Délinquance : quels moyens et quelle ambition pour la justice ?
Le Parlement examine actuellement le projet de loi de Rachida Dati sur les mineurs délinquants récidivistes. Il constitue un signal politique pour les millions de Français qui ont manifesté lors des dernières élections leur attente de réponses immédiates et concrètes devant l’augmentation de la délinquance juvénile. Si ce nouveau texte constitue certainement un progrès dans la prévention de la récidive, c’est une ambition beaucoup plus large pour la justice, qui doit animer le président de la République et son gouvernement. Car, sur cet immense chantier comme sur bien d’autres, les partis, qui se sont partagés le pouvoir depuis trente ans sans rien régler, ont pratiqué l’art de l’esquive. On se souvient que lors de la précédente élection présidentielle en 2002, tous nous avaient presque fait croire à une prise de conscience de l’urgence des décisions publiques devant l’explosion de la délinquance, la surpopulation carcérale, l’abandon des victimes ou la surcharge judiciaire. Pourtant, la situation a continué d’empirer pour chacune de ces questions. Jusqu’au jour où, le citoyen considérant que l’Etat et la loi ne le protègent plus, il se dispensera lui-même de leur obéir... Dès lors, ce début de mandature sera-t-il aussi celui d’une nouvelle ère pour la sécurité, le droit et la justice en France ? Esquissons, en l’espérant, et sans prétendre à l’exhaustivité, les urgences en la matière ainsi que des pistes de réforme.

1. Rappel douloureux des chiffres de la délinquance publiés par l’OND
Il faut reconnaître que depuis les lois Perben I jusqu’aux lois Sarkozy, les résultats obtenus sont loin d’être à la hauteur des millions d’euros d’argent public dépensés au cours des dernières années. Les recrutements de policiers depuis 2002 ont seulement compensé la suppression des quinze mille adjoints de sécurité et beaucoup de retard a été pris sur loi de programmation pour la justice ou encore la construction des prisons. L’Observatoire national de la délinquance a mis en évidence le fait que si les atteintes aux biens ont légèrement baissé, c’est essentiellement grâce à la baisse des vols de voiture du fait de l’amélioration des systèmes de sécurité. L’enquête de victimation publiée par l’Insee et l’OND fin 2006 avance le chiffre effarant de 9 millions d’atteintes aux biens signalées, généralement sans dépôt de plainte. Là où l’échec des pouvoirs publics aura été le plus cuisant, c’est sur les crimes et délits contre les personnes, qui sont en outre le plus douloureusement ressentis par la population. Depuis dix ans, le nombre de violences physiques, pour l’essentiel les coups et blessures volontaires, a plus que doublé, avec en 2006 près de 210 000 agressions, auxquelles s’ajoutent les agressions de nature crapuleuses, soit une progression de 13,7 % des violences contre les personnes depuis 2002.
2. Doubler d’ici à cinq ans le budget de la justice française
La lutte contre la délinquance et ses causes suppose des réformes d’envergure, à commencer par celle de la justice française. Avec moins de 2 % des dépenses budgétaires de l’Etat, la France consacre à sa justice deux fois moins de moyens par habitant que l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Résultat : à peine plus de magistrats instructeurs qu’au XIXe siècle, des expertises impayées et une police à laquelle on demande parfois de renoncer à certaines investigations ! L’urgence est donc de mettre fin à la prolétarisation de notre système judiciaire. Il faudrait que nous ayons doublé le budget actuel de la justice (6 milliards d’euros) d’ici à la fin du prochain mandat présidentiel.
Il s’agit aussi de mettre fin aux difficultés d’accès au droit de beaucoup de nos concitoyens, évoquées depuis des années sans que ne soit apportée de réponse à la hauteur de l’enjeu. Pour les usagers, le système est trop lent, trop cher, trop incompréhensible. Il est en effet intolérable d’attendre en moyenne neuf mois pour un jugement de première instance, dix-huit pour un arrêt d’appel et vingt-quatre pour un arrêt en matière criminelle. Il n’est non seulement pas facile d’obtenir un jugement "équitable", dans un délai et moyennant un coût raisonnables, mais la difficulté d’exécution des décisions tant pénales que civiles, confine souvent au déni de justice.
