Sarajevo, en Albanie, au Kosovo et dans plusieurs quartiers d’Allemagne, d’Autriche et des Pays-Bas, où un parti politique pro-turc, le Denk, est actif, avec trois élus au parlement néerlandais. Les interventions militaires turques en Syrie, au Kurdistan irakien, en Lybie, à Chypre et, plus récemment, au Haut-Karabagh, où les Arméniens luttent pour leur survie face à l’armée azerbaïdjanaise et aux auxiliaires turcs et djihadistes, doivent alarmer au plus haut point. Les réseaux turcs pro-Erdogan sont là, dans les associations, les commerces, les mosquées. Ils infiltrent les démocraties européennes en exploitant leurs faiblesses.
Nos institution européennes et nationales, continueront-elles à se livrer ainsi ? Car ces réseaux turcs et islamiques, non seulement prospèrent grâce aux compromis de certains élus locaux, mais surtout en exploitant la rhétorique antiraciste, libérale, mondialiste et anti-islamophobe tenues par certains de nos dirigeants et associations. Les inversions accusatoires sont légions. Ainsi, leurs tentatives de pogroms anti-arméniens ne seraient, selon eux, que des « réponses » à des prétendues agressions de braves citoyens turcs, en général des enfants et des femmes, de la part de milices arméniennes. Un peu comme ces islamistes qui décapitent et menacent pour un mot de travers, une caricature ou une critique : « C’est vous qui avez commencé, pas nous » peut-on lire dans les réseaux sociaux. Commencé quoi ? à décapiter des imams dans leurs mosquées ? Même logiques, mêmes violences – les réseaux turcs tentent de se présenter comme leaders de la prétendue cause musulmane, colorant ainsi le conflit géopolitique et ethnique d’éléments religieux. Entre-temps, la Turquie fait des accords avec la Chine et abandonne discrètement les réfugiés Ouïgours de Turquie, dont les leaders sont régulièrement expulsés vers la Chine…
Une confiance en les institutions mise à mal
Quelle réponse donner ? Une France « forte et autoritaire », alors ? Non, plutôt une France juste et aux institutions solides. Les Arméniens et les autres minorités (dont celles asiatiques, victimes d’agressions à répétition) ne demandent rien d’autre. De la justice, de la protection, des actions concrètes, non pas des mots et du soutien en vue des prochaines élections. Les appels de la part des représentants de la communauté arménienne à ne pas répondre aux provocations et à éviter d’organiser des expéditions punitives sont nombreux en ces derniers jours. Tout le contraire de certains membres d’autres communautés, beaucoup plus agressifs, qui appellent sans cesse à la violence, à la provocation et à l’attaque. Alors, il serait bien de pouvoir faire en sorte de ne pas la décevoir, cette communauté arménienne qui a tant donné pour la France. Car pour l’instant, cette confiance est régulièrement trahie, et un sentiment de déception risque de s’installer rapidement et durablement.
Les Loups gris, les islamistes, le boycott de produits français chez un certain nombre de pays musulmans, les insultes… cela ne saurait pas être possible sans la faiblesse dont la France et les institutions européennes font preuve depuis longtemps. Faiblesse tentatrice pour certains, dont la Turquie d’Erdogan, qui prétend se dresser en guide du monde musulman, comme au temps, largement idéalisé par les néo-ottomans, de l’Empire ottoman, lorsque le sultan turc était en même temps calife. Ils oublient les nombreuses révoltes arabes et berbères contre la Sublime Porte, signe que non, la domination turque n’était pas acceptée par l’ensemble du monde musulman.
La France sera obligée de faire des choix afin d’éviter que son rêve d’une société multiculturelle ne devienne le cauchemar d’une société multiconflictuelle et au bord de l’implosion.
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