Du plaisir des Dieux au plaisir des vieux (2)
Vieillesse inéluctable
Alors, une fois devenu vieux, il faut se résigner ; le fringant senior marathonien musclé aux tempes grises reste l’exception. Le sportif svelte, bronzé, bien conservé malgré ses cheveux blancs fait tout juste figure de vieil Apollon défraîchi, ce n’est pas son air fringant qui l’aidera à draguer en boite, mais le contenu de son portefeuille. Le voyage en car vers les châteaux de la Loire est pourtant bien épuisant pour les plus faibles et la dégustation du vin local avec une assiette de spécialité du patelin ne compense pas la fatigue du périple. Ils sont nombreux les vieux Ulysse, lassés d’un long voyage, même si le lieu choisi des pérégrinations ne dépasse pas Laroche-Migennes ou le Mont Saint-Michel et pour conquérir la toison velue des jeunes filles, il faut désormais sortir de très gros billets. La vieillesse se caractérise par la diminution et la limitation progressive du périmètre de déplacement qui se réduit comme peau de chagrin à la fois du fait des douleurs articulaires et de l’essoufflement, mais aussi de l’installation des routines. Les difficultés de mouvement réduisent la durée des voyages. D’abord limités à l’indispensable, les vieux se sédentarisent de plus en plus. Ils restent dans leur ville, puis leur quartier, limitant leurs déplacements au minimum. Le périmètre de mobilité se réduit comme peau de chagrin. Les sorties se bornent aux courses alimentaires, tant que les vieux possèdent encore suffisamment d’autonomie. Ce qui était jadis quotidien et facile se transforme au fil du vieillissement en véritable expédition astreignante. Certes on peut toujours trouver des guides de conseils pour apprendre à draguer avec une canne ou un dentier, mais il n’y a pas de quoi pavoiser. La description minutieuse des derniers jours d’Emmanuel Kant par Thomas de Quincey est une peinture réaliste, peu flatteuse, mais sans concession de la décrépitude et de la déchéance de quelqu’un qui fut une sommité intellectuelle universellement reconnue. Même les génies ne sont pas à l’abri la détérioration inévitable du corps et de l’esprit avec les irrémédiables maux du temps. La fin de Sartre fut pitoyable, celle de Malraux également. Jonathan Swift avait déjà abordé le sujet dans les voyages de Gulliver, quand le héros arrive à Luggnagg, l’île de l’immortalité il trouve des vieillards dans la plus extrême des souffrances, de plus en plus handicapés par les maux de l’âge et condamnés à un isolement total. L’immortalité ne pourrait nous apporter le bonheur que si elle permettait le maintien de la jeunesse, mais celle-ci n’étant pas une garantie de félicité, elle nous donnerait plus de déboires que de satisfaction. A quoi bon s’en faire pour demain quand on est immortel ? Sauf à se dire qu’il va falloir subir la même existence pour une éternité. La mort devient alors une nécessité surtout pour un hédoniste. Le pire dans la vieillesse, c’est l’isolement, la solitude. Celui qui n’a même plus la visite de ses enfants ou de ses petits-enfants, dépérit, devient de plus en plus aigri et acariâtre et n’arrive plus à communiquer. Il peut s’enfermer dans un mur de silence, incapable d’exprimer son désarroi. La dépression du vieillard est peu spectaculaire, mais elle est réelle et tragique.
Rituels, répétition des mêmes mots et phrases font que les personnes âgées se mettent progressivement à radoter. Le besoin rassurant de se retrouver en terrain connu, la peur de l’innovation évoluent vers la nécessité d’horaires fixes, de repères qui jalonnent la vie quotidienne. La gourmandise remplace petit à petit la sexualité, la crainte de la nouveauté et du changement paralyse les initiatives. A cela, la surdité, les troubles de la vue et la dégradation des capacités physiques amènent à un repli sur soi, une forme d’isolement affectif et à un égocentrisme exacerbé. Que de vieilles vivant seules devant leur poste de télévision se mettent à jacasser pire que des pies avec des inconnus lorsqu’elles sont dans le bus ou sur le lieu de leurs courses, compensant par un soliloque frénétique leur mutisme forcé par un quotidien solitaire dans un appartement devenu trop grand. Nourrir les pigeons est une bien triste compensation quand on n’a plus ni famille ni amis.
