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Accueil du site > Tribune Libre > Démocratie bourgeoise contre démocratie populaire : un enjeu au cœur (...)

Démocratie bourgeoise contre démocratie populaire : un enjeu au cœur de la Constitution de 1958

Nous avions laissé Edmond Barrachin au moment où il s’inquiétait d’obtenir du général de Gaulle et de son gouvernement que soit mise en place, par le biais d’une loi organique dûment prévue dans la nouvelle Constitution, une barrière à l’expression des voix communistes.

  Cela se passait à l’occasion de la séance du 31 juillet 1958, au matin, du Comité consultatif constitutionnel, et concernait la rédaction de l’article 23 dont la première phrase était ainsi libellée :
 « Une loi organique fixe la durée des pouvoirs de chaque Assemblée, le nombre de ses membres, leur mode d’élection et le calcul de leur indemnité. » (Volume II, page 576)

 Nous apprenons que, dans sa réunion spécialisée du 1er août 1958, le groupe de travail a reçu communication d’une suggestion d’amendement tendant à retoucher, non plus l’article 23 qui traite de cette loi organique, mais l’article 2 qui définit la "souveraineté nationale", en lui adjoignant un article 2bis dont voici la première phrase :
 « La liberté de pensée, d’expression ou d’association, considérée comme une conquête essentielle et inaliénable, est garantie à tous. » (Vol. II, page 118)

 Jusqu’à cet endroit, il n’y a rien à redire. Au contraire, il vaut la peine de noter l’extrême importance des éléments qui sont ici rassemblés : liberté de pensée, d’expression ou d’association. En tant que tel, un peuple peut-il renoncer à quoi que ce soit sur ce terrain-là ? Non, certainement. Ou bien alors, c’est qu’il est question de se référer à un système étatique dans lequel le peuple est subordonné à une autorité sur laquelle il est censé n’avoir pas la moindre prise. Mieux : entravé dans sa liberté de penser, de s’exprimer et de s’associer, il se trouverait sous un diktat permanent en ce qui concerne ses allées et venues, ses paroles et son for intérieur.

 À le tenir ainsi, on le soumet à une dictature qui risque de ne plus avoir de fin et qui pourra tout se permettre, puisque, au moindre dérapage de quelque individu que ce soit et dans quelque direction que ce soit, il y aura une infraction à sanctionner, jusques et y compris dans le cerveau de quiconque.

 Voici, alors, ce contre quoi met en garde la suite de l’amendement proposé :
 « Cependant, cette liberté ne saurait être invoquée pour couvrir les idéologies ou entreprises qui tendent à l’abolir. »

 Ici, la contradiction est criante. Il s’agit d’abolir la liberté dans les cas où elle-même risquerait d’être abolie… Mais qui décide d’abolir quoi ? De fait, l’amendement organise l’une des abolitions au détriment de l’autre : à quel titre ? C’est ce que la suite nous apprendra :
 « Les partis politiques et tout groupement dont le programme intéresse le corps social sont libres. Mais leurs structures et leur vie intérieure doivent être limitées et ils ne doivent avoir aucune obédience envers les États étrangers. » (Vol. II, page 118)

 La liberté est donc "limitée". Rappelons qu’il s’agit de la liberté de se réunir, de s’exprimer et même de penser… Voilà ce qu’il faut "limiter".

 Mais, "structures" et "vie intérieure" des partis en question… Y aura-t-il la moindre "limite" à l’ensemble de ces "limites"-là ?

 Non, dès qu’il y a soupçon d’"obédience envers les États étrangers".

 Lesquels ? Les États-Unis ? L’U.R.S.S. ? La Chine ?

 Pour l’instant, nous n’en savons rien… La suite et fin de l’amendement nous en disent-ils davantage ?
 « Une loi organique fixe les obligations de civisme auxquelles doivent satisfaire les groupements pour qu’ils puissent devenir une menace pour la souveraineté publique, la liberté d’opinion et l’indépendance nationale. La participation des individus ou des groupements à l’exercice de l’autorité est réglementée par la loi. » (Vol II, page 118)

 Ne sera donc "citoyen" que l’individu répondant à certaines "obligations de civisme". Et lui seul ou les groupements soumis aux mêmes "obligations de civisme" pourront interférer dans "l’exercice de l’autorité".

 Maintenant que nous tenons la bride qu’il s’agit d’ajouter à l’article 2, revenons vers celui-ci... Dans son état initial, cet article décisif est remarquable pour ses trois premiers alinéas :
 « La souveraineté nationale appartient au peuple.
 
Aucune section du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice.
 
