Effondrement civilisationnel ou Antéchrist ?
Dans un essai récemment traduit (1), Hilaire Belloc, historien catholique anglais, évoquait cinq hérésies chrétiennes. Il y annonçait, précédée et préparée par la Réforme protestante, « l’attaque moderne » contre l’Eglise, ultime hérésie de l’histoire. Que cette dernière soit fatale à notre civilisation, c’est presque banal de le dire aujourd’hui, avec Michel Onfray et d’autres. Belloc, lui, l’avait vu dès 1938. Et, avant Orwell, avait perçu la radicalité de cette attaque : la répudiation de la raison.
Catholique militant, Belloc a ceci de commun avec son contemporain de l’autre côté de la Manche, Georges Bernanos, qu’il ne répugne pas à cogner charitablement sur l’Eglise, là où il le faut.
Il ne cache pas que, comme l’islam, la Réforme s’explique en partie par les vices du monde catholique de la fin du Moyen Age. Le plus grave étant « la mondanité diffuse parmi les représentants du clergé (…) à savoir le sacrifice de l’éternité aux intérêt temporels » (2). Concrètement, il s’agit de biens sonnants et trébuchants : les revenus d’évêchés, actions en bourse de l’époque, dont étaient friands les prélats. Pourriture qui gangrénait toute l’Eglise, jusqu’aux laïcs : « Les hommes achetaient un revenu clérical pour leurs fils, et assuraient leurs arrières en plaçant leurs filles dans un riche couvent. » (3). Symbole de cette corruption de grande ampleur, le pape Alexandre VI Borgia reste célèbre pour ses mœurs dissolues et son népotisme.
Passons sur ces choses connues, qui en évoquent d’autres plus contemporaines mais guère plus plaisantes.
Puisque nous en sommes à l’époque actuelle, il faut bien reconnaître que l’explosion récente de l’évangélisme dans le monde donne tort à Belloc. Il est assez piquant de lire sous sa plume que « la recherche historique, l’évolution de sciences physiques et de la critique textuelle anéantirent complètement » (4) la disposition à interpréter littéralement la Bible ! Il en reste évidemment à ce qu’il peut analyser en 1938 : depuis le début du XXème siècle, rongé « dans son principe spirituel, l’arbre protestant était atteint à la racine (…) » (5) Petite leçon pour nous : il ne faut jamais vendre la peau de l’ours avant de l’avoir tué définitivement. Une résurrection - du pire comme du meilleur - est toujours possible.
Une théologie de cauchemar.
Mais cette doctrine protestante, qu’est-elle donc ? Elle semble difficile à définir précisément, puisqu’elle se pense surtout comme un refus de l’autorité spirituelle de l’Eglise. Toutefois, le protestantisme a eu son puissant doctrinaire : non pas Luther, mais Calvin, auteur de « L’institution de la religion chrétienne », publié en 1536. Il faut quand même dire un mot de cette théologie cauchemardesque. Belloc la résume d’un trait : « l’intégration du mal dans la nature divine, à la suite de cette idée selon laquelle il n’existerait qu’une seule et unique volonté agissante dans tout l’univers ». (6) Alors que pour les albigeois il y avait un deuxième dieu, celui du Mal, pour les calvinistes c’est dans le même Dieu unique et tout puissant qu’il y a à la fois le bon et le mauvais. Pour les premiers le mal devenait un dieu, pour les seconds Dieu se fait mauvais. Rappelons que Calvin attribuait à Dieu la double prédestination : au Ciel pour certains hommes, à l’enfer pour d’autres ; et, logiquement, déniait à l’homme tout libre arbitre.
L’idée d’un « Dieu Moloch », selon l’expression de Belloc, engendra par la suite celle d’un déterminisme de la nature ou de l’histoire, rouleau compresseur des libertés personnelles, qui connut une certaine fortune, comme on le sait.
Ce n’est pas tout. Selon Belloc, la culture protestante a laissé dans la civilisation européenne deux autres stigmates culturels et sociaux, également cruels.
Le premier est la déculpabilisation de la cupidité. Belloc ne souffle mot de la célèbre thèse de Weber sur l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, mais l’on ne peut s’empêcher d’y penser. L’argent - idole vomie par Jésus - retrouvait avec la Réforme un regain de faveur. Emportée par son ardeur révolutionnaire, la nouvelle culture religieuse brisa les appartenances traditionnelles : « à son contact, la structure sociale se fluidifiait toujours davantage, libérant des énergies que le catholicisme avait maintenues dans d’étroites limites – notamment l’esprit de compétition. » (7)
Explosion de l’usure.
Dans ce contexte, l’usure, auparavant bridée par la culture catholique, se développa et avec elle la puissance de la banque. Les négociants anglais et hollandais devinrent les nouveaux puissants de ce monde.
