Effondrement des barrages en Libye : le risque était connu depuis 25 ans
Plus de 11 000 morts selon l’ONU. C’est effarant. Comment est-ce possible ? Un certain nombre de médias ont rapidement évoqué le changement du climat. La tempête Daniel était évidemment très forte.
Précédents
Dans une précédente note sur le sujet je me demandais si la structure des barrages qui ont cédé pouvait être en cause. Aujourd’hui j’ai la réponse. Deux médias la donnent. C’est oui. Ce que je suggérais est confirmé : l’état des barrages est en cause.
Les deux barrages ont été construits dans les années 1970. Le but était :
« … non pas pour collecter de l’eau mais pour protéger Derna des inondations", a expliqué le procureur général libyen al-Seddik al-Sour. »
Le problème, ou la menace, existait déjà. C’était connu. D’ailleurs le 1er juin 1992 il était tombé 199 mm de pluie en 24 heures. Or selon Météo France c’est quatre fois plus que le seuil critique :
« Des cumuls de l’ordre de 50 mm en 24 heures dans la plupart des régions de plaine et de l’ordre de 100 mm en 24 heures dans les régions montagneuses sont considérés comme des seuils critiques. Le dépassement de ces seuils peut provoquer, lorsque la nature du terrain s’y prête, de graves inondations. »
Dans cet article en anglais, détaillé et bien illustré, on signale qu’environ 200 mm de pluie ont été relevés au passage de la tempête Daniel. Les barrages avaient tenu. Depuis, 37 ans ont passé. 37 ans sans restauration des retenues. Wikipedia annonce de son côté 414 mm de pluie en 24 heures, soit le double.
Quel que soit le vrai chiffre c’est beaucoup. Mais ce n’est pas pour autant une pluviométrie démesurée, surtout sur des reliefs où les nuages s’écrasent et se déversent en abondance accrue. En France du sud par exemple, lors des épisodes méditerranéens, ces valeurs sont souvent plus élevées localement. Et cela crée aussi des désastres, comme pour la Vésubie en 2020.
Je n’ai pas trouvé d’archives plus anciennes mais la protection de Derna contre l’eau semble avoir un long passé. D’ailleurs la topographie s’y prête. Sur l’image 1 de Google Earth (clic pour agrandir) on voit le trajet de l’oued dans les montagnes, filant droit sur la ville.
Selon Wikipedia : « Le cours d'eau est régulièrement sujet à des crues, ce qui a amené la Libye à y ériger dans les années 1970 deux barrages pour protéger la cité de Derna. »
Fissures
Les deux retenues ont été signalées comme affaiblies dès 1998 à cause de fissures. Le Monde rapporte en détails la chronologie. J’en extrais ceci :
« Les deux barrages n’avaient pas été entretenus depuis de nombreuses années, malgré les inondations répétées qui ont frappé la ville par le passé, a déclaré Saleh Emhanna, chercheur en géologie à l’université d’Ajdabia, en Libye. Ils étaient délabrés. »
On apprend eau passage qu’une autre tempête les avait dégradés en 1986. Des fonds avaient été alloués pour des travaux de restauration. Rien n’a été fait jusqu’en 2010, où le régime de Kahafi a ordonné de nouveaux travaux. Ceux-ci ont été interrompus un an après, non terminés, suite au renversement de l’ancien président libyen.
Ces travaux étaient pourtant indispensables.
Le premier barrage, celui d’Abou Mansour, a cédé en premier. Toujours selon Le Monde :
« L’ouvrage d’Abou Mansour, situé à 14 km de la ville, mesurait 74 m de haut et pouvait contenir jusqu’à 22,5 millions de m3 d’eau, tandis que celui de Derna, également connu sous le nom de Belad, situé dans la ville, pouvait contenir 1,5 million de m3 d’eau. Construits avec de l’argile, des roches et de la terre, ces barrages étaient destinés à protéger Derna des crues soudaines, qui ne sont pas rares dans la région, et à irriguer les cultures en aval. »
Froid
Notons donc que les crues soudaines ne sont pas rares, bien qu’il s’agisse d'une région aride.
La masse d’eau du premier barrage a emporté le second. Une vague haute comme deux étages a fondu sur la ville. On connaît malheureusement la suite.
Pourtant, on savait, et d’autres signalements ont été faits depuis 1998 :
« En 2021, un rapport d’une agence d’audit publique a indiqué que les deux barrages n’avaient pas été entretenus malgré l’allocation de plus de 2 millions de dollars (1,9 million d’euros) en en 2012 et 2013. »
Encore en 2022 un nouveau signalement alarmiste était rendu par une agence publique. Il annonçait le drame. Selon la RTS :
« Dans une étude en novembre 2022, l’ingénieur et universitaire libyen Abdel-Wanis Ashour met en garde contre une "catastrophe" menaçant Derna si les autorités ne procèdent pas à l’entretien des deux barrages. »
Une catastrophe. Pas d’entretien, pas de travaux, corruption, délitement de l’État, sont les causes du drame. La tempête Daniel est l’élément déclencheur mais non causal. Imaginez ce qui se passerait si la Suisse n’entretenait plus ses barrages pendant 37 ans. C’était annoncé. C’était écrit. Le réchauffement ne doit pas être invoqué pour masquer une terrible responsabilité humaine.
Pendant que la mer rend peu à peu des cadavres, les secours tentent l’impossible dans une ville coupée du monde. Car il faut soigner les blessés et éviter une épidémie.
Et préparer l’hiver, dans le froid de la nuit libyenne.
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