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Détournements linguistiques

Dernièrement, un ami expliquait, lors d’une conférence donnée à la Réunion, que les opposants à la laïcité et à l’école publique laïque avaient gagné la bataille des mots quand ils avaient parlé d’« école libre » pour évoquer l’école confessionnelle n’ayant rien de libre (plus chère et liée à la religion catholique). Pour l’opinion publique, il apparaissait évident qu’on n’avait pas à priver les parents du choix de l’école pour leurs enfants. L’« école libre » semblait alors libérée du carcan rigide d’une école publique laïque liberticide. C’était bien joué : les fonds publics, fort appréciés, eux, allaient par la suite couler à flot pour cette « école libre » si utile à la société...

Depuis quelques années, et cela se précipite avec la suprématie médiatique des idées de droite, ces expressions à la Georges Orwell fleurissent dans les débats publics et contrôlent de fait notre façon de penser. J’en étudierai ici quelques-unes parmi les plus usitées : réforme, rupture tranquille, laïcité ouverte, charges patronales, dialogue social, travailler plus pour gagner plus, TVA sociale, solidarité active.

- Réforme : c’est par ce mot que j’ai commencé à m’intéresser de près au vocabulaire des hommes politiques, car je me suis aperçu que « réforme », pour un homme de droite et pour les médias qui l’accompagnent tels des rémoras sur un requin, signifiait exactement au XXIe siècle le contraire du sens qu’on lui donnait jadis. En effet, avant, les réformes étaient faites pour obtenir des droits supplémentaires, dans l’intérêt général, pour des acquis sociaux renforcés. Aujourd’hui, chaque réforme est faite pour casser un acquis, un droit, dans le but de permettre à quelques-uns de vivre bien grâce au sacrifice de la majorité.

- Rupture tranquille : cette expression n’a pas eu beaucoup de succès, Sarkozy s’étant rendu compte assez vite que ce concept crétin était tout de même trop gros pour passer auprès des téléspectateurs de TF1. On aura tout de même essayé de faire croire aux futurs adorateurs de notre cher président qu’il était possible de liquider tous nos acquis sociaux et le droit du travail, mais tranquillement, paisiblement, sereinement, zenement. UMP-ment. Bien tenté ! Mais c’est raté pour cette fois.

- Laïcité ouverte, ou laïcité apaisée : eh oui, comme on le sait, les gens agressifs, les gens dangereux, les intégristes sont du côté des défenseurs de la laïcité française, cette laïcité sectaire, repliée sur elle-même et haïssant les religions au point de vouloir les éradiquer. Alors, on a inventé ce concept de « laïcité ouverte », de « laïcité apaisée » qui permet de bien faire comprendre aux crédules que les méchants, ceux qui ne savent pas s’ouvrir aux autres, ceux qui prêchent la haine, sont du côté des laïques et non de ces doux missionnaires de toutes les religions d’amour. Du coup, la laïcité « normale », la seule laïcité, apparaît maintenant comme quelque chose d’arrière-garde, de conservateur, et l’insulte suprême vaticanesque de « laïcisme » désigne dorénavant ce qu’il faut combattre quand on est un homme bien et qu’on veut simplement que les religions dominent la société.

- Charges patronales : depuis des années, le leitmotiv des patrons, des amis de droite et repris comme message divin par les médias, est qu’il faut baisser les « charges patronales ». Quelles « charges patronales » ? Oui, vous comme moi ne connaissons que les « cotisations » patronales, pas les charges. Mais le fait d’appeler « charges » des cotisations aide à mieux faire passer l’idée qu’elles sont lourdes, difficiles à supporter, et qu’il est donc obligatoire, pour redonner du dynamisme à notre pays (ce qui passe inévitablement avant tout par le dynamisme des entreprises), de baisser, d’alléger des charges insupportables. Beaucoup de gens, sans s’en rendre compte, utilisent ce vocabulaire destiné exclusivement à servir l’idée d’une baisse de cotisations patronales. Après, quand on manquera de moyens pour payer les retraites, on fera une « réforme ».