Une justice décente qui offre à tous l’accès au droit suppose donc que l’on porte à 12 milliards d’euros son budget afin de la doter de moyens humains supplémentaires en recrutant de nouveaux magistrats et greffiers. Il faut aussi décupler les crédits de l’aide juridictionnelle afin de permettre à un plus grand nombre de citoyens l’accès effectif aux professionnels du droit et à la justice, comme en Grande-Bretagne, l’organisation et le nombre d’avocats par habitant étant à l’évidence bien trop faible comparativement à nos voisins européens.
Il s’agit enfin de faire face à l’urgente question pénitentiaire. Avec près de 60 000 détenus pour 50 000 places (!), la plupart des personnes emprisonnées en France le sont dans des conditions tout à fait indignes et inhumaines. La promiscuité y est dégradante et les bâtiments délabrés. Il faut donc construire de nouvelles prisons et ne plus céder à vil prix, comme on le fait actuellement, nos casernes, hôpitaux, terrains et bâtiments nécessaires à cet accroissement de nos équipements pénitentiaires.
Plus précisément, il faudrait au minimum doubler le nombre de places disponibles pour s’assurer d’une parfaite différenciation des structures d’emprisonnement selon les catégories de détenus. Il est en effet catastrophique de devoir parfois mélanger les gros et petits délinquants, les primo délinquants et les multirécidivistes, les prévenus, détenus provisoires et les condamnés, majeurs et mineurs. La prévention de la récidive suppose aussi un effort particulier porté sur la préparation à la réinsertion sociale, professionnelle et familiale des détenus. Il faut par ailleurs accroître le nombre de placements en structure fermée de rééducation pour les mineurs délinquants. Pour les malades mentaux, l’on pourrait s’inspirer d’exemples étrangers en faisant comparaître devant une juridiction ad hoc les personnes déclarées pénalement irresponsables, pour statuer sur l’imputabilité des faits et les mesures de sûreté qui s’imposent après la sortie de psychiatrie.
3 - Réformer son organisation et son fonctionnement
Ces moyens nouveaux supposent de réaliser en même temps une réforme profonde des modes de fonctionnement et d’organisation archaïques, trop lents, inefficaces et coûteux pour les justiciables. Comment se satisfaire de 80 % de classements sans suite et 30 % des décisions pénales inexécutées ? En terme de réformes, le gouvernement a donc raison d’envisager le redéploiement des effectifs de justice et aussi de police pour adapter les moyens à l’évolution géographique de la population et de la criminalité, de même que l’évolution de la carte judiciaire pour l’adapter à celle du contentieux. Sur le plan législatif, quelques propositions mériteraient l’examen. Par exemple, celle de garantir le dépôt de plainte avec anonymat pour briser la loi du silence liée à la peur des représailles. Ou encore de permettre à tout maire d’obtenir du Parquet l’information des suites données à telle plainte concernant les infractions commises sur le territoire de sa commune et des motifs d’un éventuel classement sans suite. Autre réforme, suggérée par les affaires Grégory, Dils ou d’Outreau, celle du système d’enquête et la nécessaire collégialité pour toute décision relative à la mise en détention.
Il faut enfin repenser le statut, la formation et la rémunération de la magistrature. Rappelons d’abord que l’autorité judiciaire ne procède pas de l’élection, elle n’a donc pas à devenir un "pouvoir". C’est l’esprit et la lettre de nos institutions dont le président de la République est constitutionnellement "garant". Aussi, le Parquet, qui met en oeuvre les orientations de la politique pénale, doit rester soumis à la hiérarchie du pouvoir politique. On pourrait en revanche imaginer, pour l’avenir, un garde des sceaux non-membre du gouvernement, mais responsable devant le Parlement. Il faut aussi parallèlement réaffirmer et garantir l’indépendance des magistrats du siège. Le statut et la rémunération des juges et des auxiliaires de justice doivent être à la hauteur de la mission qu’on leur demande, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. On pourrait étudier au passage l’introduction dans la fonction publique judiciaire de mesures de performance, de critères de qualité (normes ISO) sur la base des expériences allemande et américaine. Enfin, formations et carrières des magistrats du siège et du Parquet devraient être séparées, leur neutralité politique et philosophique imposée par leur statut et l’ENM remplacée par des centres régionaux de formation comme pour les avocats. Futurs parquetiers et avocats pourraient d’ailleurs utilement être formés ensemble.
