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Délocalisations, pertes d’emplois et décroissance en Occident, un « retour de balancier de l’histoire » ?

 Comment comprendre le changement du monde aujourd’hui ? En l’espace d’un peu plus de trois décennies, la stagnation économique dans les grands pays hors-Occident (Chine, Inde, NPI asiatiques, Brésil, Turquie) s’est transformée en une formidable dynamique industrielle. Une grande partie de l’hypercroissance en Occident a déménagé dans les grands pays émergents ne laissant plus qu’un champ industriel rétréci qui influe déjà sur le sort des retraites des travailleurs européens et américains. Comment comprendre ce nouvel avatar de l’histoire ? Comment les pays émergents qui dominent l’économie mondiale sans s’affranchir pour la plupart des misères de pays en voie de développement ont pu reproduire les mêmes structures industrielles que celles de l’Occident ? Une grande partie du formidable complexe industriel occidental a été délocalisée vers le reste du monde. Et, aujourd’hui une mainmise acharnée sur les ressources pétrolières et les matières premières est de plus en plus disputée à l’Occident. Comment les pays émergents ont pu lui arracher ces avancées technologiques et industrielles ? Un véritable « tour de force historique » ?

 

  1. Les forces historiques à l’œuvre dans les délocalisations des entreprises occidentales vers l’Asie et l’Amérique du Sud

 La mondialisation ou la globalisation apparaît aujourd’hui comme le trait dominant du monde de l'après-guerre froide. Mais comment cette mondialisation est apparue ? Elle n’est pas venue d’elle-même, des forces historiques ont joué dans son avènement. Et elle est passée pour une grande part dans les délocalisations d’entreprises occidentales en Asie et en Amérique du Sud. Il faut attribuer le mérite à l’Occident « qui y a œuvré inlassablement » dans sa guerre contre le communisme, sans savoir que le monde allait être transformé après la fin de la guerre froide, que la terre n'étant plus partagée entre blocs antagonistes, les pays du reste du monde ou, du moins, la plupart d'entre eux, se ralliant à l'économie de marché, la priorité était désormais, pour tous les États, de s'adapter à la compétition économique. Et ce n’est pas du tout gagné par l’Occident qui s’est vidé d’une bonne part de son industrie. Et la compétition est d’autant plus féroce qu'une nouvelle ère industrielle l’oblige à revoir sa stratégie planétaire.

 Mais comment expliquer ce nouveau paradigme du monde ? Il faut pour cela faire appel à l’Histoire. Tout a commencé avec la révolution bolchevique en 1917 en Russie, en plein premier conflit mondial, et la naissance de l’URSS en 1922 suivie de la Chine communiste en 1949. C’était trop pour la première puissance du monde. Face au « péril rouge », l’échec militaire dans la guerre de Corée (1950-1953) amène les États-Unis à changer entièrement de stratégie, en édifiant un rempart contre le communisme, celui-ci est constitué de cinq pays asiatiques alliés : Japon, Taïwan, Corée du Sud, Hong Kong et Singapour. Mettant tous leurs espoirs sur ces pays, les Américains espéraient endiguer la doctrine communiste sur le reste du monde, et concomitamment garder la suprématie en termes de puissance économique et militaire sur le monde.

  Au Japon vaincu, la Corée du Sud et Taiwan, il sera réservé un traitement préférentiel en matière d’aides économiques, d’investissements et de transferts de technologie. Suivra ensuite Singapour (ex-colonie britannique) qui rompit le lien avec la Malaisie et proclama son indépendance le 9 août 1965, et Hong Kong qui devrait revenir à la République de Chine le 1er juillet 1997. Ces cinq pays, alliés à l’Occident, vont étonner par leurs performances : développement industriel fulgurant, activités portuaires aux premiers rangs mondiaux, places financières de l’Asie du Sud-Est, pilier de l’ASEAN, et une urbanisation unique au monde. Ces « dragons asiatiques » comme on les appelle doivent tout à l’Amérique et, bien entendu aux enjeux de la guerre froide qui ont permis leur intégration rapide dans le monde développé. Sans les enjeux géostratégiques dans le monde, ils n’auraient évidemment pas si bien réussi.

