Direct soir, ou comment enfoncer les clous
Tous les soirs, les habitués du métro le savent, il y a la distribution gratuite de la soupe à information pour nécessiteux, j’ai nommé Direct soir. Le journal-gramophone, style la voix de son maître, en l’occurrence celle de Vincent Bolloré. Chaque soir, on a une première page choisie avec soin. Enfin, chez Bolloré, choisir avec soin, signifie quel ministre mettre en une, en moyenne un par semaine, le reste étant occupé par les grands personnages importants de ce monde : un tennisman, une vedette de cinoche, Ehud Olmert (qu’est-ce qu’il fait là ?), un ex-judoka copain de Mme Chirac avec comme accroche « le champion des pièces jaunes », (ça calme tout de suite comme titre), un président qui sort de sa conférence de presse analysée dans le journal à partir de bribes de textes officiels distribués avant, etc.

Et tout ça pour janvier 2008 seulement. Ne me demandez pas les numéros qui manquent à cette énumération, ils ne sont plus disponibles en PDF. Soit les technos de Direct soir n’ont pas réussi à le fabriquer, soit la direction a jugé que dedans y avait une grave erreur facilement reproduisible dans ce format de fichier... Je penche pour les DEUX solutions.
Direct soir est un journal d’opinions. Comme c’est un gratuit, il n’y en a qu’une. Celle du patron prêteur de Falcon à aller roucouler sous les pyramides. Et ça se sent, cette pensée unique ou, plutôt, cette absence de pensée. Afin de mieux vous en convaincre, je vous propose de le feuilleter à l’envers, d’abord parce que c’est toujours ce qu’on fait dans le métro ou un RER, ensuite parce que ça me permettra d’expédier en deux phrases et trois mouvements la couverture du jour. Allez, on débute... pour vérifier mes dires, l’original peut être téléchargé ici.
Passons vite sur les pages les plus creuses (euh... on s’avance un peu là), que sont les pages télé, horoscope et jeux. Sudoku, mots fléchés, avec des surprises parfois ("Spécialité d’Armstrong" en quatre lettres : on serait tenté de mettre "coke"), un horoscope, du genre violent, on n’hésite pas là faire dans l’emphase, vu que dans le journal on n’en a pas souvent le droit : "de nouvelles connaissances pourraient vous amener des ennuis", un mot croisé de 20 sur 20 cases, de quoi tenir Garges-les Gonesses-Paris intra muros (euh... le soir, Morice, c’est dans l’autre sens), avec un très beau "fait son beurre" en 7 lettres ou pile rentre le mot... Bolloré, une carte météo avec Nantes à l’intérieur du pays... une blague envoyée par les lecteurs (on n’a que ce qu’on mérite là !) et... le "saint de demain", qui n’est pas une promesse à la Eva Mendes, mais bel et bien un almanach Vermot qui interpelle. Très vite, en effet, on s’aperçoit que le patron de la boîte étant un catholique invétéré, présentant dans sa télé personnelle un programme saisissant sur le thème, logique qu’on ait un coin du canard pour parler religion. Un petit coin il est vrai. "Demain, ç’est la Sainte-Prisca", apprend-on. Attention, c’est le seul truc qu’on apprend dans le canard, c’est donc important. C’est aussi la "Fête de la Chaire de Saint-Pierre", en résumé le jour ou le membre du gang s’est assis à la place du père. Ou du fils. Ou du Saint Esprit, mais il est vrai qu’en religion j’y pige rien. Prisca, je vous la raccourcis, son histoire, sinon ça va faire long. Elle aurait été baptisée par saint Pierre et décapitée par Tibère en 54. Comme quoi ça sert à rien d’être baptisé, ça ne protège pas des raccourcissements intempestifs ! On l’aurait réduite d’une tête après que les lions n’eurent pas daigné vouloir la manger. Normalement, on aurait dû crier au miracle, mais à cette époque aucun Direct soir n’était là pour le confirmer : résultat, on hésite encore sur la version véritable. Digérée, ou étêtée ? Tous les goûts à cette époque étant dans l’arène, on hésite. Et on tient une bonne paire de lignes comme ça dans ce fabuleux journal.
