Des envoyés très spéciaux

Enlevés le 30 déc. 2009 à trois encablures de Kaboul dans la province de la Kapisa, Hervé Ghesquière, le ch’ti, et Stéphane Taponier, le Marseillais sont retrouvés libres, au bord d’une piste à l’aube du 29 juin, après 18 mois de captivité aux mains de geôliers attentifs, sans avoir subi la moindre violence ni ressenti à aucun moment une quelconque menace ! Deux de leurs trois accompagnateurs avaient été auparavant élargis, depuis plusieurs mois, cela dans un black out médiatique total.
Revenus en France dès le lendemain, le couple présidentiel les accueillait de bon matin à l'aéroport militaire de Villacoublay. Une aubaine communicationnelle pour le président Sarkozy oublieux de ses déclarations courroucées au Conseil des ministres du 5 janv. 2010 : « C'est insupportable de voir qu'on fait courir des risques à des militaires pour aller les chercher dans une zone dangereuse où ils avaient l'interdiction de se rendre. Il faut que les Français sachent le coût de cette histoire ». Nous, nous en connaissons le prix s’agissant du seul montant des recherches : selon le général Roudeillac une bagatelle de 10 millions d'Euros. Quant à une éventuelle rançon, nos bons amis ne veulent rien savoir, ce n’est pas leur problème (entretien sur RFI 1er juil.2011).
Ainsi, lorsque M. Juppé, ci-devant ministre des Affaires Etrangères, affirme solennellement que « la France ne verse pas de rançon », l’on se trouve enclin à se tapoter le menton de façon très dubitative, surtout après les déclarations de spécialistes comme l’envoyé spécial de Paris Match, Michel Peyrard ou Frédéric Helbert assurant froidement que plusieurs millions d’Euros avaient été versés à des intermédiaires situés au Pakistan !
La France, contrairement aux É-U a en effet la sale habitude de payer sans trop barguigner : d’après le « Times » en Irak, 15 millions $ pour deux autres « Envoyés très spéciaux »(1) Chesnot et Malbrunot enlevés en déc. 2004 ; 10 millions $ en juin 2005 pour Florence Aubenas sortie toute frétillante et pétulante d’une situation pourtant réputée violemment traumatisante… En avril 2009, Hervé Morin alors Ministre de la défense, mangeait son chapeau et avouait avoir « proposé une rançon » aux pirates somaliens retenant le voilier Tanit. Cessez le feu !
Reste que si nous félicitons de la libération de nos deux compatriotes - en faisant abstraction de la ponction opérée sur les deniers publics et nos impôts – en saluant au passage l’exploit technique accompli par nos services spéciaux (notamment la Direction de la sécurité extérieure), nous sommes cependant navrés pour les deux gugusses qui n’auront guère eu le temps de savourer les feux de la rampe et les plateaux de télévision, M. Strauss-Kahn leur ayant méchamment volé la vedette.
Reste un grand soulagement de ne plus se voir bassiner les oreilles, mois après mois, semaines après semaines, par la mésaventure de deux pieds nickelés du journalisme capturés non par d’horribles barbus islamistes - comme le répète la propagande officielle chargée de récupérer le moindre événement au profit d’un engagement armé injustifiable - mais par des bandits de grands chemins spécialisés dans ce commerce lucratif(2). C’est moins romantique et surtout moins glorieux aussi bien pour les ex otages que pour les 4000 soldats français chargés d’assurer la sécurité de cette zone, la Kapisa, à seulement une soixantaine de Kilomètres de Kaboul. Un épisode qui donne exemplairement la mesure de l’efficacité de notre présence et de troupes incapables d’assurer la sécurité sur les axes desservant la capitale afghane.
Dans le même ordre d’idée l’attentat contre l’hôtel Intercontinental, deux jours plus tôt (le 27 juin) au cœur de la « zone verte » de Kaboul – un maillon dans la longue chaîne d’actes terroristes frappant des occidentaux indésirables - résume assez bien l’incroyable échec de dix années de guerre et d’occupation par une coalition surpuissante (forte de 143 000 hommes et d’un matériel de guerre futuriste) et n’ayant en face d’elle que des gueux quasiment armés de leur seule détermination(3).
Soulignons que la détention puis la libération des deux guignolos se sont accompagnées d’une couverture médiatique démesurée par rapport aux filigraniques annonces accompagnant chaque mort de soldat français. Constatons amèrement que des journalistes ayant transgressé les instructions reçues pour s’aventurer inconsidérément en terrain miné, bénéficient d’une surface médiatique infiniment supérieure à celle d'un simple biffin dont la vie n’a apparemment qu’une valeur très marginale.
Certes ces deux hommes se sont bien sortis d’une redoutable épreuve - que nous souhaitons à personne de vivre - et qui en parlent d’ailleurs avec une certaine honnêteté (RFI 1er juil. 11), mais que n’ont-ils les mêmes dispositions d’esprit lorsqu’il s’agirait de rendre compte de cette guerre dans ses véritables dimensions et significations ? Autrement dit de s’attacher dans leurs « reportages » à autre chose qu’à l’inepte superficie des événements, sans la moindre profondeur de champ historique, géopolitique, anthropologique ? En sont-ils seulement capables ? Ce serait il est vrai beaucoup leur demander, et n’est d’ailleurs certainement pas cela qu’on attend d’eux. Peuvent-ils en effet imaginer que la réalité vraie puisse se situer au-delà des premières apparences ? Savent-ils qu’ils existent des dimensions complexes de la réalité que l’on atteint qu’à force de travail, grâce à une ascèse forcément exclusive de la quête du scoop et d’une vaine gloriole professionnelle (précurseur de gras avantages matériels) ? Assurément cela ne les intéresse pas, pas plus que de savoir combien les français ont payé pour leur inconséquence et la navrante et indigente conception qu’ils se font de leur mission d’information.
1 - Des « Envoyés très spéciaux » DVD format 16/9 compatible 4/3 - format cinéma respecté scope 2.35. Image et son : Stéréo/couleur. 93 Minutes © Europeart. Réalisé par Frédéric Auburtin avec Gérard Lanvin et Gérard Jugnot.
2 - Le battage fait autour des deux naufragés volontaires de la Kapisa ont escamoté d’autres vrais otages oubliés des médias : un agent de la Direction générale de la sécurité extérieure G est détenu en Somalie depuis le 14 juil. 2009 ; quatre salariés des sociétés Areva et Satom ont été enlevés au Niger en sept. 2010 ainsi que trois employés d’une Organisation non gouvernementale qui ont disparu au Yémen le 28 mai 2011.
3 - À titre d’exemple : 26 févr. 2010, attentat suicide visant des résidences hôtelières dans le centre de Kaboul ; 18 mai 2010, attentat suicide visant les forces de l'OTAN à Kaboul, 18 morts, l’explosion d'une voiture piégée près du Parlement afghan et de véhicules des forces de l'OTAN à Kaboul fait une vingtaine morts dont cinq soldats américains ; 8 janv. 2011 un attentat-suicide fait neuf morts, dans un supermarché fréquenté par une clientèle d'expatriés dans le quartier des ambassades ; 4 févr. 2011 – Un kamikaze attaque un hôtel du centre de Kaboul déjà pris pour cible un an auparavant ; le 18 juin 2011 des policiers afghans sont abattus dans une rue de Kaboul ; le 25 juin 2011, un attentat à la voiture piégée contre un hôpital fait 60 morts ; le 27 juin, deux jours avant la libérations de nos « Envoyés très spéciaux » l'hôtel Intercontinental, était visé faisant une dizaine de victimes.
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