« Dora Diamant, le dernier amour de Kafka », une biographie d’exception...
S’il n’y avait qu’un livre à recommander aux amoureux de Kafka et aux curieux qui aiment les biographies de qualité et inattendues, c’est bien celui de Kathi Diamant, primée à juste titre par un grand prix en 2004. On y découvre un Kafka intime ainsi que le destin hors du commun d’une femme en quête permanente d’émancipation et de liberté... Bonne découverte et bonne lecture !
Kafka,
un homme à femmes ? L’idée peut étonner ceux qui voient Kafka comme un être
sombre, solitaire, mystique et replié dans un monde essentiellement
fantasmatique. Cela ne semble pas évident, si l’on se contente d’approcher le
plus grand écrivain du XXe siècle à travers son oeuvre. Pourtant, Kafka
aimait les femmes, plutôt les jeunes filles. Il aimait d’ailleurs l’humanité tout
entière, profondément, c’était un homme si sensible que souvent ses relations
furent une épreuve continue pour fuir les fantômes qui le hantaient... et
notamment le père tyrannique, mais aussi sa famille - mis à part Ottla -, ancrée
dans la communauté juive de Prague, avec laquelle il n’arrivait pas à couper le
"cordon", afin de mener une vie sereine, consacrée à la seule Littérature.
Franz
Kafka a entretenu quelques relations sentimentales plus ou moins essentielles
dans sa vie, même si aucune n’a entraîné de véritable engagement, au nom de son
amour de l’écriture et de son refus du mariage, qu’il voyait comme une prison où
il serait condamné à renoncer à écrire. Après Felice Bauer, sa fiancée par deux
fois à qui il a renoncé définitivement dès qu’il eut appris sa tuberculose, après
Julie Woricezk, la fille du rabin qu’il voulait épouser par défi contre son Père,
après des rencontres de hasard, notamment au bord d’un lac en Suisse et
l’incontournable partenaire intellectuelle pendant près de deux ans, Milena
Jesenska, sa maîtresse tchèque avec qui il entretint essentiellement une
relation épistolaire (Lettres à Milena), il y eut Dora. Toutes ont
apporté quelque chose à Kafka, l’ont inspiré dans son travail d’écrivain et
curieusement, Dora est peut-être la moins connue, celle qui est restée dans son
ombre, alors que les spécialistes de l’oeuvre de Kafka associent Milena au Château,
Felice aux Préparatifs de noces à la campagne et Julie à l’implacable Lettre
au Père. Pourtant, nulle autre mieux que Dora sut l’ouvrir au monde réel,
lui apporter un temps du moins la paix de l’âme et quelque espoir que tout n’était
pas voué à un enfer du dedans. Un an avant sa mort le 3 juin 1924, Kafka l’a
rencontrée lors d’un séjour sur la Baltique où il était allé se reposer, dans
la mesure où sa tuberculose le rongeait de plus en plus...
Dans Dora Diamant, le dernier amour de Kafka, Kathi Diamant conte
cette rencontre aux allures de coup de foudre, explore avec foule d’anecdotes,
de détails et des bribes de correspondances, le parcours intellectuel, éthique,
politique et social. Elle présente ses combats, décrit son métier d’actrice qui
la passionnait, puis plus tard son oeuvre de témoignage sur Kafka, notamment au
contact de Jean-Louis Barrault. Que d’épreuves qui fabriquent la destinée hors
du commun de Dora !
Appelée
par certains "Madame Kafka", Dora s’est elle-même présentée comme la "femme
de Kafka". A raison. Elle offrit probablement une "libération" à
Kafka, au seuil de sa vie. Elle lui inspira aussi sa plus édifiante nouvelle Le
Terrier, quintessence de son oeuvre monumentale. Elle est aussi celle qui
nous permet de découvrir un Kafka intime, émouvant, d’une grande humilité et
d’un esprit brillant, mais toujours sensible aux autres, au monde dans lequel
il vivait et dont il scrutait comme un
observateur visionnaire et ressentait au plus profond de lui, toutes les évolutions.
Kathi
Diamant consacre une part importante de sa biographie à la relation entre Kafka
et Dora (130 pages), à travers son amour, son admiration voire sa vénération
pour Kafka qu’elle avait aimé dès l’instant où elle l’avait aperçu. Elle ne se
contente pas de décrire leur complicité affective et spirituelle, elle retrace
leur quotidien, ses détails et ses difficultés ; elle évoque les familles de
chacun, les amis de Kafka, les contextes sociaux de Prague et de la Pologne.