Une fois ces deux pages avalées (si elles sont crayonnées, vous pouvez descendre, vous êtes à Garges), il y a les deux pages télé. Le meilleur de Direct soir. De loin. Un peu classique, mais avec de plus grandes photos couleurs que chez les autres où on sent bien que la clientèle ne va PAS regarder la télé en s’affalant (à Garges) sur son canapé. Chez Direct soir, on n’hésite pas à mâcher le zapping et à vous faire appuyer sur le BON bouton. Le BON bouton, ici, s’appelle Direct 8. Bizarre, ce nom, presque le même que le canard. La chaîne télé de Bolloré. Un must. DEUX films ce soir, on est gâtés. Adieu poulet, vu 6 000 fois, et dans la foulée La Guerre des polices (5 000 ?) présenté par un "entouré de deux partenaires d’exception (Claude Rich et Marlène Jobert) Claude Brasseur trouve là un de ses meilleurs rôles"... Euh, ben... on va regarder France 2, plutôt : "à voir surtout pour l’excellent reportage consacré à Fadela Amara, l’ancienne présidente de ni putes ni soumises militante de gauche"... Euh on va écouter un disque plutôt, chérie, je pense. Si on a pas compris les pages programme, on peut aller consulter la page "télé"... une page avant. En gros titres "deux polars d’exception", les mêmes que déjà cités (un de 1975 et un de 1979, Direct 8 raclant les fonds de tiroir pour l’achat des diffusions) et Fadela Amara "l’insoumise". "Symbole d’intégration à la française", à peine née qu’elle devient selon Direct soir membre du "gouvernement FillonII." Oui, vous avez bien lu, le 2. Nous, on en était resté au 1, mais bon pour une fois qu’un canard d’opinions va plus vite que l’actualité et annonce le remaniement avant les autres... on suit ! On passe sur la page d’à côté, avec James Blunt et l’anniversaire de Françoise Hardy et un comique pas trop comique (Stéphane Rousseau)... pour se plonger dans la page culture, oui y en a qu’une chez Bolloré. Celle en face, c’est pour la pub... pour le film du soir sur Direct 8. Le même, mais Ventura est plus grand en photo. Suit une page de grande culture qui se résume à l’annonce d’un concert de Philippe Lavil, le nanard de la variété, tendance monotitre. On tape vite sur son bambou, et on en découvre deux autres, qu’on n’avait même pas vues, de pages culturelles encore (quelle médisance !). Oh là, ça tape plus haut : Jean Genet, expédié en "mauvais garçon de la littérature française" et Alain Resnais, qui a droit à un -"début d’année marqué sous son signe" qui évite de se coltiner de raconter l’histoire d’un seul. C’est vrai que raconter du Resnais, c’est un peu aussi mission impossible. On se risque même dans ces pages saisissantes à faire un jeu de mots pour inviter à aller voir les photos de Karen Knoor... oui vous l’avez deviné, ils adorent.
Arrivent alors les pages "sport". On est jeudi, pas de foot et plus de Coupe du monde de rugby, faut tenir. Reste l’escrime et le hand-ball, avec un "la France nation phare de l’escrime" qui déboule fort... pour finir par un "en rêvant des exploits de sa célèbre devancière Laura Flessel" dont l’interviewée concernée doit entendre parler depuis des années, mais, bon, c’est la dure loi du sport. N’importe quelle ceinture jaune se fait questionner sur Douillet, l’imagination des journalistes sportifs étant relativement limitée (les réponses des sportifs encore plus, ce n’est pas demain que le vainqueur du Tour va remercier en direct sa maman d’avoir repassé la veille son maillot).
Arrive ensuite une des meilleures doubles pages de Direct soir. Une rubrique "économie" qui consiste en un superbe marronnier. En journalisme, un marronnier se sont des pages toutes faites que l’on ressort quand on a rien à dire ou que c’est le calme plat en politique. En ce moment, avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy au pouvoir, les marronniers s’accumulent : on prépare tranquillement deux pages pour le week-end... Bingo, voilà l’autre, là, qui a réservé l’hôtel à Venise... "C’est où Venise ? Bruni ça s’écrit avec un "i" ? On met combien de temps pour aller de Garges à Venise ?" Bref, toutes les rédactions, ce week-end là déplantent leur beau marronnier, celui qui était au frigo depuis des années, même qu’il faudra songer dedans à mettre le bon nom du président de la République avant de l’imprimer. Chez les autres journaux c’est pas souvent la fête au marronnier, chez Direct soir c’est une rubrique régulière. Ils tapent indifféremment chez Jaguar (les voitures), les pastilles Vichy, le bouillon Cub, la Game Boy, et aujourd’hui... "l’Eau Sauvage" ce parfum de Dior auquel nul n’a échappé. Tout se passe comme si le rédac chef de cette rubrique se levait le matin, regardait autour de lui et téléphonait à ses journalistes : "euh... ce matin j’ai utilisé un Monsavon. Je veux deux pages sur ça, vous avez quatre heures, le temps de faire chauffer la Jaguar que j’ai eu à prêter grâce à l’article de la semaine dernière". Je crains fort que ça finisse avec Harpic, cette histoire, le jour où notre homme aura déjà fait rédiger tout ce qu’il a croisé pour aller jusque dans ses toilettes matinales.