 Mais l’Amérique, en lutte contre le communisme, et en créant ce « îlot de prospérité à l’occidentale », n’est pas sans savoir que les pays voisins observent et, malgré l’opposition qui existe dans les structures de leurs systèmes politiques, cette prospérité peut, pour peu qu’un événement majeur se produise, s’étendre à la manière des vases communicants aux autres pays d’Asie. Mais comment un événement peut se produire pour amorcer cette contagion ? Ironie de l’histoire, il viendra de l’Occident, via le Japon !

 Il faut rappeler que le Japon, nucléarisé deux fois en août 1945 après la Seconde Guerre mondiale, a progressé à un rythme extraordinaire entre les années 1950 et 1970 au point qu’on a qualifié son ascension de « miracle économique japonais ». Des progrès d’ailleurs principalement attribués à la présence d’un capital humain important (persévérance, attachement au travail, volonté de réussite), à la coopération entre l’Etat et les entreprises dont la production est tournée vers les marchés extérieurs (l’Amérique, l’Europe et les pays du Sud), peu de gisements de matières premières et d’énergie et forte dépendance de l’étranger pour ses importations de produits de base, faible budget pour les dépenses militaires, et bien entendu les États-Unis qui assurent la défense de l’archipel. Dans cette propulsion du Japon dans l’économie mondiale, l’Amérique y a joué un rôle central à la fois dans le développement économique et surtout dans l’absorption de sa production industrielle (automobile, électronique, construction navale).

 Mais cette ascension va rencontrer dès les années 1970 des « barrières tarifaires » occidentales. Les mesures protectionnistes prises par les États-Unis et l’Europe (pour protéger leurs économies) poussent le Japon à se tourner vers les pays asiatiques voisins. C’est ainsi qu’au cours des années 1970 et 1980, le capitalisme japonais procède à des délocalisations massives des productions du type fordiste dans les pays d’Asie orientale et en Asie du Sud-Est. Le système est orienté essentiellement vers le développement quantitatif d'une production standardisée. L’objectif est triple : contourner les quotas qui s’inscrivent dans les barrières protectionnistes américaines et européennes, diminuer les coûts de la production grâce à une main d’œuvre bon marché et faiblement qualifiée et conquérir les marchés locaux en implantant sur place les entreprises de production. Les dragons asiatiques (Taïwan, Corée du Sud…) emboîtent le pas et délocalisent à leur tour dans les pays asiatiques, surtout en Chine qui s’est convertie à l’économie de marché.

 L’ouverture du marché chinois et les délocalisations de production à faible valeur ajoutée vont transformer progressivement la Chine en « atelier du monde ». La montée en puissance non seulement du Japon et des dragons asiatiques et à leur suite l’industrialisation de l’Asie aura un impact considérable sur les économies européennes et américaines. Par les pertes de marchés dans le commerce mondial, l’Occident comprenait que s'il ne profitait pas du faible coût de la main d'œuvre asiatique, et surtout des marchés indien et chinois (un tiers de la population mondiale), il risquait d'être distancé dans le commerce mondial. Les États-Unis et l’Europe perdraient en compétitivité parce que leurs produits sont trop chers, ce qui signifie des pertes massives de parts de marchés dans le monde, donc « des balance des paiements déficitaires, la récession et le chômage de masse ». C’est ainsi que face à ces contraintes majeures, et aux opportunités économiques et financières qu’offrent deux milliards et demi de Chinois et d’Indiens qui produisent des biens et services d'égale qualité et faible coût mais aussi « consomment », commandent aux Européens et aux Américains de délocaliser, à leur tour, leurs usines non rentables en Chine et en Inde.

 Le problème est que ces usines délocalisées en Chine et en Inde constituent une grande part de l’industrie occidentale, ce qui signifie en clair que la « formidable machine industrielle » qui a été à l’origine de la domination de l’Occident sur le monde s’en trouve amputée d’importants joyaux de sa puissance économique. Et combien même la multinationalisation des entreprises occidentales est puissante, elle se trouvera confrontée à une autre multinationalisation asiatique tout aussi puissante. Toujours es-il, et ironie de l’histoire, l’Occident devient « redevable de la croissance en Asie pour sa propre croissance ». Et si cette nouvelle situation de l’économie mondiale se traduit par une forte augmentation du chômage en Occident, il reste que le phénomène observé dans les délocalisations relève plus aux « forces historiques » qu’à l’homme, i.e. à l’évolution du monde. Des forces historiques qui ne cherchent en vérité qu’un juste équilibre dans les rapports de répartition des richesses du monde entre l’Occident et l’Orient.

