Affaire Dieudonné : une tumeur politico-médiatique française
Un énième article sur Dieudonné ? Justement, pourquoi suscite-t-il autant l’attention des politiques, des journalistes, des juges, des peoples et de la buzzosphère, substance molle polymorphe, malléable à merci. Dieudonné, passé soudainement de l’ombre à la lumière, est devenu un malaise national, une tumeur médiatique maligne et proliférante. J’entends m’intéresser ici à l’amplification politico-médiatique du phénomène Dieudonné, aux sources et à la profonde ambivalence de ce commerce de l’abject.
Avant toute chose, je dois faire mon examen de conscience. Bien que très attentif à l’actualité et au débat d’idées, il y a 15 jours encore, je n’étais pas totalement persuadé de la dangerosité du bonhomme. Antisémite, il l’est certainement, mais comme nous le verrons plus loin de façon ambigüe. De cela aussi, et je m’en excuse, je n’en étais pas totalement persuadé. Il est intéressant de comprendre pourquoi, car, plus que ce personnage fondamentalement médiocre et malfaisant, c’est bien la popularité de Dieudonné qu’il faut interroger. Cela, les différents articles de presse que j’ai pu lire sont loin de le faire avec honnêteté ou pertinence.
Au fondement du phénomène Dieudonné se trouve la fracture béante entre un petit monde politico médiatique fermé sur lui-même et des fractions entières de la population, en perte de repères certes, mais parfaitement conscientes que les discours qui se mettent en scène à travers les différentes lucarnes sont de moins en moins en prise directe avec le réel[1]. Dieudonné surfe sur cet état de confusion générale qui saisit nos sociétés et y développe son commerce de l’abject. L’on ne s’étonnera point alors de sa connivence avec les milieux d’extrême droite qui jouent avec habileté sur les non-dits de notre société.
Ce microcosme est décrédibilisé auprès de vastes franges de l’opinion publique, nul besoin de trop insister. La diabolisation de Dieudonné dans les années 2000, sa censure médiatique, ont tout simplement privé les citoyens, dont je suis, de se faire une opinion par eux-mêmes, à moins bien sur d’avoir le mauvais goût d’aller chercher l’information sur internet. L’étiquetage infamant d’antisémitisme se passe de justifier quoique ce soit et opère comme l’anticommunisme ou l’antifascisme autrefois : on ne discute pas, on choisit son camp. Comment s’étonner alors des doutes qui surgissent et de la montée en popularité de Dieudonné, dans ce contexte de crise de confiance et de rupture profonde entre peuple et élites ? Assurément ces derniers ne peuvent imaginer laisser les simples citoyens penser l’antisémitisme et son ignominie en tout état de cause. La peur irraisonnée d’une prolifération cancéreuse les paralyse. Certes les racines historiques de ces crispations mémorielles sont profondes et l’on n’efface pas ainsi 60 ans de mauvaise conscience vis-à-vis de Vichy. Mais notre petit monde politico-médiatique, est bien incapable d’évaluer les conséquences désastreuses de la censure et de la judiciarisation des dérapages dieudonnesques. Ils n’auront réussit qu’à le victimiser, à le légitimer dans sa posture antisystème et à le rendre plus populaire encore. La sortie indigne du journaliste Patrick Cohen sur les « cerveaux malades », bien recadré par Taddéi, est révélatrice de cette police de la pensée. De même, les discours de Manuel Valls sonnent profondément faux. Ce catéchisme républicain martelé répond certes aux calculs politiques de l’intéressé mais reste surtout insupportable de vacuité intellectuelle et de moralisme lénifiant.
L’amplification médiatique suite aux dernières provocations immondes de Dieudonné vis-à-vis de Cohen produit une série de larsens incontrôlables. L’empire du Buzz profite au pouvoir en place par ses effets de diversion mais il permet aussi de se draper à bon compte dans les grands principes républicains en cette période de malaise identitaire. Tout le monde se sent exister devant l’évidente ignominie dieudonnesque. Ce dernier profite bien sûr tout autant de cette effervescence médiatique et élargit le cercle de ses fans à des gens qui, sans cette agitation médiatique, ne se seraient jamais intéressés à ce sinistre « artiste ». Il serait mal avisé à Dieudonné de se poser en champion de l’anti-système. Il est un pur produit du système médiatique qu’il dénonce. Il en est la part d’ombre pour être plus précis.
