Du grand dépérissement au « grand remplacement »
Dans quel monde l’espèce présumée pensante et prévoyante envisage-t-elle sa place ? Celui des origines, dont elle est l'héritière, ou sa contrefaçon numérisée surgie d'une délirante et totalisante disruption technique et transhumaniste ? Le journaliste Nathaniel Rich prend la mesure de la vitesse de destruction de ce qui faisait monde...
Que se passe-t-il sur notre belle planète bleue ? Des scientifiques de tous horizons lancent l’alerte sur le « Grand Dépérissement » ou tentent de ressusciter des espèces éteintes, voire d’en inventer de nouvelles pendant que d’autres font pousser des ailes de poulets dans des tubes à essai ou envisagent d’ « imprimer » de la nourriture : « Il sera nécessaire de se faire à l’outil de la biologie de synthèse »...
Alors que des industriels continuent allègrement « d’empoisonner le sang de ce qu’il reste de créatures vivantes » avec une créativité destructrice d'auant plus difficile à arrêter qu'elle a amplement dépassé son seuil de contre-productivité. Ainsi, la biologiste marine Allison Gong remarque que les étoiles de mer qu’elle étudie à Terrace Point (côte pacifique des USA) se taillent en pièces : elles se servent d’un bras pour déboîter l’autre... La population des étoiles de mer s’effondre tandis que celle des oursins explose : les étoiles de mer se nourrissent d’oursins, qui dévorent le varech, « transformant en désert les forêts d’algues qui tapissaient jusque là la côte pacifique »...
Son confrère Pete Raimondi constate que les écosystèmes qu’il étudie ressemblent de plus en plus à des « scènes de meurtre ».
La catastrophe va de l’effondrement de populations de homards du Long Island Sound (1999) au blanchissement des récifs corralliens de la Caraïbe (2010) et à l’hécatombe de pélicans sur les plages du nord du Pérou (2012). De l’échouage des cétacés ou des méduses à l’apocalypse des oiseaux, une dévastation sans précédent frappe « toutes les espèces sans discrimination » et les écosystèmes en une accélération démentielle instrumentalisée par d'autres intérêts que "l'intérêt général"....
« Vous serez comme des dieux ! »
Quatre mille ans après le mythe de Gilgamesh, d’autres scientifiques pensent trouver le secret de l’immortalité au fond de l’océan, dans une méduse minuscule, baptisée Turritopsis dohrnil présumée « vieillir à l’envers »... Ainsi, le Dr Shin Kubota annonce des applications de ses recherches qui seraient « le rêve le plus merveilleux de l’humanité », en précisant que « le mystère de la vie n’est pas caché dans les animaux qui se trouvent tout en haut, mais dans la racine »... Et « à la racine de l’Arbre de vie, il y a la méduse »... Le chercheur redoute juste que « les leçons tirées de cette méduse soient exploitées trop tôt, avant que l’humanité soit capable d’encadrer la science de l’immortalité d’une manière éthique »... Pendant que d’autres chercheurs de l’INRA font naître Alba, un « lapinméduse » vert fluorescent dont la mère a été injectée avec un gène prélevé chez la méduse Aequorea victoria – ce qu’on appelle une chimère...
En se voulant devenir des dieux avec les artifices d’une science sans conscience, ne courons-nous pas le risque de devenir... moins que des humains sans âme, tragiquement cyberdépendants et aux coeurs vides ?
Pendant que se poursuivent ces recherches pour le moins prometteuses qui donnent matière à réflexion, chaque jour, un Américain infiniment moyen introduit dans son corps, sans en avoir connaissance, 85 « substances chimiques artificielles ». La moyenne monte à 168 pour les Américaines, avec les cosmétiques. Ce qui se traduit par un « lien probable » avec nombre de cancers – et une épreuve supplémentaire pour les victimes qui entreprennent de « demander des comptes » aux multinationales... Sans parler des éleveurs ruinés par la décimation de leurs troupeaux. Tout ça "au nom de" quoi ?
En 2005, l’ancienne ville minière d’Aspen (Colorado), devenue la « montagne des millionnaires » qui font venir leurs chiens en jet privé, est désignée comme « modèle climatique pour le reste du monde ». Elle engage une « conversion totale aux énergies renouvelables » pour réduire son « empreinte carbone ». Mais elle achète son électricité à de « lointaines centrales éoliennes et hydroélectriques », de l’autre côté des montagnes...
« En même temps », la Nouvelle-Orléans, dévastée après le passage de Katrina, fait payer le prix fort aux touristes venus en autocars pour la visite « Ouragan Katrina »...
Pour l’homme des « Temps modernes », la nature devait « être domptée, assujettie ». Cette conception vaut « permis de dominer, de brutaliser et de piller » rappelle Nathaniel Rich qui explore toutes les contradictions, incohérences et inconséquences d’un système d’exploitation mortifère et de fraude dont la prédation sur "les ressources", l’accumulation de promesses non tenues et de commerce d’irréalité s’enfonce jour après jour dans une hallucination dissolvante. Jusqu'à remplacer les abeilles décimées par des drones ou l'art millénaire de la médecine par la "mise en relation numérique" du projet d'une "santé connectée" abandonnée aux algorithmes, après la désappropriation de l'homo faber par la machine industrielle ?
Le journaliste recommande le bon usage d’un art d’éveil comme boussole dans le « territoire inconnu » où nous sommes entrés. Faut-il une vision d’artiste ou de poète pour comprendre que notre espèce partage la même histoire cosmique avec les gazelles des savanes, les roses des vents, les méduses, les lapins verts, les cétacés, les ratons laveurs et les corps célestes ?
Cela donne-t-il un horizon commun à tous les vivants interconnectés, voire le sentiment d’une responsabilité universelle à partir d’une intuition fondamentale de la réalité ?
Nathaniel Rich, Un Monde dénaturé, Seuil, 336 pages, 23 euros
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