Effacer l’image, dépasser l’instant

Ayant vécu là (les Balkans éclatés, l’Afrique dépossédée, l’Amérique Latine qui vit avec humour les guerres successives à la drogue après celles des années de plomb), et ici ( terre protégée et endormie dans des combats défensifs tel l’enfant voulant garder son jouet) tout ce beau monde (et je dis cela sans aucune arrière-pensée péjorative) n’était pas loin de penser comme Michel Serres qu’à force de nous parler de « crises-loups », on ne perçoit plus « que nous vivons un changement décisif, comme le monde en a très rarement connu : à la fin de l’empire romain, à la Renaissance ».
De la fin de l’empire romain à la Renaissance, un millénaire s’est écoulé. De l’avènement du communisme à la crise des subprimes, même pas un siècle. Vivent toujours, une poignée d’humains qui ont connu la « prise du palais d’été ».
C’est peut-être là, dans la contraction du temps, qu’il faut chercher, pour reprendre Michel Serres, cette sensation « d’immense faille qui s’est ouverte sous nos pieds ». Thermopyles, au temps de la bataille historique n’était qu’un étroit chemin sinueux, c’est désormais la plus grande plaine alluviale grecque ; D’Aigues mortes, un port en pleine mer, d’où Saint Louis lança sa croisade on ne voit plus la mer ; Les Sarrasins arrivaient par bateau presque aux pieds des Beaux de Provence, aujourd’hui mer d’oliviers parsemée d’ilots villageois et de berges autoroutières. Le Temps (et la Nature) ont pacifié les paysages, on peut désormais « imaginer » l’Histoire, sans crainte de raconter les événements, ils sont devenus anodins tout comme le muret provençal qui indique où la peste s’est arrêtée…
Héraclite et plus récemment Kant, ont passé leur vie (courte, comme celle de tout le monde) à mettre en place un ou deux concepts qui régissent encore la nôtre. Nos « nouveaux philosophes » ont vieilli en un clin d’œil (trente ans), passant du maoïsme immatériel à l’éthique sélective. Confondant le marathon avec un cent mètres, ils courent derrière l’événement, essoufflés par définition, leur quête d’absolu ne trouvant d’objet que dans leur mauvaise foi narcissique. Ne soyons pas durs avec eux : Ils sont à notre image, monomaniaques poly-sélectifs égarés dans les méandres des orages événementiels de plus en plus fréquents.
Cela dit, il faut bien que quelqu’un nous dise l’avenir. Pas bien sûr les gitanes liseuses de bonne fortune qui rôdent autour de l’église des Saintes Maries de la Mer, ombre de leur ombre, quasi fonctionnarisées. Ni Christine Boutin, c’est trop coûteux. Ni Ahmadinejad, ni Geert Wilders, places fortifiées entourées d’une douve de peurs. Des comme ça, on en a eu au Moyen Age. Ils sont peut-être constants dans un monde d’inconsistance, mais « es crétinerie ». Laissons-les derrière leur pont levis, eux et leurs lamentations obsessionnelles. Des obsessions, parlons-en : au large de Malte, les protecteurs du thon rouge empêchent les vingt-trois thoniers (en tout et pour tout) possédant un licence de pêcher. Pourtant, ils n’ont que trente jours (en tout et pour tout) pour le faire. La commissaire à la pêche, Maria Damanaki, la « voix » de l’école polytechnique lors de l’insurrection contre les colonels - et qui n’est pas une tendre -, a pourtant limité la pêche encore plus. Tout comme les pays membres. A Sète, au Pirée, à Barcelone, vingt trois familles espèrent de ce mois de quoi vivre toute une année. Est-il nécessaire de les affamer ? Je peux vous indiquer, au large des Canaries ou de Saint Laurent des centaines de thoniers qui pêchent illégalement. Mais est-ce peut-être trop loin ? Ou le symbole l’emporte désormais sur la réalité pour chacune de nos actions et que l’essentiel devient de pouvoir élever un étendard qui n’a rien à désirer aux enseignes Nike ou Ralph Lauren ? Dans notre monde d’information ouverte, s’amputer d’une ou plusieurs variables, c’est courir le risque d’être accusé de manipulation. En d’autres termes, l’information oblige. Comme écrivait Michel Onfray (La sculpture de soi) - et depuis l’oublia-t-il -, gérer et anticiper, plus simplement gouverner, est une affaire d’eumetrie : Se trouver à bonne distance du fait, des lieux et des hommes. Ne pas se précipiter, en réaction à l’image instantanée, ne pas perdre son temps non plus, en cultivant une complexité institutionnelle, des filtres successifs, des domaines de compétence, des frontières administratives, des pré-carrés. Ainsi, raconter le futur, c’est considérer Kerviel pour ce qu’il est : un épiphénomène, tout comme les primes des traders ou les salaires scandaleux des fossoyeurs du système bancaire. Raconter le futur, pour revenir à Michel Serres, « c’est prendre conscience non seulement que nous traversons une période exceptionnelle » mais « que l’individu peut tenir son destin entre ses mains », à condition de se libérer de l’événement, des peurs formatées, et d’une sensation d’isolement que l’on fait tout pour lui imposer.
Il faut effacer l’image, dépasser l’instant.
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