Artiste ? Oui le mot est lâché. Il est bien évident que Dieudonné est un showman talentueux et la question de la « qualité » de son humour, notion trop subjective, est complètement hors de propos. D’ailleurs Coluche ne disait-il pas : on peut rire de tout mais pas avec tout le monde ? C’est exactement ce que Dieudonné s’applique à faire avec un évident talent. Opposer spectacle comique et discours politique comme le fait Valls est évidemment ridicule : les deux mondes se sont toujours interpénétrés. La politique est aussi spectacle – c’est presque devenu un pléonasme aujourd’hui - et tout spectacle a une dimension politique car porteur d’un discours sur le monde. A ce titre, je ne suis pas sur qu’un Cantaloup ou un Bigard soit moins politique qu’un Guy Bedos où les guignols de l’info.
La dimension artistique des spectacles de Dieudonné donne toute sa puissance à ce commerce de l’abject. Il a certes franchi à plusieurs reprises la ligne rouge, mais au fond, hélas !, il n’en a plus besoin. Son personnage est suffisamment identifié par le public pour que le jeu avec l’implicite, les non-dits trouvent toute leur dimension performative. La « quenelle » est une création artistique (et politique) de génie car complètement équivoque. Elle ne prend son sens que dans le regard de l’autre. De même, les meetings du front national sont une autre forme de politique spectacle où l’abject se dissimule dans les replis du langage et les jeux allusifs. La politique est aussi un grand art. Contre ces jeux de langage, entre premier, deuxième et troisième degré, la censure, la police de la pensée ne peuvent rien.
Il me semble évident – cela a été noté par plusieurs observateurs- que le public de Dieudonné n’est pas antisémite dans son ensemble et encore moins négationniste. Il y a juste une jouissance à vivre la transgression, la Shoah étant un des derniers grands tabous structurant notre pensée. Le problème est qu’il pourrait le devenir tant la performativité de cet antisémitisme de foire est grande. Je ne suis d’ailleurs pas sur que Dieudonné soit aussi antisémite qu’il aime à le montrer. L’abject est d’abord son fonds de commerce. Plusieurs observateurs, dont la LICRA, ont noté que son antisémitisme trouve son origine dans le défaut de financement de son projet sur le code noir. La concurrence des mémoires sous-tend la radicalisation de Dieudonné avant même sa diabolisation médiatique. Sa paranoïa naissante ne peut cependant s’appuyer exclusivement sur la très réelle saturation mémorielle autour de la Shoah (qu’il qualifie de « pornographie ») et des effets concurrentiels causés par l’émergence de mémoires confisquées. Il y a aussi le sentiment partagée par beaucoup de français du « deux poids, deux mesures ». Et c’est bien là que s’opère la jonction entre certains milieux militants noirs et l’extrême droite. Les actes antisémites, en recrudescence, provoquent toujours des réactions épidermiques dans le monde politico-médiatique alors qu’une islamophobie extrêmement virulente s’immisce partout et ne choque que peu de monde[2]. Ce sentiment d’injustice, de disproportion dans le traitement des affaires de racisme peut être un ferment de haine contre la communauté juive.
Que faire dans un tel contexte ?
Les règles communes à tous (la loi), plus que les valeurs et la morale, doivent légitimer l’action contre Dieudonné. Pour autant, l’interdiction de ses spectacles ne ferait que le renforcer. Les réseaux sociaux sont le dernier espace de la dissidence et il y a aujourd’hui de multiples façons de « faire spectacle ». La rue peut-être aussi un espace de dissidence. D’autre part, interdire à un artiste de faire son métier, serait un précédent extrêmement fâcheux pour la liberté d’expression et créerait un climat délétère accentuant la défiance vis-à-vis des élites et le sentiment du « deux poids deux mesures ». A t-on interdit d’antenne les politiques et journalistes condamnés pour « injures raciales » ? Faut-il censurer tous les intellectuels qui ont proférés, en leur temps, des propos racistes ? De Voltaire à Montesquieu en passant par Saint Simon et Céline, la liste est longue. Dieudonné en martyr de la liberté d’expression, est-ce cela que l’on veut ? A mon sens la seule piste envisageable est de quitter le terrain de la morale et des valeurs – terrain minée par nos propres contradictions - pour l’attaquer là où le bas blesse : son porte-monnaie. Ce dernier est en effet suspecté de « blanchiment, organisation d'insolvabilité et fraude fiscale » en raison de l'envoi de plus de 400 000 euros au Cameroun depuis 2009[3]. Le roi est nu. Dieudonné apparait pour ce qu’il est vraiment : un commerçant de l’abject.
[1] http://www.telerama.fr/idees/pierre-rosanvallon-la-democratie-est-fragile-et-la-violence-sociale-est-toujours-plus-proche-qu-on-ne-le-pense,106887.php
[2] « La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie - Année 2012 | CNCDH », [s. d.], <http://www.cncdh.fr/fr/publications/la-lutte-contre-le-racisme-lantisemitisme-et-la-xenophobie-annee-2012> ;, consulté le 11 janvier 2014.
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