 

  1. Les économistes Robert Triffin et Jacques Rueff ont-ils raison de dénoncer le « privilège exorbitant du dollar » ?

 Les délocalisations de l’Occident vers les grands pays du Tiers monde se sont opérées dans un contexte économique marqué par la fin du système de Bretton Woods. Ce qui, avec les crises monétaires au début des années 1970 entre l’Europe et les États-Unis, a constitué une véritable révolution dans le système monétaire international. L’or est désormais démonétisé, et le monde entre dans une ère de flottement généralisé des monnaies, où il n’existe plus de point fixe pour définir les changes. Précisément, la facturation du pétrole en dollar va permettre de dépasser les crises monétaires et passer outre le refus des Européens d’absorber les dollars issus des déficits américains devenus structurels depuis le début des années 1960. Ainsi, le dollar reste la principale unité monétaire des contrats, la monnaie de règlement des transactions la plus utilisée, en particulier pour le pétrole du Moyen-Orient et, enfin, la monnaie de réserve de prédilection des Banques centrales. Le dollar conserve donc son rôle clé dans le nouveau système monétaire.

 En outre, il faut se rappeler qu’après la décolonisation, des organisations internationales qui faisaient office de créanciers multilatéraux, tels que la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, prêtèrent aux États du Sud des fonds qui étaient destinés à la construction de grands projets d’infrastructure, comme les barrages, les autoroutes, ou encore au développement d’une stratégie dite d’industrialisation par substitution des importations. Parallèlement, les régimes dictatoriaux, imposés ou soutenus par les puissances, se financèrent massivement par des emprunts utilisés pour mener des guerres civiles ou, au nom de la sécurité nationale, exercer des répressions sur leurs peuples. Mais, après les chocs pétroliers, la hausse drastique des prix du pétrole et le recyclage des pétrodollars qui suivit, les pays du bloc de l’Est, d’Amérique du sud, d’Afrique et d’Asie qui empruntèrent auprès des banques occidentales à des taux d’intérêt très favorables se sont trouvés piégés dans une « spirale d’endettement » sans précédent.

 L’économiste Robert Triffin, professeur à Yale, avait dénoncé l’importance prise par le dollar dans le système monétaire international, sur le caractère, fondamentalement pervers d’un système dans lequel un pays particulier, les États-Unis, pouvait, en raison de son privilège de pays émetteur de monnaie de réserve dominante, être exonéré de toute obligation de solder par des pertes de ses réserves les déficits de sa balance des paiements apparus dès la fin des années 1950. Que Jacques Rueff, économiste français, dénonce, à son tour, le « secret du déficit sans pleurs » qui contribuait à nourrir l’inflation mondiale par une « duplication des bases de crédit » : en Europe et au Japon, le gonflement des avoirs en devises entraînait une augmentation de la monnaie centrale, tandis qu'il n'y avait pas symétriquement, aux États-Unis, de contraction compensatrice de la base monétaire, les pays étrangers mettant leurs dollars à la disposition de l'économie américaine.

 Ces économistes, au regard de l’histoire, ont-ils raison de dénoncer le « privilège exorbitant du dollar » ? Si, en apparence, tout semble leur donner raison, il reste deux facteurs essentiels sur le plan économique, financier et monétaire qui n’ont pas été pris en compte et qui ont commandé ce processus.

 Précisément, sans les pétrodollars et la duplication monétaire en Europe et au Japon, et donc l’inflation et les placements massifs dans les pays du reste du monde, l’économie mondiale aurait subi une forte contraction. Le monde serait plongé dans une déflation du type des années 1930.