Le mouvement des enclosures en Angleterre détruisit les droits communaux qui protégeaient les paysans. « Tandis que les plus riches agrandissaient leurs domaines et multipliaient leurs possessions, de grandes masses de fermiers se trouvèrent déchus de leur propriété. C’est ainsi que commença à se former le prolétariat moderne, et avec lui ce que nous appelons le capitalisme. » (8)
A vrai dire, l’on pourrait lire en économiste la Réforme comme un vaste transfert de richesse. « Le premier acte des réformateurs fut de permettre aux riches de s’accaparer (…) » (9) les ressources de l’Eglise ou liées à elle : écoles, hôpitaux, guildes, monastères. Comme plus tard la révolution française remplira généreusement les poches de la bourgeoisie. (Les mauvais esprits diront que c’était justement là son but principal.)
Le second stigmate est l’essor du nationalisme. Belloc reconnaît évidemment que l’émergence de la nation comme entité politique ne s’explique pas uniquement par la Réforme et était déjà à l’œuvre avant elle. Mais il souligne qu’elle y joua un rôle non négligeable. Le catholicisme, comme religion universelle, dépassait l’appartenance politique. Les chrétiens furent d’ailleurs longtemps accusés d’être de mauvais citoyens, et même persécutés, parce qu’ils ne rendaient pas tout à César. Avec la Réforme, l’Europe chrétienne finit par se morceler en nations catholiques et protestantes. La religion devint un marqueur national - « Cujus regio, ejus religio » -, et bientôt la nation une religion.
Si, souligne Belloc, capitalisme et nationalisme, deux idoles de la modernité, furent engraissées par les suites de la Réforme, c’est pour une raison essentiellement morale. Le cœur de l’histoire, selon lui, ne bat ni dans les cabinets des rois, ni sur les champs de bataille, ni dans les ports de marchandises, mais dans « les profondeurs de l’esprit humain – l’épicentre de tout changement substantiel ». Nul parti n’a gagné les guerres de religions. Dans toute l’Europe, catholique comme protestante, c’est la foi qui a perdu. « La ferveur religieuse était toujours manifeste de part et d’autre, mais, de manière aussi subtile qu’implicite, cette dévotion se soumettait de plus en plus à des motivations temporelles, comme le patriotisme et la cupidité. » Songeons au pieu cardinal de Richelieu, pour qui l’on ne sait, de la catholique ou de l’absolutiste, laquelle des deux religions était la vraie, ou plutôt on ne le sait que trop.
L’homme européen commença à raisonner ainsi : « On ne saurait parvenir à la vérité ultime en ce domaine [le religieux] ; en revanche, nous savons que la richesse est préférable à la pauvreté, et que la puissance politique est de loin préférable à l’impuissance. » (7)
Pointait le bout de son nez l’idée de laïcité dont les français se gargarisent : à l’usine comme à la caserne, il y a de la place pour tout le monde, pour celui qui ne croit pas au ciel autant que pour celui y croit.
La phase moderne.
Finalement, à la faveur d’un climat imprégné du libre examen protestant, l’Europe bascula peu à peu vers le nihilisme perçu par Nietzche et qui devait triompher sous la forme de ce que l’auteur appelle tout simplement « l’attaque moderne ».
C’est le cinquième péril, qui n’est pas une hérésie au sens strict en ce qu’elle ne s’en prend pas particulièrement à tel ou tel point de la doctrine catholique, mais « mène une charge globale contre ses fondamentaux et plus encore : contre son existence même. » (10)
Avant tout analyse, ceci fait immédiatement écho à notre réalité actuelle. On a le droit aujourd’hui, certes, d’être catholique publiquement. Mais à condition de professer la main sur le cœur que l’on est : pour le droit à l’avortement, contre la prétention de l’Eglise à La vérité, pour la primauté des lois de la République sur la loi religieuse, bref que l’on n’est pas « intégriste », ni « ultra catholique », c’est-à-dire, en fait, que l’on n’est pas catholique du tout. Citant Pie XI, Belloc avait déjà noté que « ce rejet a progressivement gagné les masses et fonctionne désormais partout comme une force sociale » (11). Aujourd’hui, il est devenu presqu’impossible d’être réellement catholique et d’élever ses enfants dans cette foi, sans devenir à proprement parler excentrique.
