DSK : L’affaire du Carlton de Lille et la notion de « proxénétisme », du mauvais usage de la langue française
Ainsi donc, ce 26 mars 2012, Dominique Strauss-Kahn s’est-il vu formellement mis en examen, dans l’affaire du « Carlton de Lille », pour un des délits les plus infamants qui soient au regard de ce que la morale sociale nomme communément les « mœurs » : « proxénétisme aggravé en bande organisée ». Et ladite accusation, particulièrement grave puisqu’elle prévoit jusqu’à vingt ans de réclusion criminelle et trois millions d’euros d’amende, de se baser, pour étayer son dossier, sur le fait que ce même DSK, lors de ces parties fines, aurait ainsi, comme le définit juridiquement l’article 225-5 du code pénal français, « aidé, assisté ou protégé la prostitution d’autrui » dans la mesure où il aurait lui-même été l’un des principaux organisateurs, en ayant fait appel aux services tarifés de prostituées, de ces soirées libertines.
Car c’est bien de cela, et non de simple libertinage, pratiques sexuelles par ailleurs non interdites en France lorsqu’elles sont le fait d’adultes majeurs et consentants, dont DSK se voit, en l’occurrence, accusé par ses juges.
Soit ! Mais qu’il nous soit alors permis de regarder objectivement et d’un peu plus près, avec toute l’honnêteté intellectuelle et rigueur conceptuelle que requiert un sujet aussi délicat que celui de la prostitution, cette notion de « proxénétisme » telle qu’elle se voit effectivement établie, par-delà même le cas spécifique de DSK, par le code pénal.
CE QUE PARLER VEUT DIRE
Etrange conception de la langue et compréhension du sens des mots, tout d’abord, que celles, ainsi que l’ont stipulé nos juristes, consistant à qualifier un crime aussi condamnable que le proxénétisme - car le proxénétisme s’avère un méfait particulièrement haïssable tant sur le plan humain que moral - à travers des termes à connotation, quant à eux, plutôt positive : « aider », « assister », « protéger ».
Ainsi, en ce sens-là, tout gynécologue fournissant une assistance médicale à une prostituée, ne serait-ce que pour vérifier la bonne santé de ses parties intimes, pourrait-il se voir taxé, à la lettre, de « proxénétisme ». De même que tout organisme social, comme cela se pratique couramment dans ces pays civilisés que sont la Belgique ou les Pays-Bas, venant généreusement en aide, moyennant la distribution gratuite de préservatifs ou de manuels didactiques destinés à éviter les maladies sexuellement transmissibles, aux prostituées vivant dans la précarité ou non suffisamment averties. Pis : moi-même je ne savais pas que le jour où une de ces péripatéticiennes me supplia de la protéger physiquement, en l’absence de toute force de l’ordre, d’un client qui la harcelait au point de l’effrayer, sinon de mettre sa vie en danger, j’étais alors soudain devenu sans le savoir, le temps de faire déguerpir ce voyou, un proxénète bien malgré moi.
Davantage : à cette sordide liste de proxénètes qui, en ces conditions, s’ignorent, encore faudrait-il ajouter, par exemple, tous ces journaux, y compris parfois de très recommandables déontologiquement, qui publient, fût-ce dans leurs dernières et moins visibles pages, de petites annonces coquines ou des numéros de téléphone rose ; de même que tous ces grands hôtels, les plus étoilés surtout, qui accueillent sans sourciller, bien au contraire (c’est bon pour la clientèle de passage !), de jolies dames fort aguichantes à leur tout aussi luxueux bar ; ou encore, plus surprenant encore, la mairie de Paris elle-même, qui, du très grivois Faubourg Saint-Denis au plus touristique Pigalle (je ne parle donc même pas ici du folklorique Bois de Boulogne, ni des moins chics boulevards de ceinture), accepte sans broncher, depuis des lustres, que ces mêmes péripatéticiennes arpentent, la jupe au ras de la pâquerette et les seins quasiment à l’air, ses trottoirs.
Et puis, à ce train-là, toute personne payant une prostituée, fût-ce au sein d’une partouze, pourrait se voir considérée, même s’il s’agit là d’une adulte consentante, comme un proxénète. Car il est par trop évident – c’est même un truisme aux allures de tautologie – que rémunérer quelqu’un pour ses services, y compris une femme s’adonnant professionnellement au commerce du sexe, revient, inévitablement, à l’aider sur le plan financier, comme c’est d’ailleurs là son propre souhait s’il s’agit d’une prostituée ayant choisi librement ce métier (car il s’agit bien là, s’il se pratique conformément aux règles de la profession, d’un métier, aussi honorable qu’un autre).
Qui pourrait par ailleurs garantir à ce même client que cet argent qu’il donne ainsi directement à la prostituée, fût-ce donc à l’exclusion de tout intermédiaire ou en dehors de tout réseau, ne finira pas, quelques heures plus tard, dans les poches d’un quelconque maquereau ? Et quoi, comble de l’absurde tout autant que de l’iniquité : faudrait-il donc alors, afin de résoudre l’impasse et de régler ainsi une bonne fois pour toutes ce difficile problème, que ledit client ne payât pas, du moins en monnaie sonnante et trébuchante, ladite prostituée, auquel improbable et très malhonnête cas, ce serait alors le code pénal lui-même qui, du coup, se retrouverait involontairement, à l’instar précisément de ces proxénètes imaginaires qu’il prétend inculper, le plus coupable des complicités de flagrant délit de vol !
