Du bon usage du Panthéon
Après l’entrée des Justes au Panthéon, voici que l’abbé Pierre pourrait à son tour y entrer si l’on accédait à la demande de certains responsables politiques ou associatifs, au risque de créer des conflits de voisinage entre les « grands hommes » qui séjournent dans cette nécropole fourre-tout et très politiquement correcte.
Laurent Fabius le premier vient de demander l’inhumation de l’abbé Pierre au Panthéon. Peu avant, une plaque commémorative avait été inaugurée par Jacques Chirac et Simone Veil afin de célébrer les Justes français, ces citoyens anonymes qui sauvèrent d’une déportation certaine leurs concitoyens juifs. Le Panthéon est ainsi le lieu d’un culte républicain et unanime, véritable canonisation laïque dont il ne viendrait à personne l’idée de contester la justesse et la grandeur. Et pourtant...
Instituée par la Révolution pour honorer ses propres grands hommes, la panthéonisation ressemble à une élection à l’Académie française : en fonction des circonstances politiques, les plus grands héros y atterrissent aux côtés d’obscurs généraux et serviteurs du pouvoir en place. La France panthéonisa donc et n’hésita pas à dépanthéoniser, au gré des évolutions politiques. Ainsi Marat y entra en 1793 pour en ressortir en 1795. Le duc de Luynes fut privé de Panthéon après y avoir été admis. Napoléon panthéonisa ses séides parmi lesquels on ne trouve guère les grands noms de l’Empire : des sénateurs, des banquiers et hommes d’affaires, des juristes qui jouissent aujourd’hui d’une concession à perpétuité pour de hauts faits qui ne sont connus de personne. Et à de rares exceptions, comme Victor Hugo, les plus grands n’y sont pas. Les grands écrivains n’y sont cités que lorsqu’ils sont morts à la guerre, celle de 1914 ou celle de 1939. Leur œuvre est secondaire en regard de la mort brutale qu’ils ont reçue. Pas un grand musicien, pas un grand peintre. Quant aux femmes, c’est à croire qu’exceptée Marie Curie, elles ne sont bonnes à rien.
Politique, la panthéonisation est un savant mélange entre la faveur populaire et l’intérêt stratégique des dirigeants. Après l’émotion de l’affaire Dreyfus, et Dreyfus étant toujours vivant, c’est Emile Zola qui le représente à partir de 1908. Réconciliation. De même, l’entrée de Jean Moulin permit au pouvoir gaulliste de réconcilier tous les Français, ceux qui avaient résisté et ceux qui avaient attendu, ceux qui avaient tordu le nez en 1958 et ceux qui avaient soutenu le coup de main gaulliste.
Avec la plaque commémorant les Justes, un pas a été franchi : celui de l’intérêt communautaire. En ces temps où la France est parfois montrée du doigt pour la montée de l’antisémitisme, il convient de donner des gages. C’est donc un organisme étranger, le mémorial de Yad Vashem, qui a établi la liste de ceux dont le nom est gravé sur la plaque du Panthéon. La République n’ayant pas fait son travail de recensement et de mémoire, elle a sous-traité à un organisme communautaire le soin de le faire. Qu’on ne se méprenne pas : les noms qui sont gravés sur cette plaque méritent grandement d’y figurer. Les juifs furent la première catégorie de citoyens menacée par le nazisme et ceux qui se sont opposés à leur massacre ont mérité la reconnaissance des juifs et de toute la communauté nationale. Mais ils ne furent pas les seuls, et ceux qui ont sauvé des soldats noirs des massacres de l’armée allemande, ceux qui ont caché des tziganes pourchassés, ceux-là auraient mérité d’y être honorés de la même façon. Le travail de Yad Vashem est important et légitime au regard de la Shoah et du massacre spécifique des personnes de confession juive. Mais la République aurait dû associer à cet hommage tous ceux qui ont pris des risques importants pour sauver d’autres hommes, également menacés d’extermination. La panthéonisation d’une seule catégorie de héros ordinaires termine de reléguer dans les oubliettes de la mémoire le destin tragique d’hommes et de femmes appartenant à des communautés moins importantes en nombre et moins intégrées dans notre vie sociale.
La proposition de faire entrer au Panthéon l’abbé Pierre ressemble dès lors à un raccourci saisissant. Pour défendre son ami Garaudy, l’abbé Pierre a tenu des propos sur le dénombrement des victimes de la Shoah qui ont justifié, par la suite, des excuses de la part du vieux prêtre. Loin de moi l’idée de salir la mémoire d’un homme qui a prouvé par toute sa vie que son cœur et son engagement ne départageaient pas les hommes en fonction de critères ethniques. Il exprimait seulement, et maladroitement, que le nombre n’était pas le seul facteur constitutif de l’horreur nazie, et que l’intention organisée du massacre suffisait à cette qualification. Oui, mais la mémoire populaire a retenu le nombre des victimes plus que l’organisation industrielle de l’extermination, et c’est en raison de ce nombre que les Justes de Yad Vashem sont entrés au Panthéon.
Il ne s’agit pas de lancer une querelle malsaine, mais de redire que le Bien est universel, qu’il n’est pas sélectif. Avec le Panthéon, la République opère des sélections fondées sur des stratégies de la mémoire officielle. Celui qui entre au Panthéon reçoit l’onction de l’unanimisme et entre dans la mémoire laissant à penser que celui qui n’y entre pas n’a pas mérité d’y être et peut bien être oublié sans dommage. Honorer les grands hommes est une chose, n’en honorer que certains en est une autre.
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