Et pourtant, pour arriver à ne pas trop déprimer son lectorat, la presse rassurante essaie de faire croire à ses acheteurs que tout va s’améliorer à cinquante ans. L’hebdomadaire Le Point ressort un des marronniers favoris de la presse et y va de son couplet dans son numéro du 10 mars 2011 avec La vie commence à 50 ans en titre de couverture illustrée d’une photo d’Inès de la Fressange, avec des pattes-d’oie, souriant malgré tout de toutes ses dents artificiellement blanchies. Se voulant rassurant avec sa courbe en U sur l’évolution du « sentiment de bien-être » , le magazine explique en long et en large que l’on a tout pour être heureux après les infâmes années de galère, de tristesse et de désespoir, celles où nous avions entre 20 et 50 ans ! Comme si la spontanéité des années de jeunesse était néfaste, un pensum à subir, et que seul(e)s les moutons encore en activité, en bonne santé avec un capital conséquent et l’assurance d’une bonne retraite pouvaient se retrouver dans ce schéma idyllique. Etre heureuse pourrait se résumer à vivre sa béatitude en s’appliquant un régime riche en fibre pour éviter la constipation et une crème anti-âge pour atténuer les rides ! Les femmes qui se croient encore des déesses alors qu’elles ne sont plus que de vieillissantes matrones ont oublié ce que chantait Juliette Gréco avec justesse et cynisme : « Si tu t’imagines fillette, fillette… ». Finies la taille de guêpe et les cuisses de nymphe, la cellulite guette, la ride véloce, la pesante graisse, le menton triplé, le muscle avachi menacent. La taille va s’empâter, la fesse va devenir molle, c’est un aboutissement inéluctable. Alors Marquise, cueille au plus vite les roses avant que ton visage ne le permette plus.
Dans son roman, La possibilité d’une île, Michel Houellebecq décrit avec une amertume lucide les affres du vieillissement qui commencent à la cinquantaine, et même dix ans plus tôt pour les femmes qui malgré les photos retouchées de Madonna, Catherine Deneuve, Sharon Stone, Claire Chazal ou Ségolène Royal s’exposant dans les magazines féminins, savent très bien que la culotte de cheval, les pattes-d’oie, les petites rides verticales au-dessus de la lèvre supérieure, signe pathognomonique de la ménopause installée et tout un tas de petits détails vont faire qu’elles seront moins séduisantes malgré les crèmes miracles de jour et de nuit. Pour l’homme, c’est encore plus trivial, plus que la peur de ne plus bander, c’est celle d’être déclassé socialement et au niveau générationnel au profit de plus jeunes qui angoisse et intensifie le sentiment de dévalorisation. Se sentir dirigé contre son gré vers la sortie des exploits érotiques n’est pas ce qu’il y a de pire, c’est l’humiliation d’être traité de vieux beau ou de vieille taupe qui fait mal. Le regard réprobateur que l’on vous jette avec mépris et condescendance, bien que muet, fait encore plus mal. Et la sacro-sainte image du corps, encensé par les magazines ramène à sa propre image nettement moins glamour et apollinienne. Les vergetures, les rides, la bedaine, les flatulences interfèrent fâcheusement avec le potentiel de séduction. Alors, si cela est difficilement supportable avec de l’argent et la capacité qu’il donne à s’acheter de la compagnie et l’illusion du plaisir, on devine aisément ce que ce doit être la pénibilité d’être vieillissant et fauché. Il a tout compris Houellebecq, à tout âge, les droits de l’homme passent largement après les droits de la queue, mais atteints cinquante ans même si la queue n’est pas en berne, elle ne peut plus être brandie comme un étendard. La fin commence quand l’érection part en déréliction. Calvitie, bedaine, dents jaunâtres et surdité ne font pas bon ménage avec la séduction à moins de considérer que ce qu’il