Crédit photo : Arthur Sasse - 1951
Vous, je ne sais pas, mais moi, je commence singulièrement à être transi par ce monde en pleine capilotade. Non pas à l'instar des gisants de la Renaissance, tel celui de Guillaume Le François, sis, jadis, dans l'église Saint-Barthélémy de Béthune, mais plutôt comme la gitane de Georges d'Esparbès : « effarée, hagarde, sentant l'épouvante transir ses nerfs et gâter son sang. »
Kant disait : « Nous ne voyons pas le monde tel qu'il est mais tel que nous sommes. » Serais-je donc moi-même en fin de parcours ? Voilà qui n'est pas optimiste !
Mais, loin de moi à vouloir "jouer" les pessimistes. Quoique. Comme nous le confiait Hu Shi : « Les plus pessimistes d’aujourd’hui ont été les plus optimistes d’autrefois. Ils poursuivaient de vaines illusions. L’échec les a découragés. »
De là à culpabiliser, tel Saint-Augustin, quand il avouait : « Male vixi ex me », (j'ai mal vécu de moi), il n'y a qu'un pas qu'il faut surtout ne pas franchir. Mais, bon, il se rattrape : « J’ai vécu ma vie en quête du changement, j’ai apporté une nouvelle orientation à mon existence, j’ai changé le « rapport à soi », pour aboutir à une transformation du « vivre soi ».
Voilà qui nous change des trois mots de vocabulaire émanant de débiles - peuplant les téléréalités ou autres sous-magazines "pipole" du service public ou des chaînes privées, sans omettre les journaleux et pseudo-experts qui mentent comme ils respirent - s'imaginant à la fois être le centre de l'univers et avoir toujours raison et, dans ce dernier cas, ignorant Kant qui leur rappellerait : « qu'on mesure l'intelligence d'un individu à la quantité d'incertitudes qu'il est capable de supporter. »
Revenons à Saint-Augustin, qui verra le jour bien après Socrate, sinon ce dernier l'eût possiblement éreinté avec ceci : « Ne plus savoir ce que l’on dit, ne plus savoir ce que l’on fait, ne peux plus penser, les mots n’ont plus de signification. » C'eût été quelque peu féroce pour le philosophe et théologien chrétien romain aux origines berbères.
« Le langage est impuissant à exprimer tous mes déboires. » Sergiu Celibidache a-t-il lu Socrate ? Peut-être. Ce qui n'a rien de surprenant de la part de l'un des plus grands chefs d'orchestre de tous les temps, mathématicien et philosophe à ses heures, encore controversé aujourd'hui.
Le maestro s'avouait-il vaincu après la joute oratoire du philosophe grec ? « Faire perdre la tête ! C’est la condition indispensable, bien que négative, pour commencer à changer son existence : cesser de contrôler et laisser venir en imagination ou en corps tout ce qui voudra venir. Le non-sens ou la folie passagère ouvrent sur un monde plus souple et plus large. » Ces lignes, écrites au Ve siècle avant notre ère, relèvent d'un sacré optimisme !
Un qui a peut-être perdu la tête ne serait-il pas Alcibiade, encore un grec, un grand stratège cette fois-ci : « Socrate me déstabilise, je me vois dans l’obligation de modifier mon comportement. »
Voilà qui nous ramène encore à Saint-Augustin : « J’ai vécu ma vie en quête du changement, j’ai apporté une nouvelle orientation à mon existence, j’ai changé le « rapport à soi », pour aboutir à une transformation du « vivre soi ». Ou encore : « Changer « le vivre avec soi ». Il y a bien un lieu en moi où peut arriver quelque chose, où peut se faire entendre une voix autre. » La quête, la quête, toujours la quête : « C’est en fuyant ma vie que je la cherchais. Mais était-ce la vie ? »
Et Socrate de "répondre" à Saint-Augustin : « Toute question posée, si elle est développée sans limite dans toutes les directions, aboutit à l’impossibilité de conclure et d’affirmer, à l’incertitude généralisée et au suspens. » Résolument, implacable est la socratique sentence.
Aussi, quoi faire ? Le philosophe Jean Grenier affirme : « Il faut renoncer au monde pour le comprendre. » Un autre plumitif énonce la même chose, Paul Valéry : « Un homme qui renonce au monde se met dans la condition de le comprendre. »
Dès lors, pour qui cela est dans le domaine du possible, faut-il emboîter le pas d'un anachorète pour, effectivement, appréhender ce monde, cette fin d'un monde, voire la fin du monde ?
« Chacun vit une fin du monde en vieillissant. » dixit Julien Green. Ce à quoi Jorge Luis Borges ajoute, peut-être agacé par toutes ces digressions : « Le moment dans lequel je vous parle est déjà loin de moi. » Et, tels Meng Haoran et Wang Wei qui inspireront Gustav Mahler pour son Chant de la Terre, se résoudre à : « errer dans les montagnes (...) Eternellement... Eternellement... »
Je vous souhaite une bonne fin d'un, du monde...
Lazare Garcin
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