Le peuple l’exerce par ses représentants et par le référendum. » (Vol. II, page 564)

 On le voit : le peuple est ici indivisible. Sans doute est-ce trop démocratique…

 Voici maintenant la version définitive de l’amendement tendant à anéantir cette indivisibilité par un article 2bis ainsi libellé :
 « La liberté d’opinion et d’expression est garantie à tous. Toutefois les associations et groupements politiques doivent s’inspirer de principes démocratiques et n’accepter aucune obédience étrangère. » (Vol II, page 118)

 Ils étaient trois à faire ce sale boulot, et nous reconnaissons l’un d’eux : MM. Bruyneel et Barrachin (Indépendants et paysans d’action sociale) et M. Chardonnet (professeur à l’Institut d’Études politiques de Paris), membre désigné par le chef du gouvernement, Charles de Gaulle


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7 réactions à cet article    


  • Séraphin Lampion P-Troll 24 mars 2015 13:12

    C’est très intéressant !

    Les gens du PC (qui pesait lourd à l’époque) étaient-ils aveugles ou complaisants ?


    • Michel J. Cuny Michel J. Cuny 24 mars 2015 14:18

      @P-Troll

      Votre question est la bonne question...
      Comme j’espère le montrer par la suite, l’attitude du parti communiste a été exemplaire.
      En la considérant avec la plus grande attention, nous en comprendrons tout l’intérêt pour demain.
      Nous comprendrons aussi comment, après l’épreuve de 1940-1945 qui avait anéanti une part essentielle de ses militantes et militants les plus actives-actifs, le Parti communiste s’est fait briser les reins (et la pensée politique) par la Constitution de 1958.


    • soi même 24 mars 2015 17:42

      @ Michel vous savez pertinemment à la fin de la guerre, et plus particulièrement en 1958, l’avènement du pc au pouvoir c’était une guerre civile par procuration assuré ....


      • Michel J. Cuny Michel J. Cuny 24 mars 2015 18:56

        @soi même

        Merci d’aborder ce problème.

        Du côté des faits, rétrospectivement, il est très difficile de se prononcer sur la réalité des différentes lignes de force à tel ou tel moment.
        D’autant que, pendant un temps, les Américains étaient très présents.
        Bien plus que par les seules armes. J’espère pouvoir le montrer dans la suite.

        En abordant ces questions, mon principal souci est de pouvoir comprendre ce qui est sous-jacent à la mise en œuvre des institutions de la Cinquième République, et donc à cet outil dont on peut voir qu’aujourd’hui, il est en situation de nous mettre en guerre du jour au lendemain.

        Pour aider à le vérifier, je renvoie à ceci :
        http://www.micheljcunysitegeneral.sitew.fr


      • Allexandre 24 mars 2015 19:05

        @soi même
        Le PC souhaitait-il prendre le pouvoir ? Sûrement pas, et Moscou pas davantage, surtout en pleine coexistence pacifique. En 1945, le PC était le premier parti de France avec plus de 28% des suffrages. Sa popularité lui aurait permis de tenter une prise du pouvoir. Mais ni Thorez, ni Staline n’étaient favorables à ce dessein. Pour le PC, la place d’opposition était bien plus confortable. La preuve, ils ont démissionné du Gouvernement en mai 1947. Par conséquent, de Gaulle n’avait rien à craindre du PC, mais bien davantage des Etats-Unis !


      • soi même 24 mars 2015 19:27

        @Allexandre, n’oublier pas que la guerre d’Algérie fait rage .....


      • Michel J. Cuny Michel J. Cuny 24 mars 2015 19:29

        @Allexandre

        Je partage l’idée selon laquelle le PC ne souhaitait pas prendre le pouvoir.
        Sans doute, pour s’en convaincre, faut-il se pencher sur les conditions dans lesquelles ce parti a adhéré à la IIIème Internationale en 1920.

        Il s’agissait avant tout d’appuyer sur l’antimilitarisme - et ensuite, mais seulement en conséquence des luttes antimilitaristes, d’aller vers l’anticolonialisme. Quant à la mise en cause de l’appropriation privée des moyens de production et d’échange, elle ne venait qu’en bout de course, dans les mots, mais elle n’a jamais été vraiment définie à partir d’une analyse concrète des rapports de classe.

        En conséquence, on constate que dès juin-juillet 1943, c’est-à-dire après la disparition de Jean Moulin et, d’abord, dans les discours de Charles de Gaulle, puis, par les armes, tour à tour en Algérie, en Syrie et en Indochine à travers des décisions du même, l’impérialisme guerrier avait largement repris le dessus comme forme structurante.

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