Déplacer les frontières du permissible
J'ai trouvé l'expression « déplacer les frontières du permissible » chez Frederick Cooper, dans L'Afrique depuis 1940 et je trouve qu'elle sied bien à l'actualité. Cooper relate comment l'idée d'indépendance est devenue virale, incontournable même pour les oligarchies paternalistes et pour les élites africaines tirant un bénéfice du colonialisme. Mais Cooper délivre aussi des vérités générales bien senties : « Les dirigeants africains qui commencèrent à gouverner leurs territoires firent ce que font habituellement les élites politiques : ils tentèrent d'écarter certaines revendications et organisations du champ du possible. ».
Bien entendu, les indépendances obtenues sont souvent factices, au moins en Afrique francophone, où les Etats ne contrôlent souvent ni la monnaie, ni les douanes, ni les frontières, ni le sous-sol, et sollicitent à l'occasion l'ancien colonisateur pour payer les fonctionnaires, ou pour se défendre d'une rébellion. Cependant, pour toute ancienne colonie, le moment de l'indépendance reste une étape décisive dans l'histoire populaire.
Notre lutte s'inscrit aussi dans cette histoire. C'est pourquoi nous devons, nous travailleurs de France, rester sensible à la dimension internationale de notre lutte. Comme les insurgés du Rif, comme les manifestants d'Algérie et du Tchad, nous luttons pour déplacer les frontières du permissible.
D'ailleurs la situation ici est proche de celle des sociétés arabes, dont les hiérarchies sont bousculées depuis quelques printemps. Les jeunes travailleurs, diplômés ou non, salariés ou non, ne parviennent pas à accéder à des logements décents. Les anciens, abîmés par les soins qu'ils n'ont pu s'offrir et les années de labeur, se voient humiliés par des rentiers aux mains sales. Les citoyens, connectés, ne peuvent exercer le contrôle démocratique vers lequel leur curiosité naturelle et les nouvelles technologies les dirigent. Les artisans, les ingénieux et les écolos modernes, qui voudraient produire sur place, se voient moqués par les chantres de la mondialisation, rois de l'énergie et spéculateurs fonciers.
S'il n'y a pas d'emplois intéressants à pourvoir en France, c'est parce que notre modèle est basé sur la chimie, l'uniformisation et la productivité par tête. Les métiers du soin et les métiers manuels sont dépréciés. Ils forment pourtant un gisement énorme, dans une société standardisée, vieillissante et malade. En Algérie, la caste qui tient le robinet du pétrole et contrôle les flux d'importation n'a pas plus intérêt à ce qu'une population active produise elle-même ce qu'elle importe actuellement. Elle ne veut pas non plus que les services qu'elle obtient en France ou en Suisse ne se diffuse au plus grand nombre : ce serait une perte de privilèges.
Les manifestants ont compris, ici et là, que l'amélioration de leurs vies passe par la disparition des privilèges de l'élite dirigeante et la reconquête de la dignité. Ils dénoncent la hogra ou le mépris macronien. Ils ne demandent pas une tête, ils veulent en finir avec le système. C'est ce qui embête les oligarques, qui n'ont généralement pas de mal à lâcher l'un des leurs pour sauvegarder leurs acquis.
En général, ils n'ont pas de mal, non plus, à intégrer les nouvelles élites politiques, d'où qu'elles viennent. Car "ce que font habituellement les élites politiques" c'est "d'écarter certaines revendications et organisations du champ du possible. ».
C'est pourquoi nous continuerons à vouloir d'un horizon horizontal, à préparer l'avènement d'un pouvoir invisible, partagé entres tous. Le seul pouvoir serait, en démocratie, celui de l'argumentation. Gardons ouvertes les frontières du permissible, et nous vaincrons !
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