Outre son caractère massif et systémique, Belloc, dans une stupéfiante vision prophétique, a vu l’essence de cette attaque : elle consiste ni plus ni moins à « répudier la raison humaine » (12). Etrange aboutissement pour une civilisation qui se faisait gloire, depuis Descartes en passant par la philosophie des Lumières, à vénérer et même à déifier la Raison. Et pourtant, il est là, sous nos yeux. A y bien réfléchir, ce n’est pas si étonnant que cela. La « foi et l’exercice de l’intelligence sont inextricablement liés ». Il suffit de lire n’importe quelle page de Bernard de Clairvaux ou de Thomas d’Aquin pour vérifier que l’ « usage de la raison est une condition essentielle, si ne n’est le fondement même de toute étude des choses suprêmes. » (13) Pour détruire la foi, il faut détruire la raison. Inversement, sans la foi la raison se détruit elle-même. Car elle s’avère incapable de connaître quoi que ce soit : ni le monde, puisque la science n’est faite que de théories réfutables ; ni autre chose que le monde, puisque la transcendance lui échappe. Autrement dit, la raison humaine moderne ne connaît rien d’autre que ce qu’elle construit elle-même : les dispositifs techniques de maîtrise, mesure, contrôle de la nature et de l’homme.
Cette répudiation de la raison éclate aujourd’hui comme un feu d’artifice. Les oxymores fusent de partout : après le « peuple souverain », la « démocratie bourgeoise » et le célèbre « on le forcera d’être libre » (14), qui étaient déjà pas mal trouvés, nous subissons le feu nourri de concepts orwelliens : « capitalisme à visage humain », « GPA éthique », « euthanasie pour la dignité », « droit à l’avortement », « filiation homosexuelle », « antiracisme anti-blancs », « éthique sans loi morale », « transhumanisme humaniste », « croissance verte ».
Apocalypse now ?
Vous croyez pouvoir argumenter et démontrer à ces parleurs mécaniques que leurs idées sont absurdes ? N’essayez même pas. Belloc l’avait déjà perçu : l’attaque moderne « professe une royale indifférence envers ses propres incohérences. Elle ne sait qu’asséner des affirmations, avançant à cet égard tel un animal, une bête confiante dans sa seule force brute. » (15). On dirait qu’il avait vu par avance les sourcils froncés d’Olivier Véran.
Belloc voit dans ce précipité de toutes les hérésies possibles, cette dernière attaque, totale, radicale et parfaitement efficace, non seulement contre l’Eglise, mais contre l’humanité elle-même, rien moins que l’avènement de l’Antéchrist de la fin des temps.
Comme ce catholique conséquent exclut bien sûr la disparition de l’Eglise, il n’envisage que deux possibilités, l’une optimiste, l’autre pessimiste. Il les lit dans deux romans de Robert Hugh Benson. La première, dans « The Dawn of All » (16), est - après la catastrophe - une « restauration intégrale du ferment catholique et régénération de notre civilisation, retrouvant enfin la flamme de son esprit originel ». (17) La seconde, dans « Le maître de la terre » (18) évoque « l’Eglise comme un groupuscule errant, renouant avec la situation des premiers chrétiens, et s’acheminant vers le jour du Jugement avec le pape à la tête de son sacré collège de douze cardinaux ». (19)
Bon. Que vas-tu penser de tout cela, ami lecteur ?
Si tu n’es pas catholique, rien n’est si grave, en définitive. Certes, tu peux estimer, comme les conservateurs Alain Finkielkraut, Sonia Mabrouk et autres Éric Zemmour (au-delà de leurs différences), et comme le vieux Maurras de derrière les fagots, toujours recyclable, qu’il serait fâcheux que la culture catholique disparaisse. Ce serait un drame politico-social, probablement civilisationnel, mais pas davantage. L’humanité en a vu d’autres, et s’en remettra.
Par contre, si par extraordinaire tu es catholique, alors l’affaire prend une autre tournure - apocalyptique évidemment. Mais que le scénario final soit l’optimiste ou le pessimiste, ne crains pas ! Le Christ n’a-t-il pas dit : « Et moi, je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin du monde » ? (20)
Notes :
- Hilaire Belloc, Les grandes hérésies, Artège, 2022
- Ibid. p.198
- Ibid. p.211
- Ibid. p.236
- Ibid. p.232
- Ibid. p.201
- Ibid. p.219
- Ibid. p.220
- Ibid. p.210
- Ibid. p.241
- Ibid. p. 249
- Ibid. p. 245
- Ibid. p.256
- J.J. Rousseau, Du contrat social, Livre I, chap. 7
- Hilaire Belloc, ibid. p.246
- Ed. William Brendan & Son, 1911
- Hilaire Belloc, ibid. p.260
- Réédité en 2015, chez Téqui
- Hilaire Belloc, ibid. p.259
- Saint Matthieu 28, 16-20.
22 réactions à cet article
Ajouter une réaction
Pour réagir, identifiez-vous avec votre login / mot de passe, en haut à droite de cette page
Si vous n'avez pas de login / mot de passe, vous devez vous inscrire ici.
FAIRE UN DON