 Le deuxième facteur rappelle lui aussi la situation du monde entre-les-deux guerres. En effet, après la crise de 1929 et la dépression économique des années 1930, le monde s’est retrouvé cloisonné en « zones monétaires » (livre sterling, dollar et franc). Et à ce cloisonnement monétaire se superposaient les empires britannique, français et américain. La presque totalité de l’humanité (à un degré moindre la zone yen et la zone rouble) se trouvait intégrée dans ce « cloisonnement impérialo-monétaire ». Justement cette structure impériale à l’échelle mondiale subissait les « coups de boutoir de quatre autres empires » en particulier allemand, japonais et italien qui cherchaient à se tailler des territoires sur leurs empires outre-mer. Quant à l’empire russe, il accompagnait l’ambition impériale de l’Allemagne hitlérienne. « Sept empires » existaient à la veille de la deuxième guerre mondiale. Après 1945, cinq empires disparurent : l’empire japonais, l’empire allemand (déjà frappé par la Première guerre mondiale), l’empire italien, l’empire anglais et l’empire français. C’est ainsi que la situation du monde s’est radicalement transformée, avec l’avènement de l’Union soviétique, la République populaire de Chine et les pays du tiers monde qui ont obtenu leurs indépendances face à l’Occident.

  L’Occident, affaibli, avec les guerres d’indépendances des pays du Sud et des guerres extrêmement sanglantes qu’il mena en Corée, en Algérie, au Vietnam… et se sont soldées toutes par une suite d’échecs, ne lui laissèrent qu’une alternative : utiliser sa puissance économique, financière et monétaire pour influer sur l’ordre du monde. Justement, les crises monétaires qui opposèrent les États-Unis à l’Europe, au début des années 1970, et les krachs pétroliers successifs ont changé le cours de l’histoire. En effet, la libération des monnaies mondiales de l’étalon-or (fin des accords de Bretton Woods) et le regroupement des monnaies occidentales autour de la monnaie-centre, le « dollar », vont instituer un nouveau système monétaire international. Le monde n’est plus cloisonné en zones monétaires comme dans les années 1930, mais régi par une seule zone monétaire mondiale, i. e. le système monétaire américain. Toutes les monnaies occidentales (franc, deutschemark, livre sterling, yen, etc.) ne sont en fait que des « monnaies suiveuses, flottant autour du dollar » et intégrées au système monétaire américain. Et les politiques monétaires européennes s’assujettissent presque fidèlement à la politique de la Réserve fédérale américaine (FED).

 On comprend pourquoi la monétisation des déficits américains et la duplication monétaire en Europe et au Japon a joué un rôle essentiel dans la croissance économique mondiale. Comme d’ailleurs, elle joue encore depuis 2008 à aujourd’hui, elle maintient l’économie mondiale sous perfusion monétaire, les « Quantitative easing (QE). Pour cause, l’assèchement de liquidités internationales en dollars qui a suivi la hausse drastique du taux d’intérêt directeur en 1979 a entraîné un endettement mondial, une crise économique mondiale et un contrechoc pétrolier en 1986.

 Si les économistes Triffin et Rueff ont raison de dénoncer les « privilèges exorbitants du dollar » sur la forme, ils n’ont pas par contre raison sur le Fond. En effet, l’économie mondiale dépend des déficits jumeaux commerciaux et budgétaires américains et des besoins de liquidités en dollars dont elles sont issues et sur lesquelles viennent se dupliquer les autres monnaies internationales. Evidemment, cela est paradoxal mais c’est ainsi. Les États-Unis restent la « locomotive du monde » jusqu’à ce qu’une autre économie du monde vienne la relayer ou partager ce « privilège exorbitant ». Ce qui n’est acquit aujourd’hui pour aucune des puissances montantes.

 

  1. Les années de transition : 1970-1990. Le néolibéralisme au chevet de l’économie mondiale

 On a cru longtemps que les gouvernements et banquiers occidentaux sont pris dans une dynamique de fuite en avant. Des décisions, selon certaines analyses, destinées à résoudre un problème en créent un autre plus grave.