Dora
n’était pas spécialement belle selon les canons de l’époque ; elle avait une
importante chevelure ondulée, des lèvres pleines et des yeux extrêmement
expressifs. Mais elle avait surtout cette beauté de l’intérieur, infinie et
indicible, qui transparaissait dans tous ses gestes, son dévouement, ses mots,
ses actes, d’après Kafka... Dora était une jeune femme de 25 ans, qui presque
par hasard a retenu l’attention d’une étudiante californienne de 20 ans, à qui
son professeur de littérature allemande demanda si elle avait quelque lien de
parenté avec une certaine Dora Diamant ou Dymant, qui se trouvait être la dernière
maîtresse de Kafka. Intriguée, Kathi Diamant entama des recherches, mais ne
trouva rien à propos de Dora et s’en étonna, ce qui l’encouragea à entreprendre
une enquête sur Kafka et sur sa compagne... D’où cette biographie
exceptionnelle, écrite avec passion, intelligence et rigueur, richement
documentée de correspondances, de références littéraires et historiques, cette
vie de Dora Diamant et à travers elle, de Kafka. On découvre notamment, de l’héritage
qu’il lui a légué ; ses valeurs morales et son amour profond de l’humain au-delà
de toutes les angoisses inextricables. Elle évoque aussi sa rencontre avec un
communiste, Ludwig Lask, qu’elle épousera et qui lui donnera une fille,
Marianne... avant qu’elle ne soit obligée de fuir chacun des pays dans lesquels
elle trouve asile, car elle y est considérée comme une réfugiée...
Kathi
Diamant annonce la couleur : elle ne saurait être objective et elle est même
attachée à une salutaire subjectivité, qui n’exclut pas un certain esprit
critique et lui a donné tant de force et de passion pour conduire son travail. Elle
éprouve un amour inconditionnel pour Dora et par extension pour Kafka et on le
ressent à chaque instant, avec cette impression de ne pouvoir cesser la lecture...
D’aucuns
prétendent que Dora fut son infirmière particulière, sa "garde-malade",
plutôt que sa compagne. Cela s’avère faux, si l’on en croit les échanges de
Kafka avec ses amis, les mentions aimantes qu’il en fait et la magnifique
correspondance qu’ils ont entretenue et qui a pourtant failli disparaître,
puisque Dora avait accepté à la demande de Kafka d’éliminer son oeuvre et ses
nombreux écrits. Il ne reste que quelques lettres non moins utiles pour
comprendre une relation plus complexe qu’on veut bien le croire ... Un amour de
courte durée, une complicité affective et intellectuelle d’une extrême intensité
; seulement arrêtés en apparence par la mort physique, mais prolongés par les
combats au nom de la Liberté et de la Justice, tant Kafka a marqué Dora à jamais...
Dora
a été la « petite lueur » de Kafka à la fin de sa vie ; elle lui a offert d’une
certaine manière son « paradis ». De son aveu, Kafka affirme que Dora lui a
donné « le plus grand bonheur de sa vie », à tel point que ça
l’effrayait de découvrir qu’il était possible d’éprouver autant de Bonheur... Aussi,
la biographie apparaît comme en premier lieu une histoire d’amour pur et rare,
dont l’auteur devient le narrateur bienveillant... Si Kafka ne se confronte pas
au choix cruel pour lui du mariage, il mène avec Dora dans leur appartement de
Steglitz une existence précaire, difficile, faite de privations, de défis
quotidiens face à la crise économique et sociale de la République de Weimar (notamment
l’inflation galopante), qui éprouve le pays. Kafka n’aurait pu choisir pires
conditions : il vient enfin à 39 ans de s’installer à Berlin pour vivre avec
Dora, malgré l’opposition de ses parents. Enfin, Kafka s’est résolu à quitter
la maison familiale, Prague qu’il déteste et les « fantômes », même s’il
sait qu’aux yeux de son père, un homme qui vit avec une femme hors mariage n’est
pas un homme. Pourtant, en dépit d’une dégradation inexorable de son état de
santé, de l’affaiblissement du corps, Kafka est devenu « un homme » autonome
et capable de prendre sa vie en main, sous la protection de « son ange
gardien »...
Au-delà
de la fine analyse psychologique de l’ « homme » Kafka et de Dora, l’association
des perspectives historiques et sociétales est un apport décisif pour la compréhension
des choix de ces êtres. On découvre notamment le contraste entre la vie dans
une ville d’une grande modernité et centre intellectuel majeur du XXe siècle,
Berlin, et les modes de vie des juifs orthodoxes d’Europe centrale et
orientale, très attachés à ne rien toucher à leur culture plurimillénaire.
Dora
a très jeune, dès la mort de sa mère quand elle avait 10 ans, compris qu’elle
devait prendre sa vie en main pour échapper à la fatalité, même si elle fut
pendant son enfance le soutien de famille pour ses frères et soeurs. Loin de
son shtetl (village juif, typique de la vie juive
traditionnelle en Europe centrale et de l’est) mais toujours fidèle à la
culture yiddish qui fait partie intégrante de son identité, Dora imaginait une
vie d’expériences et de rencontres qui lui permettrait de trouver sa voie personnelle
vers un judaïsme plus conforme à l’image qu’elle s’en faisait... Puis, il y a
cette relation hors mariage qui est à l’époque source de scandales, y compris
dans l’hôpital des derniers mois à Vienne... Kafka préfère renoncer à demander à
son père son aval pour un mariage auquel il était résolu, surtout qu’il sait
d’avance qu’il ne l’obtiendra jamais... Tous les détails confectionnent un
paysage étrange, parfois très effrayant et éprouvant et l’on s’étonne alors que
Kafka ait trouvé dans cette tension permanente autant de force pour poursuivre
son oeuvre (publication d’Un Artiste de la faim), qui pour la première
fois de sa vie l’aidait à s’assumer financièrement. En effet, Kafka n’avait que
peu de lecteurs et ne publiait plus depuis des mois, mais son éditeur avait
conscience de la qualité de son travail et accepta la négociation d’un nouveau
contrat auquel Kafka participa personnellement pour des raisons alimentaires - rester
vivre avec Dora -, alors que d’habitude, il fuyait ces obligations
contractuelles.