y a de plus beau chez un homme passé un certain âge se retrouve dans le portefeuille ou le carnet de chèque. Le stoïcisme ne peut se concevoir comme un pis-aller qu’arrivé au stade où la vieillesse est irrémédiablement installée. Il s’agit d’une ruse, d’un masque ou d’un artifice que l’on peut utiliser pour moins souffrir et s’accepter pitoyablement tel qu’on est. Le suicide est une autre solution, encore faut-il ne pas être trop diminué mentalement pour avoir encore la force psychique et physique d’y avoir recours. Camus nous assène, « Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux : c'est le suicide. », certes, mais une fois accompli, plus question de philosopher. Avant de crever misérablement dans un service de soins palliatifs, il reste l’humour amer d’un Desproges pour plaisanter sur ses métastases. Mais au bout d’un moment la chimiothérapie cesse d’être festive et matière à rigolade, surtout quand on vomit en permanence et que l’on perd ses cheveux. Tout le monde n’a pas la chance de mourir d’un cancer foudroyant, qui laisse juste le temps à quelques dernières facéties et de rédiger son testament. Dans un futur pas si lointain, où il faudra encore plus édulcorer son langage et donner dans le compassionnel, on peut imaginer un service d’assistance sexuelle à domicile mis à la disposition des personnes âgés, comme cela est déjà et prévu dans certains pays pour les handicapés. Ce service ne sera bien-sûr accessible qu’après passage obligé devant le psychologue.
La vieillesse, dernier handicap avant la mort. Quand on devient vieux, le bon goût est de passer inaperçu, de devenir transparent et de n’exister que lorsque l’on fait une donation comme pour se faire pardonner d’être encore là à s’attarder. La vieillesse, tout comme la pauvreté, est excusable jusqu’à une certaine limite ; c’est l’association des deux qui devient insupportable pour ne pas dire obscène. Vieillir c’est d’abord renoncer, abdiquer avant d’accepter avec amertume le fait d’avoir été. Bref se regarder mourir dans son miroir bien avant que les autres ne s’aperçoivent que vous êtes déjà mort. De nos jours, la seule différence avec les Vieux de Jacques Brel, c’est qu’actuellement les vieux, qualifiés hypocritement de seniors font désormais de la montgolfière, du jogging et du karaoké quand ils en ont les moyens et qu’ils tiennent encore plus ou moins debout. Mais ils restent toutefois aussi fripés, méprisés et pitoyables qu’au temps du chanteur du plat pays. Celui qui est capable de mourir en prononçant le prénom de l’être aimé une dernière fois doit avoir la lucidité d’accepter qu’il a probablement été cocu. Le dernier mot concernant la vieillesse, la jouissance et la mort, il faudrait le laisser encore une fois à Jacques Brel : « Mourir, la belle affaire, mais vieillir ! ». Brel aimait la vie au point d’avoir contracté un opportun mauvais cancer pour s’éviter de vieillir, peut-on lui donner tort ? L’angoisse individuelle créée par la mort peut se résumer à une fin du monde personnelle indéfiniment répétée au décès de chaque individu. Et selon son tempérament l’homme est en droit de penser « que la fête continue pour les autres et sans moi », « Après moi le déluge » ou « Tout est consommé ». Tout le monde a conscience que la pièce va continuer à se jouer sans vous, que le film n’est pas fini, mais vous ne serez plus là pour en profiter ou subir le scénario. Abandonner la partie en cours de jeu est d’autant plus désagréable quand on a encore de bonnes cartes en main, dans le cas contraire, cela peut être un soulagement, si ce n’est une délivrance. Sinon, le chemin de la sagesse consiste à accepter son âge, mais ce chemin est aussi celui du renoncement et de la défaite.
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