Devenir membre d’une minorité ?
Je suis monstrueusement ordinaire. Mon teint est rose plein de taches de rousseur. Je suis marié avec la même femme depuis des décennies. Je vote socialiste quelquefois même à gauche. Je pars en vacances avec un vieux diesel qui me permet de polluer sur plus d’un millier de kilomètres. Je regarde assidûment la télévision surtout les séries. Je lis le Parisien Libéré. Je réprouve tout ce qu’on me dit de réprouver, j’approuve tout le reste. J’aime les riches, je me méfie des pauvres. Et jamais au grand jamais, je n’apparais dans les médias, personne ne vient m’interviewer, aucune loi ne tend à favoriser mes desseins. Je tends à disparaitre alors que je ne suis jamais apparu. Bref, je suis malheureux ! Que faire ? Devenir autre ?
Être membre d’une minorité offre des opportunités intéressantes. Les acteurs, les actrices se mobilisent pour votre cause. Des pétitions sont lancées qui recueillent des milliers, des centaines de milliers, quelquefois des millions de signatures montrant qu’on se préoccupe de vous, que vous existez. Les textes législatifs sont modifiés pour aggraver les sanctions si quelque agissement délictueux est commis à votre égard… Et surtout !!! Si vous avez une responsabilité même minime dans une quelconque association on vient vers vous, on vous écoute, on essaie de comprendre vos préoccupations… Au dessus de tout, vous apparaissez sur les réseaux sociaux et, si tout se passe bien, dans un journal télévisé à l’occasion d’affichages, de manifestations, de protestations, d’émeutes qui concernent plus ou moins directement votre communauté.
J’ai d’abord pensé donner la quasi-totalité de mes avoirs au Secours Populaire. Mais être pauvre de nos jours n’implique plus que l’on fasse partie d’une minorité, tout au contraire. Produire chez les pauvres du tiers monde, revendre chez les riches des pays occidentaux eut pendant un temps un intérêt certain, mais il a disparu lorsque les pauvres des pays riches devinrent trop pauvres pour acheter quoi que ce soit.
J’ai ensuite pensé à devenir juif. Mon ambition était sûrement exagérée voire mégalomaniaque mais les bénéfices excédaient de loin les désavantages. Une réflexion malencontreuse à mon égard et la mort sociale de l’insulteur est certaine. Les organisations qui veillent sont puissantes, les arguments bien étayés, les orateurs entrainés aux débats les plus houleux. Mais le processus de conversion prend plusieurs années et dépend de la ‘qualité’ du candidat estimée par les instances religieuses qui le conduisent. Le résultat est trop incertain, fastidieux, aléatoire.
La conversion à l’Islam semblait plus accessible. La formule arabe à prononcer est « Achḥadou an lâ illâḥa illa-llâḥ, wa-achḥadou anna Mouḥammadan rassoûlou-llâḥ ». Évidemment je n’ai pas réussi à l’apprendre, ce qui a fait douter de ma foi ; en plus je n’ai pas compris ce que cela voulait dire bien qu’on me l’ait expliqué des heures durant, déjà l’anglais j’ai du mal à suivre. En plus, je n’ai pas réussi à trouver deux témoins fiables pour attester ma conversion. Les musulmans que je connaissais boivent, mangent du porc et troussent les filles. Bon je pouvais peut-être prier, je pouvais aussi verser l'aumône, avec les pièces de un centime d’euro on peut faire face. Pour le jeûne, pas de problème je suis en surpoids. Le pèlerinage n’est pas tout à fait obligatoire, j’aurais pu négocier. Malgré tout, c’est trop difficile, passons !
Devenir noir m’a tout de suite semblé difficile. C’est vrai que je bronze facilement mais je n’arrivais ni à jouer proprement au football ni à courir le 100 m. Je n’étais pas crédible. Et je ne savais même pas situer l’Afrique Équatorial Française pour pouvoir expliquer les ravages du colonialisme. On me fit savoir que je devais rester blanc.
Devenir asiatique semblait plus accessible. Mais, si je suis bien petit, j’ai du ventre, pas énormément mais suffisamment pour que ma silhouette détonne dans le XIIIe. Et puis la sauce de soja, qu’ils mettent un peu partout, merci bien ! Et ils n’arrêtent pas de bosser… Tout le monde ne peut pas tenir un bar-tabac-PMU avec ouverture à 7H. D’ailleurs, je n’arrive pas à comprendre comment les chevaux peuvent supporter les cancrelats accrochés sur leur dos alors je ne vais pas regarder ça toute la journée.
Le ‘Lions Clubs’ m’a tenté. J’ai appris que c’était un club philanthropique. Je sais bien que c’est s’enrichir que de donner, et un petit coup de pub en plus ne peut pas nuire, ça montre à la plèbe qu’on a du cœur, il est nécessaire de justifier ses privilèges si on veut les garder. Mais je n’avais pas la force de supporter les soirées mondaines avec imparfait du subjonctif et champagne millésimé. Font chier !
Je ne voulais pas non plus devenir banlieusard même si je connaissais parfaitement l’endroit. Les rodéos, les tags, le fracas des vitres, les deals de drogue, les caïds qui se prennent pour Zorro quand ils sont à dix pour tabasser un keuf, tout ça ce n’était pas pour moi. Je me sens pacifique surtout quand on est plus fort que moi. Et puis on n’est même pas certain de passer à la télé, y’a trop d ‘événements dans les ZEP, dans les zones de non-droit, les journalistes n’osent plus trop y entrer.
Reste l’homosexualité. Ça pose problème, je ne sais pas comment ma femme va prendre ça. Elle n’est pas super moderne. Je sais qu’avec un peu de haschich ou de la poudre c’est plus facile, c’est Pierrot, le mec de la haute couture, qui l’a dit, mais quand même, ça me paraît cher payé pour un résultat qui reste malgré tout hypothétique. C’est vrai qu’être homosexuel offre des possibilités non négligeables dans certains secteurs, la créativité est exaltée dit-on. Mais enfin non, je n’arrive pas à m’y faire !
Devenir féministe aurait pu convenir. Bien sûr cela interdit tout propos graveleux, tout comportement équivoque, impossible à mon âge ! Je risque fort de me faire ‘choper’ par les réseaux surtout maintenant qu’elles enregistrent subrepticement les scènes compromettantes. Et puis je suis hétérosexuel militant avec un pouvoir charismatique toutefois extrêmement limité.
J’ai bien aussi pensé faire partie des jeunes, des vieux, des handicapés, des sportifs, des infectiologues… mais à chaque fois il me manquait quelque chose.
Alors ? Alors, je vais devoir m’habituer à l’ombre, au mépris des intellectuels, au silence des médias, au néant, à l’obscurité des non-êtres, aux profondeurs dans lesquelles sont plongés ceux qui n’existent pas ou plus. Ou bien peut-être vais-je faire partie de la minorité qui n’appartient à aucune minorité ?
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