C’est dire s’il y a là, à n’en pas douter, une hypocrisie de fond. Car autant interdire alors, purement et simplement, la prostitution : ce que la France, en réalité, fait effectivement déjà, sinon dans le texte du moins dans les faits, favorisant ainsi, paradoxalement, la prostitution clandestine, avec tous les dangers que celle-ci comporte, et, donc, le risque d'esclavage sexuel.
Bref : aberrante et pour le moins approximative, sinon contradictoire dans les termes, cette définition, telle que nous l’ont concoctée nos juristes, du proxénétisme. A croire, malgré leurs années d’études et nonobstant leur flopée de diplômes, qu’ils ne connaissent pas la langue de Molière. Pis : s’ils la connaissent, c’est peu dire qu’ils en font là un très mauvais usage ! Ils dépassent même, en la circonstance, ce même et grand Molière, pourtant génial inventeur de quelques-unes des plus belles saillies de notre comédie française. Car s’il créa, lui, un bien célèbre « médecin malgré lui », ainsi que l’indique très ironiquement l’intitulé de l’une de ses pièces les plus réussies, nos législateurs, en ce qui les concerne, inventèrent ainsi carrément, tant ils se révèlent de piètres linguistes, des « proxénètes malgré eux » !
Davantage : à les suivre d’aussi près, il me viendrait presque envie d’infirmer cette autre fameuse sentence par laquelle le non moins immense Descartes, illustre fondateur de ce courant philosophique qu’on nomme le « rationalisme », introduisit - c’est là sa toute première phrase - son historique « Discours de la Méthode » : « le bon sens est la chose du monde la mieux partagée ».
Mais il y a plus encore, et quelque chose de bien plus pernicieux, en cette inadéquate, et franchement erronée, définition du proxénétisme : c’est qu’à lui conférer un cadre aussi large et flou, on finit - c’est là son effet le plus pervers - par le banaliser, sombrer en d’infondés amalgames et perdre ainsi de vue, plus sérieusement, les véritables et indignes exploiteurs, à travers la prostitution féminine notamment, de la misère humaine : ce que l’on appelle, et à juste titre là, la « traite des êtres humains », cette autre forme, particulièrement honteuse, de cet esclavage, précisément, que l’on entendait pourtant combattre, nanti là des meilleures intentions, au départ !
LA VERITABLE DEFINITION DU PROXENETISME
Ainsi, pour en revenir à notre DSK, est-ce un indu, et d’autant plus irresponsable, détournement du réel délit de proxénétisme, effectivement blâmable à tous égards, auquel la justice française, par la manière dont elle justifie sa mise en examen, s’adonne abusivement, et surtout de manière aussi contreproductive qu’abjecte, là.
D’où, pour parer à ce genre de péril, et éviter par la même occasion de verser en ce type de piège d’ou dans lequel on a enfermé DSK, sans compter ce fait non moins négligeable que l’on aura ainsi porté gravement atteinte à son honneur, le nécessaire retour à une définition plus stricte et serrée à la fois, plus rigoureuse sur le plan intellectuel mais aussi plus appropriée sur le plan factuel, de cette notion, au demeurant moins complexe qu’il n’y paraît, de « proxénétisme ».
Il suffira, pour cela, de s’en remettre, humblement mais scientifiquement, au véritable sens, au niveau sémantique, du mot « proxénétisme » : « le fait de tirer des revenus de la prostitution d’autrui », spécifie, littéralement, un dictionnaire tel que « Le Robert ». Et le proxénète de se voir ainsi défini, dans la foulée de cette acception terminologique, comme une « personne qui tire des revenus de la prostitution d’autrui ».
D’où, légitime et même urgente, cette question : en quoi quelqu’un se livrant au libre échangisme sexuel, fût-ce avec des prostituées dûment rétribuées pour cela, peut-il être assimilé, de près ou de loin, au comportement, hautement répréhensible quant à lui, d’un individu exploitant à des seules fins pécuniaires, et le plus souvent par la contrainte, le commerce sexuel d’un tierce personne ?
Davantage : c’est exactement le contraire qui s’est passé dans le cas de DSK, comme pour tous les clients de prostituées, puisque c’est lui, ou un quelconque sous-fifre, qui payait, et probablement une importante somme d’argent, pour s’offrir les charmes de ces dames !
Enfin, comment ne pas comprendre, du point de vue psychologique cette fois, que pour un authentique libertin, tel que DSK se réclame ouvertement, ce soit avant tout le jeu de l’érotisme, et en aucun cas l’attrait d’un quelconque profit matériel, ni même les trop plates contorsions de la pornographie, qui motive, fondamentalement, ses pulsions, lesquelles sont par ailleurs, par-delà même ce plaisir charnel qu’il peut en éprouver, aussi cérébrales que sexuelles ? De fait : « Je n’ai rien fait d’illégal. La prostitution, le proxénétisme, je les ai en horreur. Ce n’est pas moi, cela », s’est défendu DSK, être cultivé et intellectuellement raffiné (quoi qu’en disent les lourdauds de notre « bien-pensance »), face à cette infamie dont l’accusent, à tort, ses juges.