- Dialogue social : tout le monde veut maintenant du dialogue social, comme si l’État n’avait jamais discuté avec les « partenaires sociaux » (autre expression formidable qui laisse entendre que d’autres partenaires ne sont pas « sociaux »). Plus une « réforme » ne se fait sans qu’on en appelle au « dialogue social ». Or, cela n’empêche pas qu’à chaque fois les « partenaires sociaux » se plaignent de n’avoir pas été consultés, ou que l’État utilise l’article 49.3 pour faire passer dans l’urgence des « réformes » si antisociales qu’elles nécessitent la discrétion. Le « dialogue social » n’est finalement qu’une information sur les intentions avouables du gouvernement, et sûrement pas un vrai dialogue qui obligerait à prendre en compte des demandes syndicales par exemple. Mais ça fait bien de dire qu’on dialogue : l’État se donne bonne conscience, et les syndicats croient qu’ils sont importants alors que leur rôle est marginal.

- Travailler plus pour gagner plus : c’est LE slogan de ce début de siècle. Avant, cela semblait normal d’espérer gagner plus si on travaillait plus. Maintenant, il faut le préciser, comme si on pouvait soupçonner la droite de préparer des « réformes » pouvant conduire à travailler plus pour ne pas gagner plus... Loin de nous cette idée ! Cette formule magique appelle néanmoins deux remarques : 1) La plupart des gens n’ayant pas envie de se tuer au travail et souhaitant voir de temps en temps leurs conjoints et leurs enfants, il va de soi que « travailler plus pour gagner plus » n’est qu’un pis-aller signifiant surtout qu’en travaillant déjà toute la semaine on ne peut plus vivre décemment. 2) Cette expression est mensongère, car comme Sarkozy l’accompagne d’une « réforme » de la fiscalité bénéficiant aux plus riches, de privatisations et d’une augmentation généralisée des frais de santé, il est évident que les travailleurs auront surtout la possibilité de « travailler plus pour gagner plus, mais voir son pouvoir d’achat baisser ».

- TVA sociale : c’est une expression récente, mais elle est promise à un bel avenir. En effet, après le « dialogue social » qui n’a rien de social, on va faire passer l’idée qu’une hausse de la TVA peut elle aussi avoir des vertus sociales. D’un côté, une « réforme » fiscale permet aux riches d’échapper à l’impôt, d’un autre côté on en appelle à la solidarité nationale, par une augmentation de la TVA, pour financer la baisse des « charges patronales ». Tout se tient. C’est si beau que j’en ai la larme à l’oeil.

- Solidarité active : ça, c’est la nouveauté du gouvernement Sarkozy 1. Avant, dans la France des perdants, des minables, il y avait la solidarité. Les gens payaient des impôts, et cela servait à financer les services publics, l’aide aux plus défavorisés. Cette solidarité, on ne sait pas pourquoi mais Sarkozy le sait, était une solidarité passive, autant dire qu’elle était vouée à l’échec. Heureusement, notre nouveau président a eu une idée : transformer cette mauvaise solidarité en bonne solidarité, en « solidarité active ». On va baisser les impôts, comme ça la solidarité passive disparaîtra faute de moyens, et on incitera les gens à pratiquer la « solidarité active », que nous connaissions en fait déjà sous le terme de « charité », mais ce mot est démodé : avec un président en short, il faut des mots « tendance ». Pour que cette nouvelle solidarité se mette en place, on fera appel à un spécialiste : le président d’Emmaüs, qui s’y connaît bien en charité, euh pardon, en « solidarité active ».