 Ainsi, au début des années 1970, la généralisation du système des changes flottants était destinée à combler le fossé entre l’économie monétaire et l’économie réelle. Elle l’aura au contraire élargi en accroissant le montant des liquidités sur lesquels aucune autorité gouvernementale ne pouvait plus être exercée. En vérité, il y a une nuance dans ces analyses, il faudrait dire qu’« aucune autorité gouvernementale des pays du reste du monde ne pouvait y être exercée » pour la simple raison qu’il revenait à l’Occident qui a la charge de pratiquement l’ensemble de la finance mondiale d’en établir les règles. Et qu’il revient à sa manière de réguler la masse monétaire mondiale et, évidemment, à son intérêt exclusif. Mais un paradoxe se pose : si en visant son intérêt exclusif, ne risque-t-il pas de créer un effet boomerang qui provoque l’effet contraire ? 

 Pour comprendre, analysons les problèmes qui ont surgi dans les années 1970, une décennie charnière entre la période de reconstruction de l’Europe après la guerre, la décolonisation des pays du Sud et la nouvelle donne du monde, la « mondialisation ». Tout d’abord, les années 1970 rompaient totalement avec les années 1930, tant le grand nombre d’Etats parvenus à l’indépendance et les enjeux qui se jouaient sur le plan économique et financier entre les puissances avaient transformé complètement les rapports internationaux. Les principes de bases de la réglementation américaine des années 1930 reflétaient déjà des idéaux passés. La loi Glass-Steagall de 1933, par exemple, aux États-Unis, qui établissait une barrière étanche entre des banques commerciales et les banques d’affaires, les premières collectant l’épargne, les secondes s’occupant d’émissions de titres et de transactions sur les valeurs mobilières, ne pouvait s’adapter à la nouvelle posture américaine dans le monde. L’économie américaine occupait une position centrale dans le commerce mondial. Le nombre considérable de transactions commerciales avec les États-Unis rendait cette loi caduque.

 Sous la pression conjointe de la concurrence extérieure, essentiellement du Japon, des nouveaux pays industrialisés d’Asie (NPI), de l’Union soviétique et son puissant complexe militaro-industriel, des progrès technologiques, des voix s’élevèrent en Occident pour réclamer le démantèlement des règlementations en matière de gestion financière et monétaire existantes et l’adoption d’un cadre plus souple destiné à favoriser l’efficacité et la concurrence. D’autant plus que l’économie occidentale, ravagée par la « stagflation », ne répondait plus aux remèdes classiques.

 Les idées keynésiennes sont dénoncées et des politiques néolibérales avec les thèses monétaristes de Milton Friedman – l’Ecole de Chicago –, et de Friedrich von Hayek – l’Ecole autrichienne – vont inspirer Margaret Thatcher. Ralliée à ces thèses, la première femme Premier ministre de l’histoire britannique mène une politique économique résolument libérale, hostile à tout l’héritage keynésien et à l’Etat-providence. Ronald Reagan, en référence au « thatchérisme », vise lui aussi à réduire l’emprise du secteur public sur l’économie, au profit du secteur privé. Il mène une politique de l’offre tout azimut qui combine une ligne expansionniste sur le plan budgétaire avec une politique monétaire fortement restrictive, des réductions fiscales considérables accordées aux grandes entreprises, un lancement d'un gigantesque programme d'armement financé par l'endettement, une déréglementation de l'activité économique, et un brutal tassement des salaires sous l'effet d'un chômage important…

 Ces politiques néolibérales ne règleront pas le problème de la décroissance économique. Elles donneront certes un nouveau souffle à l’Occident, mais il sera de courte durée. L’endettement mondial qui frappera des continents entiers (Afrique, Amérique du Sud, Bloc Est et une partie de l’Asie) ne manquera pas de déteindre sur l’économie occidentale tout au long de la décennie 1980. La fin des années 1980 sera d’ailleurs marquée par une suite de crise économique : le Japon en 1990-1991, les États-Unis en 1991-1992 et l’Europe en 1993-1994.

 Cependant, dans ce tournant de l’histoire des années 1970- 1980, c’est la « libéralisation et la déréglementation financière » qui, en levant les contraintes qui pèsent sur les banques et les institutions financières occidentales tels les assurances, les fonds de pensions…, ouvrent voie à une nouvelle configuration financière de l’économie mondiale. En effet, dans les branches d’activité financière, le monopole est aboli et toutes les institutions sont libres d’opérer sur les marchés financiers internationaux. Et cette abolition de monopole et les dérèglementations qui ont eu lieu à la fin des années 1970 en Grande-Bretagne et aux États-Unis s’accélèrent et s’étendent à l’Europe dans les années 1980.