4 - Mettre fin à l’évaporation des contrôles et des pouvoirs des Etats
L’internationalisation du trafic de drogue et de la criminalité organisée ainsi que plus récemment l’apparition d’un terrorisme de masse, nous imposent de rechercher une meilleure coopération policière et judiciaire en Europe. Mais cet objectif est pollué par deux politiques de l’Union européenne menées pour des raisons idéologiques : d’une part l’abolition des frontières entre pays membres (dites "frontières internes") qui, par l’allègement ou la suppression des contrôles, facilite les trafics au lieu de les entraver ; d’autre part la volonté de bâtir un super Etat unifiant tout à partir de Bruxelles sous prétexte d’efficacité, mais en réalité générant irréalisme et bureaucratie, donc inefficacité. Le traité d’Amsterdam a donné une orientation complètement nouvelle vers la communautarisation, avec l’intégration des accords de Schengen dans les procédures de l’Union et le transfert d’une partie du troisième pilier vers le premier, assorti de votes à la majorité, droit d’initiative ou même monopole pour la Commission, juridiction de la Cour de justice, suppression des compétences (pénales et civiles) des Parlements nationaux. Le projet de nouveau traité européen qui reprend la substance de la Constitution européenne rejetée veut aller encore plus loin en supprimant totalement les piliers et en communautarisant la coopération policière et judiciaire, pour l’essentiel confiée à l’initiative de la Commission européenne. Il en est de même avec l’institution d’un procureur européen supranational qui servira surtout à augmenter les pouvoirs de Bruxelles.
5 - Bâtir une solide coopération policière et judiciaire européenne
Il faut construire une Europe de la coopération policière et judiciaire bien contrôlée par les Etats et leurs Parlements, afin qu’elle demeure concrète et proche des citoyens. Par exemple, nous n’avons pas besoin d’une super police fédérale qui interviendrait partout et ne serait contrôlée par personne. Nous avons seulement besoin que les services nationaux se coordonnent davantage, et que l’Office européen de police (Europol) développe sa mission d’échange d’informations sur les risques menaçant nos sociétés. Nous n’avons pas besoin non plus de tribunaux pénaux européens qui deviendraient rapidement des monstres administratifs. Nous avons besoin, entre les juges nationaux, d’un système d’entraide judiciaire plus efficace et plus rapide qu’aujourd’hui autour de quelques cibles prioritaires : le terrorisme, la criminalité internationale, la drogue, le proxénétisme, l’immigration clandestine. Perfectionnons l’entraide directe entre magistrats dans le cadre du système Eurojust pour assurer une bonne liaison entre les autorités nationales chargées des poursuites pénales dans les affaires de criminalité transfrontière ; se servir de cette coopération pour accélérer la transmission des commissions rogatoires, renforcer l’assistance administrative mutuelle en matière fiscale, garantir la levée du secret bancaire à la suite des demandes d’entraide internationale en matière pénale, là où un tel secret pourrait encore être invoqué. Il faut enfin améliorer le contrôle démocratique sur la coopération policière et judiciaire intergouvernementale en renforçant les compétences des Parlements nationaux ; créer un "comité interparlementaire" composé de parlementaires nationaux des pays membres, qui serait chargé de suivre la coopération policière et judiciaire au niveau européen, et de faire en sorte que les Parlements nationaux soient saisis des dossiers en temps utile, sous la forme la plus transparente. Comme dans bien des domaines, il faut s’appuyer sur les systèmes nationaux existants et les faire bien travailler ensemble, sans créer de nouvelles administrations européennes supranationales, par nature bureaucratiques, sclérosantes et inefficaces.
Telles sont, au-delà de la réponse spécifique à la récidive des mineurs, les principaux aspects du chantier de réformes sur lequel le gouvernement est attendu, avec les moyens budgétaire et remises en cause indispensables pour permettre ces nécessaires évolutions de la justice et du droit français.
Christophe BEAUDOUIN
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