Désolé, Jupiter, mais les avions parlent anglais !
Tel l’enfant prodigue pris d’un remords soudain, notre auguste monarque s’est souvenu lors de sa pérégrination africaine que sa langue maternelle était le français. Il avait pourtant jusque là montré un zèle soutenu pour plaire à ses bienfaiteurs transatlantiques en leur montrant qu’il n’était pas un ingrat, et qu’il justifiait son label de « young leader » à travers un usage immodéré de barbarismes anglophones.
Se sentant investi de la mémoire glorieuse de nos ancêtres porteurs de « civilisation » à destination des « sauvages », Jupiter a donc usé de toute sa force de conviction pour promettre aux étudiants de Ouagadougou qu’il ferait du français la « première langue de l'Afrique » et « peut-être du monde » en leur lançant cette formule bien sentie : "Le rayonnement, l'attractivité du français n'appartient pas seulement à la France".
Mais suffit-il que sa majesté olympienne lèvre son sceptre pour que la linguistique et l’histoire se plient à ses volontés ? Son autorité ressemble plus à celle du roi qui ordonnait au soleil de se coucher à l’heure indiquée par le calendrier (« le Petit Prince ») qu’à son idéal du moi mythologique, aussi surdimensionné soit cet ego centripète.
Il est vrai qu’il existe en France une tendance lourde chez les dirigeants (qu’ils soient rois, régents, empereurs ou présidents) à utiliser l’appareil d’état pour imposer des règles, et même des règles grammaticales. La langue française a été un outil de coercition important pour convaincre de leur appartenance à une même nation les peuples peu à peu amalgamés. L’Académie Française a été mise en place par Richelieu en 1634 dans le cadre d’un projet d’unification dont l’aspect militaire, moins rose, s’était traduit par la destruction de toutes les forteresses des nouvelles provinces qui auraient pu rappeler des souvenir aux nouveaux sujets du royaume et leur donner des velléités d’indépendance.
Le contrôle de la langue donne toujours l’illusion aux dirigeants qu’ils continuent à exercer le pouvoir à travers cette même langue. En mettant périodiquement à jour une liste noire d'anglicismes désagréables tels que "weekend", l’Académie contribue à les maintenir dans cette torpeur quasi onirique. Une loi nationale a même été promulguée pour la défense de la langue. En 2006, une filiale française de la compagnie General Electric a été condamnée à une amende de 500 000 euros pour avoir publié un de ses manuels logiciels en anglais. Personne ne dit sans quel lexique les traducteurs sont allés puiser le vocabulaire francophone des machines numériques.
Malheureusement, de tels leviers bureaucratiques et juridiques ont peu de chance d'être efficaces dans la vraie vie.
Deux phénomènes expliquent la propagation des langues : les effets de réseau et le poids du passé.
- les effets de réseau illustrés par le développement fulgurant des « réseaux sociaux » vont au-delà de l’effet « boule de neige ». L’utilité du réseau s’amplifie au fur et à mesure que les utilisateurs le rejoignent. Si un nombre croissant de personnes parlent une langue, il devient de plus en plus utile que d'autres la parlent aussi s'ils veulent communiquer efficacement.
- le poids du passé concerne l’influence des conditions hitoriques sur une longue période. La prééminence actuelle de la langue anglaise dans le commerce international et la culture découle du fait que la Grande-Bretagne avait, comme la France, créé un empire mondial au 19ème siècle, mais que cette « domination partagée » de la planète s’est transformée en hégémonie culturelle anglophone au 20ème siècle avec la montée en puissance puis la prédominance économique de les Etats Unis.
Ces conditions historiques initiales, combinées aux effets de réseau sont la raison pour laquelle l'anglais domine la communication internationale aujourd'hui.
Il aurait pu en aller autrement. L’anglais n’est pas l’espéranto, ce n’est pas la langue la plus facile à apprendre, ni la plus « rationnelle ». Un changement mineur dans les conditions initiales aurait-il permis d’imposer le français si Louis XV n’avait pas vendu la Louisiane ? Aujourd’hui, on ne peut plus repasser le film à l’envers, mais les choses peuvent peut-être changer. La France peut-elle concurrencer l'anglais et devenir la lingua franca du 21ème siècle ?
La banque d'investissement française Natixis prévoyait il y a quelques années que la population parlant français dans le monde pourrait dépasser celles parlant anglais, mandarin ou espagnol et devenir la langue la plus parlée d'ici 2050. Cette prévision reposait essentiellement sur des projections de croissance rapide de la population en Afrique où le français est couramment parlé en raison de l'héritage du colonialisme français du 19ème siècle.
Or, le poids du passé et les effets de réseau sont des forces plus puissantes que la démographie. Il est probable qu'un grand nombre des Africains qui naitront dans les décennies qui viennent auront le français pour langue « maternelle ». Mais, tout comme les futurs Français, ils subiront des incitations extrêmement puissantes pour apprendre également l'anglais s'ils ont l'intention de voyager, d'étudier à l'étranger ou de travailler dans des entreprises liées à l'économie mondiale.
Actuellement, la terre compte plus de locuteurs natifs (982 millions) que d'anglophones (375 millions), mais la domination anglaise (avec 1,5 milliard de locuteurs dans le monde) est toujours aussi forte, malgré l'essor économique de la Chine.
Quand il s'agit de la puissance d'un langage global, la domination militaire a certainement joué un rôle dans les premiers temps, en établissant les conditions initiales, les colonies et les empires. Mais aujourd'hui, le pouvoir d'une langue découle de son utilité dans les réseaux commerciaux et culturels et certainement pas des diktats des bureaucrates et des politiciens.
Le « globish » (global english) n’a pas trop de soucis à se faire, pour autant que sa position préoccupe quelqu’un.
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