Grâce
à son admirable travail de recherche, la responsable du « Kafka project »
a réussi à restaurer les souvenirs, les fragments d’une histoire d’une grande
profondeur, qui mêle humanisme, amour de la religion juive, d’autant que Kafka à
cette époque apprenait avec ferveur le yiddish, et vénération de la littérature
et de l’écriture, au centre de la vie. Kathi Diamant nous explique aussi ce que
Kafka a appris de Dora. Dora n’est pas qu’une juive de l’Est - les juives de
l’Est inspiraient du mépris aux parents de Kafka - ; elle était différente,
riche de sa culture orthodoxe, des contes et des légendes, mais avide d’indépendance
et exilée à Berlin pour réaliser ses rêves de liberté, de modernité, d’ouverture
spirituelle et intellectuelle et d’accomplissement personnel. Elle lui a
transmis beaucoup de son courage et de sa détermination à rester maître de sa
vie. Dieu sait que c’était difficile à une période où les femmes de sa
condition et de sa communauté étaient condamnées en Pologne à devenir des mères
au foyer, récitant seulement la prière de clôture du Shabbat et soumises à un
mari qu’elles ne pouvaient même pas choisir. Férue de découvertes, curieuse de
tout, Dora âgée à l’époque de 25 ans (elle mourra dans l’anonymat et la misère à
52 ans) fut également un professeur pour son Maître, autant qu’une épouse dévouée
et ingénieuse pour son "cher amour"...
Mais il serait regrettable, même si c’est
Kafka qui mènera probablement les lecteurs jusqu’à Dora, de résumer ainsi le
livre, dont le titre est simplificateur. Elle évoque aussi ses engagements dans
le communisme après la rencontre avec
Ludwig Lask, dirigeant communiste torturé par la Gestapo puis interné dans
un camp par Staline. La biographie retrace chacune de ces sombres phases : la
persécution en Allemagne où la Gestapo saisit les oeuvres de Kafka (oeuvres que
recherche toujours Kathi Diamant), la souffrance en Grande-Bretagne où elle est
emprisonnée à cause de sa nationalité allemande, la fuite de Russie où sévit le
stalinisme, puis celle d’Allemagne de l’Est ensuite, où sa fille Marianne ne
retrouvera son père que 20 ans après sa naissance... La découverte de la Palestine
dont ils rêvaient avec Kafka si souvent et l’expérience du kibboutz est un
moment crucial de sa vie, de même que d’un point de vue plus personnel, ses
dernières années consacrées enfin à ses réflexions dans un journal à propos de
Kafka, 20 ans après son départ... Des souvenirs extrêmement vifs et précis, des
mises en perspective originales, des liens intangibles, une existence qui
concentre bien des douleurs et tous les déchirements effroyables, les tensions
d’un demi-siècle de dictatures, de crises et de guerres, comme Kafka sut le faire
à sa manière, dans sa Littérature...
Les
admirateurs de Kafka n’ont de cesse de rappeler que par des paraboles, Kafka avait
déjà dans son oeuvre prédit et décrit les principaux systèmes totalitaristes (nazisme,
stalinisme) de son siècle et que les personnes qui ont croisé sa vie en ont été
les témoins "tragiques" (Milena Jesenska, morte dans les camps, comme
Ottla, sa soeur préférée et meilleure amie, soutien indéfectible, ou Dora). Je
m’étonne que si peu d’intérêt ait été porté à ces témoins, dans les biographies
consacrées à Kafka... Alors que Milena a rencontré une amie à Ravensbrück,
Margaret Buber Neuman, qui a fourni une biographie magnifique de cet esprit étincelant
et si lucide, Dora est morte seule à Londres, dans l’anonymat et il fallut
attendre l’action des associations des amis de Kafka pour qu’elle obtienne une
plaque funéraire. Kathi Diamant lui a rendu un hommage tant mérité, en
ressuscitant sa mémoire et en captant une « époque » autrement...
S’il
n’y avait qu’un livre à recommander aux amoureux de Kafka et aux curieux qui
aiment les biographies de qualité et inattendues, c’est bien celui de Kathi
Diamant. D’ailleurs, Dora Diamant, le dernier amour de Kafka a été primé à juste
titre par le grand prix de la meilleure biographie à San Diego, en 2004. Kathi
Diamant a marché sur les pas de Dora et admet que cette longue quête lui a
beaucoup appris sur sa propre identité... Elle nous livre avec tendresse une
Dora qui nous apparaît comme un être lumineux, un être d’exception,
bouleversant, mystérieux et inoubliable pour ceux qui comme moi l’ont rencontré,
ne serait-ce que par les mots...
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