Les mots ne sont pas choisis au hasard. D’abord surprenantes, certaines expressions, martelées dix fois, cent fois par jour par des médias aux ordres, finissent par apparaître comme naturelles, et les idées qu’elles véhiculent comme allant de soi. Nos dirigeants, faute de savoir prévoir, faute de savoir gérer un pays, faute de défendre l’intérêt général, savent au moins que la communication peut leur permettre de gagner des batailles qui semblent perdues d’avance tant elles semblent détruire les acquis sociaux obtenus de haute lutte. Ils savent qu’un simple mot bien placé est la meilleure des armes dans la guerre des idées.

À nous de mettre au jour ces détournements linguistiques, à nous d’éveiller l’esprit critique des citoyens bercés par la télévision du spectacle et du superficiel. À nous de gagner la guerre des mots. Pour commencer.


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15 réactions à cet article    


  • docdory docdory 5 juin 2007 13:35

    @ Stephane Arlen

    Merci de votre défense de la laïcité , que j’ai également soutenue dans de nombreux articles et commentaires sur agoravox , nous ne serons jamais de trop pour la défendre !

    Dans la série des nouveaux concepts , quelques définitions ( que n’auraient peut-être pas pas reniées Ambrose Bierce , l’auteur du « dictionnaire du diable » ) :

    - Flexibilité : ensemble des moyens mis en oeuvre pour faire d’avantage courber l’échine aux travailleurs .

    - Mondialisation : ensemble des procédés permettant au monde entier d’acquérir le niveau de vie du tiers-monde .

    - Plan social : plan permettant de transformer des salariés en cas sociaux .


    • docdory docdory 5 juin 2007 13:40

      @ Stephane Arlen

      Ce que vous dites dans votre biographie est la pure vérité : les valeurs de la gauche républicaine n’ont pas été représentées aux présidentielles 2007 , ni aux législatives d’ailleurs . Vous pouvez compter au moins sur ma voix en 2012 , bon courage !


    • Stéphane ARLEN Stéphane ARLEN 6 juin 2007 11:36

      Merci pour vos encouragements. Je vous invite à aller voir le site de l’association Faire Le Jour dont je suis le président (http://www.fairelejour.org) et mon blog de candidat (http://www.stephanearlen.fr).


    • Vilain petit canard Vilain petit canard 5 juin 2007 15:16

      Bravo Stéphane pour le début de ce dictionnaire du XXIe siècle. Il faudrait néanmoins ajouter un article sur la fameuse « Liberté » (de travailler plus, de choisir son établissement scolaire, etc). Chaque fois qu’on fait sauter un verrou de contrôle des abus, ou même un simple dispositif de protection des petits contre les gros, on le renomme « Liberté », et on le présente comme un acquis de grande valeur. Attendons-nous ainsi à obtenir dans les prochains mois la « Liberté de ne pas payer l’impôt », la « Liberté de commercialiser ce qu’on veut », et la « Liberté de se faire soigner au tarif que l’on veut » (sans remboursement).


      • Le Chacal Le Chacal 5 juin 2007 15:58

        ... ce qui permettra à terme de taxer tous les manifestants, qui ne vont sans doute pas manquer de défiler face à ces nouvelles « libertés », de « liberticides ».


      • Vilain petit canard Vilain petit canard 5 juin 2007 16:26

        ... le tout, naturellement, « sans tabous » !!!


      • docdory docdory 5 juin 2007 17:01

        Salut VPC

        Dans le même style de liberté , il va y avoir sous peu la « liberté » de choisir son fournisseur d’énergie avec des tarifs libres , par opposition aux « tarifs réglementaires » d’ EDF GDF . L’EDF vous proposera de renoncer au tarif réglementaire pour vous proposer le tarif libre en concurrence avec d’autres fournisseurs ( ce renoncement étant définitif et irrévocable ) . Evidemment ce tarif libre sera initialement bien moins cher que le tarif « réglementé » , mais lorsque 75 % de naïfs auront choisi l’option irréversible tarif libre , et qu’il ne restera plus que deux ou trois fournisseurs , les autres ayant coulé , le « tarif libre » fera l’objet d’une entente occulte entre les fournisseurs ayant subsisté et verra son prix exploser , au grand désespoir des clients naïfs ayant imaginé bénéficier de la « concurrence libre et non faussée » chère aux satrapes ploutocratiques de la commission de Bruxelles !