 En réalité, le « tour de force opéré sur les pays du reste du monde par l’endettement » qui a suivi la hausse des taux d’intérêt américain en 1979 (lutte contre l’inflation) a été pour beaucoup dans ce changement de cap de la politique économique occidentale. Qui plus est la « stagflation » qui a suivi dans les années 1970 est redevable au système monétaire occidental qui a procédé à une création monétaire sans précédent suite aux crises monétaires intra-occidentales.

 Le « néo-libéralisme » voire l’hyperlibéralisme invoqué devait répondre au phénomène de la « stagflation » qui, selon les penseurs de l’époque, ne pouvait être surmonté qu’en libéralisant l’économie, i.e. instituer de nouvelles règles qui rompent avec les remèdes classiques. Précisément, l’endettement des pays non-occidentaux dès le début des années 1980 et le retournement des cours du pétrole en 1986 suivi de la chute des cours des matières premières impliquant une désorganisation des circuits financiers et un assèchement de la trésorerie publique amènent ces pays à recourir à l’ajustement structurel du FMI. Les plans de stabilisation et d’ajustement structurel qui appliquent les principes néolibéraux imposent partout les mêmes règles : dévaluation de la monnaie, privatisations, flexibilité du marché du travail, ouverture du commerce extérieur, libéralisation du système financier… Si cela se traduit par des situations extrêmement difficiles pour les populations, surtout les couches sociales les plus démunies, ces sacrifices ne seront pas vains puisqu’une nouvelle configuration économique et financière mondiale va surgir au début des années 2000. De plus, un effet boomerang reste latent et potentiel pour l’Occident. 

 

  1. Le deuxième volet des délocalisations : du « consensus de Washington » à la globalisation financière

 Le système d’assistance mutuelle (accords de Bretton Woods) dépassé par l’avènement d’un grand nombre d’Etats (issus de la décolonisation) commandait un nouveau système de coopération internationale. La montée en puissance de grands pays industrialisés hors de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), la libéralisation financière et surtout l’interdépendance accrue des économies dans le monde ont amené les décideurs occidentaux à établir, au début des années 1990, un ensemble de règles que tous les pays endettés (pays de l’ex bloc Est, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique du Sud) devaient appliquer : rigueur budgétaire, diminution des subventions, réforme fiscale en faveur du capital, libéralisation financière, taux de change compétitifs, privatisation, déréglementation, garantie des droits de propriété.

 Ce corpus de réformes appelé le « consensus de Washington » est censé compléter les programmes d’ajustement déjà appliqués par les institutions financières internationales (B.M. et FMI). L’un des arguments en faveur de ce programme est l’existence d’administrations étatiques pléthoriques et souvent corrompues.

 De plus l’idée est que s’il existe un surplus d’épargne aux États-Unis et en Europe, par exemple les « fonds de pension », celui-ci peut s’investir dans les pays émergents (ou en cours d’industrialisation), qui ont un besoin pressant de financement pour des investissements dont le rendement économique est plus élevé qu’en Occident. Précisément, le « consensus de Washington » offre aux pays qui ouvrent leur système financier des capitaux, et donc une opportunité de financer leur développement. Si l’on tient déjà aux phénomènes des « délocalisations » que nous avons développées supra, et qui reviennent comme on l’a analysé aux forces historiques, il s’avère que les propositions contenues dans le « consensus de Washington » viennent en concomitance ou, à la limite, en aval avec les « délocalisations ». Nous avons ainsi le schéma suivant. Dans un premier temps, des délocalisations d’entreprises productives à faible valeur ajoutée et à forte intensité de travail, l’acclimatation aux règles et techniques de production (technologie et méthodes) qui surgit et fait relever le niveau technologique des pays à faible coût de main d’œuvre appellent un deuxième temps, celui d’accéder à des délocalisations d’entreprises à forte valeur ajoutée. Le faible coût de la main d’œuvre est omniprésent. Plus tard, ces pays passent à promouvoir leurs propres entreprises, voire prospectent et achètent des entreprises à l’arrêt en Occident. Les Chinois, par exemple, ont acheté des usines (à l’arrêt) en Europe qu’ils ont démontées et acheminées en Chine. Et pour promouvoir leurs entreprises, les pays émergents ont besoin de capitaux étrangers pour élargir le champ de leurs industries. Ainsi les investissements financiers étrangers (IDE) viennent compléter les délocalisations et doper leur compétitivité. Produire toujours plus, moins cher et d’égale qualité avec les produits des pays développés.