C’est dire si, confrontés à pareille injustice, les avocats de DSK, Maîtres Henri Leclerc et Richard Malka en tête, ont raison de voir, en ce qui ne ressemble malheureusement là qu’à un trop simple mais non moins odieux procès d’intention, un « délit de luxure ».
L’ESSENCE DU LIBERTINAGE
La luxure : l’un des méfaits manifestement les plus choquants, sinon impardonnables, dans la France d’aujourd’hui, pays pourtant inventeur, au XVIIe siècle déjà, puis au XVIIIe siècle surtout, du libertinage, ainsi qu’en témoignent, textes à l’appui, quelques-uns de ses esprits les plus éclairés, depuis des écrivains aussi érudits que Théophile de Viau, Tristan l’Hermite ou Cyrano de Bergerac jusqu’à des philosophes aussi savants que Pierre Gassendi, Pierre Charron ou Denis Diderot… sans oublier, bien sûr, l’admirable Casanova, comme le qualifia jadis Philippe Sollers, ou le divin marquis de Sade, dont l’œuvre littéraire, pour sulfureuse qu’elle soit, est aujourd’hui publiée dans le saint des saints de l’édition française : La Pléiade !
Car le libertinage, c’est d’abord, n’en déplaise à notre très contemporaine police des mœurs, une culture. Mieux, son véritable esprit - celui pour lequel liberté de pensée et respect des individus vont toujours de paire -, c’est également, aussi paradoxal cela puisse-t-il paraître au regard trop souvent étriqué de notre pseudo modernité, un sens aigu de l’humanisme : un humanisme pour lequel les lumières de l’intelligence rationnelle n’ont souvent que faire, tant elles placent la tolérance au-dessus de tout autre valeur morale, de l’obscurité des préjugés sociaux.
Car, dans l’actuelle et parfois très rétrograde France, où les libertés individuelles se voient de plus en plus menacées, sinon effectivement restreintes, par toute une série de nouveaux interdits, il est apparemment encore tabou, aux yeux de la morale ambiante comme du code pénal, de se payer le corps dénudé d’une femme, surtout lorsqu’elle est prostituée, lors de soirées qui, pour libertines qu’elles soient, n’en demeurent pas moins inoffensives lorsqu’elles se pratiquent entre adultes consentants.
Et quand bien même ce genre de comportement s’avérerait blamâble sur le plan éthique (ce qui est certes légitime), il n’en demeure pas mois essentiel, pour le sens de l’équité elle-même, de savoir distinguer, y compris au niveau rationnel, un acte moralement répréhensible d’un délit pénalement condamnable !
LE PROCES DE DSK : UNE MEURTRE SYMBOLIQUE
Pis : Dominique Strauss-Kahn, ce pestiféré des temps modernes, finira-t-il donc derrière les barreaux de la Santé comme Sade finit autrefois dans le donjon de la Bastille ? On n’ose, certes, l’imaginer…
Puisse donc le ciel éviter à DSK, par-delà même cette effroyable mise à mort symbolique, d’avoir à endurer, pour d’identiques mais dérisoires histoires de fesses (je parle exclusivement, ici, de libertinage adulte et majeur, fût-il accompagné de prostitution libre et consentie), les mêmes, injustes et inutiles, souffrances carcérales : c’est également le sens de notre démocratie, de sa véritable modernité à défaut de son réel progrès, qui est là plus sérieusement, et plus profondément, en jeu !
L’HISTOIRE SECRETE D’UN COUPLE RESPECTABLE
Et puis, et peut-être surtout, ne serait-ce pas plutôt à sa seule femme, et à elle seule, que Dominique Strauss-Kahn aurait finalement, en matière de vie privée, des compte à rendre secrètement, si d’aventure, et le cas échéant, elle les lui demandait ? Car cela en effet - c’est là leur authentique et inaliénable privilège, éminemment respectable, de couple - ne regarde personne d’autre qu’eux deux !
Mais voilà : cette grande dame qu’est Anne Sinclair, admirable, sur le plan humain, de courage intellectuel et de force morale, a bien trop d’indépendance d’esprit, cette foncière et irréductible liberté des âmes nobles comme des vrais caractères, que pour, fidèle à ses propres principes plus encore qu’à la personne de son conjoint, s’abaisser à brader, baissant l’échine tout autant que la garde face à l’odieuse rumeur publique, cet inconditionnel et parfait amour qu’elle continue à avoir, dans l’épreuve et malgré l’adversité, pour son mari.
DANIEL SALVATORE SCHIFFER*
*Philosophe, auteur, notamment, de « Philosophie du dandysme - Une esthétique de l’âme et du corps » (PUF), « Oscar Wilde » (Gallimard - Folio Biographies) et « Le Dandysme - La création de soi (François Bourin Editeur).
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