      • Le Chacal Le Chacal 5 juin 2007 18:31

        Rhooo, c’est mesquin ce genre d’exemple ! En plus c’est du copié-collé de nos fournisseurs de téléphonie mobile ! Un peu d’imagination que diable...

        A ce sujet-là, la « liberté de choisir notre opérateur mobile » toquée par l’UE, ça en est où ? Ils ont arrêté l’entente cordiale ou ça se poursuit ?


      • COLRE COLRE 6 juin 2007 11:30

        Bravo ! Je suis absolument de votre avis, et je rêve depuis toujours d’une grande émission télé (avec de l’audience !! car il y en aurait), qui déchiffrerait les mensonges, linguistiques et autres, mais souvent avec ces détournements de mots que vous soulignez si bien. Or, ces mensonges nous gouvernent, car ils gouvernent insidieusement, car inconsciemment, nos pensées. On pouvait espérer que Arrêt sur image joue ce rôle, mais l’émission est très superficielle et n’enfonce aucun clou. Sinon, on a les humoristes, mais ce n’est pas du tout pareil comme fonction, et d’ailleurs il y a un terrible effet pervers : le mensonge politique devient amusant au lieu d’être révoltant, devient banal et le citoyen est mithridatisé.

        En revanche, il y aurait bcp à dire sur le fait que la gauche républicaine n’était pas représentée aux présidentielles...


        • finael finael 7 juin 2007 11:12

          Bravo pour votre analyse, ce serait un bon début pour un véritable dictionnaire des détournement de sens.

          On pourrait ajouter

          Assistés : feignants qui vivent dans des chateaux et roulent en Mercedès sur le dos des pauvres travailleurs (l’aide aux entreprises coûte 40 MM d’Euros au budget contre 8 à « l’assistance sociale » tout compris : Sécu, Chômage, RMI, ...)

          Forces vives de la nation : Forcément les grands patrons (pardon les « entrepreneurs »), les financiers, ... et en aucun cas les travailleurs desdites entreprises (même si, parfois, les commerçants sont inclus dans le lot). ...


          • Stéphane ARLEN Stéphane ARLEN 7 juin 2007 14:30

            Tout à fait d’accord avec toi. L’expression « forces vives » est formidable de mépris pour tous ceux qui ne sont que fonctionnaires (serviteurs de l’État !), retraités ou sans emploi, bref, des humains inutiles aux crochets des bons citoyens qui se lèvent tôt.


          • ZEN ZEN 7 juin 2007 11:53

            Excellente analyse. Revenez souvent .Pour moi, la pire mystification verbale a été l’expression jospiniste : « ouverture du capital »...


            • Vilain petit canard Vilain petit canard 7 juin 2007 13:43

              Tout ça me redonne envie de de remettre à mon « Dictionnaire du Parler Moderne », que j’ai abandonné il y a un an, faute d’énergie. Je vous donnerai des nouvelles...


              • ZEN ZEN 7 juin 2007 14:13

                @ Canard

                Allez, du courage ! On attend cela avec impatience...


              • Vilain petit canard Vilain petit canard 7 juin 2007 14:26

                Ben j’ai déjà une quarantaine d’entrées, parmi lesquelles « liberté » (vous venez d’en avoir un avant-goût), « travail (de deuil) » et « travail (valeur -) », « Devoir (de mémoire) », « Rigidités », « Baisse (du chômage) », « Fracture (sociale, numérique...) », « Séisme (du 21 avril, du 29 mai) », « Jubilatoire », « Moral des ménages », « Processus (de paix) », et bien d’autres, manuscrites au fond de mes tiroirs.

                J’avais pensé proposer une rubrique récurrente dans Agoravox, mais j’ai eu plein d’autres trucs à gérer...

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