 Aussi peut-on conclure que, tout compte fait, il s’avère que les règles édictées par l’Occident dans le « consensus de Washington » ne sont pas potentiellement des jeux à somme positive pour tous les participants. Ceux qui perdent le plus sont évidemment les Occidentaux qui ont délocalisé et investi massivement pour tirer certes des avantages économiques et financiers en Chine, en Inde… mais ont en revanche importé du chômage et exporté de la croissance. L’effet boomerang qui surgit revêt comme pour les délocalisations des forces de l’Histoire.

 

  1. Conclusion

 Aujourd’hui, le constat est là, il est sans appel. La « globalisation financière » qu’a visé le « consensus de Washington » a profité aux pays du reste du monde et non à l’Occident. La Chine s’est rehaussé deuxième puissance économique du monde en 2010, l’Inde la talonne. La Russie, le Brésil, la Turquie, et tous les pays qui ont ouvert leur système financier se sont rehaussés sur la scène économique mondiale.

 Evidemment, les pays d’Afrique ne font pas partie du lot des gagnants parce qu’ils sont encore traversés par des conflits ethniques et confessionnels et les avancées en matière de gouvernance sont très faibles. La même critique vaut pour les pays arabo-musulmans qui, normalement, par leur position géographique proche de l’Occident et les formidables réserves de pétrole que recèlent leurs sous-sols, devraient inciter leurs gouvernements à s’ouvrir à l’Occident. Mais le problème est qu’ils se méfient de l’Occident sans prendre partie des possibilités qu’ils peuvent tirer de leur voisin du Nord comme l’ont fait les pays asiatiques.

 Préférant fermer leurs économies aux investissements étrangers, ne cherchant aucune opportunité pour des délocalisations de firmes à faible valeur ajoutée et à forte création d’emplois, ces pays misent tout sur les recettes que leur procurent les exportations pétrolières. Sans penser qu’il peut advenir une situation où le pétrole cessera d’être une arme stratégique pour les Américains – en lien avec les fameux « islamo ou pétrodollars ». Evidemment, cette courte vue des gouvernants arabo-musulmans est à mettre au compte de la faible gouvernance et du choix politique qui préfère avant tout protéger le statu quo, i.e. la bourgeoisie d’Etat et la bourgeoisie cliente (privée) qui se suffisent des transactions import-export, de l’industrie agro-alimentaire et de travaux publics (dont le plus gros des marchés est attribué aux étrangers). De plus, sans stratégie pour les générations actuelle et à venir, traversés par des conflits confessionnels, faisant le jeu des puissances, et sans penser que le monde avance et qu’ils sont à la traîne, ces pays restent divisés dans des conflits sans fin jusqu’à ce que d’autres forces historiques les tirent du labyrinthe dans lequel ils se sont plongés eux-mêmes.

 Quant à la situation économique, financière et monétaire occidentale, elle pose réellement problème aux générations actuelle et à venir, cependant n’a pas l’acuité des pays du reste du monde. Dans le sens qu’au-delà des délocalisations, l’Occident détient encore le pouvoir monétaire et donc a encore le temps pour préparer l’après-Occident. Un « après-Occident » qui n’est autre qu’un « retour du balancier de l’Histoire » en vue d’un nouvel équilibre du monde. Cependant, l’Occident maintient toujours son rayonnement en matière de gouvernance, de démocratisation (libertés individuelles, d’expression, couverture sociale) que l’on ne trouve dans aucun régime politique hors-Occident. Et cette avancée occidentale qui est unique et reste à gagner est majeure pour les pays du reste du monde. La Chine, la Russie, l’Inde, le Brésil, ainsi que les autres pays industrialisés ne peuvent se prévaloir de puissances réellement développées que si elles « délocalisent » ces valeurs occidentales en les adaptant à leurs régimes politiques comme elles l’ont fait pour l’économie. Ce qui n’est pas acquit et maintient toujours l’Occident comme le « donneur de leçon », même s’il est en faute.