On remonte un peu encore et là on a le dossier de fond. Aujourd’hui c’est du gratiné. Alvaro Uribe vu par Direct soir, ça vaut le détour. "Est-il le chef d’Etat d’un pays martyrisé par un terrorisme crapuleux"... On sent bien que les Farc ne sont pas la tasse de thé de Direct soir. Ça tombe bien, nous non plus. Le texte fait défiler la carrière de notre apprenti-dictateur, en le ménageant à plusieurs reprises, à peine si on évoque un "l’actuel président aurait été un proche du baron de la drogue" un " lien qui n’a jamais été prouvé"...
Uribe existait déjà sans les Farc, et son cursus n’est pas plus reluisant que celui de ses adversaires, et comme le dit Nicolas Joxe dans Le Monde : "dans son article, Jacques Thomet écrit que le père du président colombien a été abattu par les Farc. Certes, mais pourquoi ne mentionne-t-il pas que ce dernier était lié à certains parrains de la drogue du cartel de Medellin, que l’on a retrouvé un hélicoptère appartenant à la famille Uribe dans un immense laboratoire de cocaïne ?". Bref, Bolloré a choisi son camp, on se doutait un petit peu que ce ne serait pas celui des Farc... mais de là faire l’impasse sur les groupes paramilitaires qu’il a cherché à amnistier... Passons. A côté de l’article, trône la photo de Rama Yade, surplombée d’une phrase qui ne signifie pas grand-chose et qui sent plutôt un respect de directive éditoriale. "Bon, c’est compris les gars ? Pas un article de politique extérieure sans photos de Yade ou Kouchner ? C’est bien compris ?""Oui, chef". "Rédac-chef, on dit."
Et on arrive (enfin) sur les pages d’actualité : "des températures records en Chine", "un palmier géant découvert à Madagascar", une mini-interview de Bougrain-Dubourg, un petit coup de pouce supplémentaire à Rachida avec "une loi pour protéger les victimes", un sur "la grève des soins dans les hôpitaux" et un papier sur "Bousquet, de la French Connexion", le mot magique qui fait toujours vendre autant. Bref tout ce que vous avez largement eu le temps de lire sur GoogleNews de votre bureau, vu que vous faites semblant d’y travailler chaque jour. Oui, mais là c’est sur papier ! Et, au milieu, la nouvelle du monde la plus importante : "Carlos est mort". Carlos, celui qui nous a ramené en France Mike Brant : on aurait aimé que Brice Horetefeux existât déjà à cette époque. Il serait resté bloqué à la frontière, le Mike, et ne se serait même pas suicidé, mais surtout il ne serait pas venu nous casser autant les oreilles. Comme l’a fait Carlos avec ses inepties chantantes pendant plus de trente ans. Présenté partout comme un gars sympa et rigolard, c’était aussi un graveleux même pas polisson. Qui n’a jamais écrit quoi que ce soit ou pris de position, se laissant bercer par les sirènes d’un show-biz qui payaient grassement ses prestations en play-back ou ses expéditions de pêche sportive en échange de contrats publicitaires. Bref, pas un chanteur, mais un porte-panneau publicitaire, reconnaissable de loin à ses chemises hawaïennes et à ses grosses mains baladeuses.
Ah oui, j’oubliais : en couverture, Uribe a sauté au dernier moment. Le gros amuseur chamarré, ça attire nettement plus le bolloréen moyen, semble-t-il. La pêche au gros lecteur a repris dès janvier, rue De-Dion-Bouton, à Puteaux. Le "journal" continue à enfoncer les clous dans la tête de ses lecteurs. C’est le prix qu’ils ont à payer pour qu’à l’autre bout on voyage gratis. Du gratuit au gratuit, la boucle bolloréenne est bouclée. Pour l’instant, à voir le nombre d’exemplaires par terre, ça marche pas des masses. On attend le prochain décès dans le show-biz pour se faire une idée réelle des pertes engendrées...
Documents joints à cet article

43 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON