Du troc à la finance mondialisée
Un milliard, 100 milliards, 1000 milliards… un milliard de SMIG mensuel… les sommes engagées ou empruntées sont vertigineuses et semblent provenir d’un autre monde. Lequel ?
Vous voulez échanger de la viande de sanglier contre un panier de baies sauvages cueillies du matin. Vous avez peu de points de repère pour fixer les termes de l’échange. La valeur nutritive de l’une et de l’autre n’est que très imparfaitement comprise, le plaisir comparatif que vous retirez de votre repas est encore plus diffus. Le troc pourra cependant se faire entre personnes averties par l’expérience. Il nécessitera d’interminables discussions et force palabres. L’un d’entre eux va probablement y perdre mais la ‘perte à l’échange’ n’est pas considérée comme essentielle.
Les chasseurs-cueilleurs n’ont que rarement l’occasion de faire du troc contrairement aux agriculteurs regroupés en hameaux. Pour faciliter les échanges, ces derniers peuvent mettre un bien donné en réserve pour en faire usage dans le futur. L’agriculteur évalue personnellement la marchandise qu’il souhaite vendre en prenant comme base le bien de référence qu’il a choisi. L’échange ne peut cependant se faire que si son futur interlocuteur prend le même bien comme étalon. Le bien de référence peut être, selon la région, un grain de blé, un grain de poivre, des feuilles de thé, des coquillages, de la pierre d’ambre… ou même des esclaves pour des achats très onéreux. L’estimation des biens à échanger se faisant antérieurement à l’échange, celui-ci peut se faire en un temps significativement plus court.
Mais la taille d’un grain de blé peut varier, il peut devenir rapidement avarié, sa qualité dépend de la récolte, de la variété semée. Pour que les échanges puissent s’étendre au-delà des proches, il était impératif de trouver une référence moins sujette aux controverses, un étalon monétaire se révéla nécessaire. La monnaie, en plus d’être inaltérable et facile à transporte, devait être aux mains d’un professionnel, et en ses mains seulement, afin de garantir sa qualité : le banquier était né avec ses deniers d’argent et ses pièces d’or. Le banquier regroupait chez lui des richesses préalablement dispersées chez les producteurs. Cette richesse concentrée attirant les convoitises, il fut entouré de gardes pour surveiller ses biens. L’apparition des banquiers permit aussi les opérations de prêts et de dépôts, il devint possible d’avancer de l’argent aux péquins moyennant un intérêt. Un cultivateur qui a perdu sa récolte doit emprunter pour que sa famille puisse survivre, le banquier lui accordera le prêt non pas selon ses mérites supposés mais selon la probabilité de récupérer à terme sa mise. Les forces militaires chargées de faire régner l’ordre sont en général conduites par un monarque pelotonné dans un quelconque divin pour le rendre inaccessible au commun des mortels.
La pénurie de monnaie métallique amena l'apparition de billets de banque en papier. Ces ‘papiers monnaie’ n'étaient pas garantis par une quantité déterminée de métal précieux, sa valeur était fortement dépendante du degré de confiance accordé à l'organisme émetteur de billets. Ce pouvoir d’émission de monnaie intrinsèquement sans valeur donnait une possibilité de domination à ceux qui étaient détenteurs du pouvoir d’émission, en général le monarque, le chef de guerre. Les transactions ‘internationales’ sont sujettes à une médiation entre les monnaies. Celles-ci ne sont plus qu’indirectement liées à une valeur réelle.
Jusqu'au XIXe siècle, toutes les monnaies sont définies par rapport à l'or et à l'argent (métal). En 1922, les accords de Gênes établissent une parité donnée entre les diverses monnaies et l'or. En fait, seuls la livre sterling et le dollar sont réellement convertibles en or, les autres monnaies doivent d’abord être converties en dollar ou en livre pour pouvoir obtenir de l’or. En 1971, la situation financière des États-Unis est désastreuse à cause des dépenses de la guerre du Viêt Nam. Ceci conduit le président Nixon à mettre fin à la convertibilité du dollar en or, le cours des différentes devises devient flottant.
La monnaie-papier présente l’immense avantage de pouvoir être créée ex nihilo par le système bancaire. Ce n’est donc pas la possession ou la production d’un bien réel qui permet l’accumulation de capital, mais le pouvoir de domination sur d’éventuels compétiteurs gênants. De fait, les différentes banques centrales nationales, qui constituent des réserves de change en devises le font en majorité en dollars, elles deviennent donc, quoi qu’on en dise, sujettes. Le fait que le dollar ait ce statut de référence internationale permet aux États-Unis d’être dispensés de constituer des réserves de change en devises d’autres pays. De plus, les États-Unis peuvent combler leurs déficits par l’émission de dollars à moindre coût.
Le monde de la finance est un lieu d’affrontement pour dégager un ‘leader’ infiniment plus que le reflet d’une économie réelle.
En l'espace de quarante ans, entre 1975 et 2015, les transactions boursières dans le monde sont passées de 300 milliards de dollars à 115 000 milliards de dollars, 150% du PIB mondial qui représente l’économie réelle. De plus, la majorité des achats-ventes se font en quelques fractions de microsecondes grâce à des ordinateurs performants. La finance n’a plus d’attache évidente avec le réel.
Il est peut-être judicieux de s’interroger sur l’utilité sociale de la finance et des énormes masses financières spéculatives qu’elle représente. L’intentionnalité des acteurs de base est évidente, il s’agit d’attirer vers soi le maximum de capitaux au détriment de personnes moins averties. À titre d’exemple vous avez deux produits financiers A et B que rien ne distingue a priori. Vous achetez ostensiblement le produit A. D’autres acheteurs potentiels s’aperçoivent de votre achat et vont faire de même par un jeu de mimétisme euphorique. Le prix de A monte, vous revendez alors vos parts avec un substantiel bénéfice. Cet exemple ne permet de montrer qu’une chose : les valeurs transactionnelles ne dépendent pas, ou pas seulement, de la nature de A, elles n’ont aucun lien avec son utilité, elles découlent du degré de rouerie que les traders pourront déployer. Il n’est pas nécessaire de décrire la multitude de produits financiers proposés. Ils ne permettent pour l’essentiel que de bâtir une caste où le ‘globish’ tient lieu de latin.
Malgré tout le monde financier semble indispensable. Pourquoi ?
Lorsque que l’on doit prendre une décision, il va falloir désimbriquer les effets des causes, cerner l’utilité en écartant les désavantages, comparer les bénéfices avec les risques encourus. Même confronté à un choix simple, il restera une part incompressible d’arbitraire et c’est celle-ci qui motivera finalement votre décision. L’arbitraire peut relever des habitudes, du statut social, d’une empreinte religieuse, d’une idéologie quelconque. Et la nécessité d’arbitraire est d’autant plus prégnante qu’il faut s’adresser à une multitude. Un Homme seul hésite, une foule s’égare. Pour tirer celle-ci de ses atermoiements, il faut invoquer une loi d’airain qui ne peut être qu’appliquée aveuglément, que rien ni personne ne peut contourner. L’histoire montre que les peuples ne se sont jamais passés d’un certain arbitraire, qu’il soit religieux ou idéologique. Bien entendu l’arbitraire n’est pas nommé ainsi, on le nomme Vérité, la seule possible, la seule voie à emprunter vers le Bien. La ‘loi de l’offre et de la demande’ mise en œuvre par les milieux financiers offre au monde ce nécessaire arbitraire même si tous, ou presque tous, sont conscients qu’il ne s’agit même pas d’une loi et que des manœuvres souvent ubuesques sont faites pour l’appliquer. Elle a le mérite d’exister !
Il est donc possible de s’adonner aux shots de Coke pour se croire pendant presque un quart d’heure un ange parmi les dieux tout en vendant des usines, des nurseries ou des missiles de croisière. Ce n’est pas une quelconque logique qui rend nécessaire la finance, c’est le fait qu’elle soit inaccessible au commun des mortels et à la raison.
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