 

 

Medjdoub Hamed

Auteur et chercheur spécialisé en Economie mondiale,

Relations internationales et Prospective.

www.sens-du-monde.com

 

Note : 

 

1. Les guerres et les crises économiques sont-elles une « fatalité » pour l’humanité ?

Partie I, par Medjdoub hamed

 http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/les-guerres-et-les-crises-138225

 

2. Valeur et sens de l’« islamisme » dans le nouvel ordre mondial.

Partie II, par Medjdoub Hamed

http://www.agoravox.fr/actualites/economie/article/vers-un-nouvel-ordre-monetaire-135240

 

3. L’herméneutique de l’alliance du monde de l’islam et de la première puissance du monde.

Partie III, par Medjdoub Hamed

http://www.agoravox.fr/tribune-libre/article/l-hermeneutique-de-l-alliance-du-139471?pn=1000

 

4. Du monde de l’Islam et de l’instrumentalisation des « pétrodollars » par les États-Unis à la revanche de l’histoire

Partie IV, par Medjdoub Hamed

http://www.agoravox.fr/actualites/international/article/du-monde-de-l-islam-et-de-l-140101?pn=1000#forum3804641

 

5. Délocalisations, pertes d’emplois et décroissance en Occident, un « retour de balancier de l’histoire » ?

Partie V, par Medjdoub Hamed

 


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5 réactions à cet article    


  • Gavroche Gavroche 11 septembre 2013 11:03

    Excellente et intéressante analyse.


    • jef88 jef88 11 septembre 2013 11:52

      la stagnation économique dans les grands pays hors-Occident (Chine, Inde, NPI asiatiques, Brésil, Turquie) s’est transformée en une formidable dynamique industrielle

      et le bien être des populations de ces pays c’est il amélioré ?
      zappé !


      • Hamed 13 septembre 2013 22:10


        @Hervépasgrav
        Bonsoir,
        J’ai lu votre écrit, j’avoue que je n’ai rien compris à votre critique sinon que vous n’êtes pas du domaine. Alors pourquoi critiquez-vous ? Par agacemebnt, peut-être ? 
        Critiquez une analyse que la plupart ont lu disent « intéressante » et « excellente ». Allons, mon ami, pas de mots accolés à des mots pour dire RIEN.Vous faîtes perdre du temps aux autres et votre temps à vous.
        Un peu de sérieux, mon ami ! Si vous ne comprenez pas, prenez dees livres, lisez, diocumentez-vous, vous gagnerez en intérêt, vos réponses auront plus de sens au lieu de dire des bétises.

        Cordialement


      • Hamed 15 septembre 2013 21:11

        @Hervépasgrav

        « Je me demande si tout cela est bien utile ? » Et vivre, est-ce utile ? Vous dîtes que vous avez réagi à cause de mes conclusions. Je suppose qu’elles remettent en cause vos certitudes et c’est la raison pour laquelle elles vous dérangent et vous m’écriviez.

        Mon ami, je vous suggère de ne pas chercher à savoir, lisez et réfléchissez sans trop réfléchir. Vous avez votre manière de voir les choses, c’est ce qui compte. D’autant plus que votre vision du monde économique et politique est faite depuis longtemps. Quant à mes travaux de recherches, je pense qu’ils ne vous concernent pas puisque vous avez une idée arrêtée, i.e. vous ne savez pas à quelle fin ils sont écrits. Et pour qui ? Et pourquoi ? Et puis il manque de ton à l’analyse puisqu’« il faudrait garder une certaine hauteur que je ne montre pas ». Sincèrement désolé pour ce manquement. Les conclusions de mon analyse qui concerne le volet « Europe » et l’ « après-Europe »ne sont qu’une vision parmi tant d’autres. Il n’y a rien de sensationnel, ni d’agaçant, un peu le « cours de l’histoire » comme il vous plaît de le dire.

        Amicalement


      • Hamed 18 septembre 2013 14:34

        Si cela peut vous consoler, et sans rancune, mon ami !

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