Elles tâtent du brie !
L’exception française existe-t-elle ? J’y ai cru bien longtemps, mais je commence à en douter ! Certains comportements attitudes se retrouvent bien sûr fréquemment chez nos compatriotes, mais d’autres peuples et nations les pratiquent conjointement. Je me référerai entre autres au fait de jeter des papiers gras dans la rue, de traverser en dehors des clous ou de klaxonner de façon intempestive en faisant ou non un bras d’honneur. Cela semble très français et très « bien de chez nous », mais nous sommes loin d’en avoir l’apanage et encore moins l’exclusivité. Il suffit d’aller à Rome, au Caire, à Port-au- Prince ou dans tant d’autres grandes métropoles pour s’en assurer. Seul, tâter les fromages me semble spécifique aux Français. Qui d’autre oserait ce geste, en dehors peut-être de quelques Belges à Liège ou à Namur ! Ce qui en fin de compte justifierait aisément le rattachement de la Wallonie à la France en cas d’éclatement possible de la Belgique, car c’est bien connu, les Flamands, ce n’est pas très tâtant !
Rien à première vue, mais aussi après une longue
introspection, ne peut caractériser les Français de manière unique, exclusive
et univoque. Rien de ce que nous faisons de façon majoritaire et exclusive,
de ce dont nous sommes fiers (ou dont nous puissions avoir honte) rien de
ce qui peut nous dépeindre et nous définir n’est la marque unique et
consubstantielle de notre nation et de notre culture. J’ai abordé plus haut le
cas des papiers gras, mais dans ce domaine nos voisins espagnols sont aussi
très performants et pourraient fort nous damer le pion dans cette spécialité.
Je pourrais aussi invoquer les grèves itératives paralysant le pays de façon
récurrente ou le fameux french kiss qui ferait chavirer Anglaises et Américaines rien qu’à son évocation. Mais là aussi, même si les Français
veulent faire croire qu’ils y excellent, ils ne sont pas les seuls à pratiquer
ces deux arts nobles !
Palper ou tâter un fromage serait donc la seule exception
française. J’en ai pris conscience il y a quelques mois en Somalie lors d’une
conversation autour d’une table avec quelques expatriés, justement au moment du
fromage. J’ai eu ensuite la confirmation de ce particularisme en en touchant
mot à une Hollandaise et même à un Québécois de qui j’attendais pourtant de la
solidarité francophone plus palpable dans la gestuelle de ses compatriotes.
Assistaient donc à ce repas une majorité de jeunes
femmes dont une Italienne, une Danoise, une Allemande et une Italienne germanophone
du Tyrol ; enfin deux Françaises dont une d’origine maghrébine
participaient à la conversation sur le thème que j’avais lancé : pourquoi
seules les Français et surtout les Françaises tâtent, palpent et hument les
fromages. Il se confirma très vite que seules les deux Françaises avaient déjà
mis leurs doigts sur un camembert, un brie ou un coulommiers ! Les Africaines présentes à ce dîner, n’ayant jamais voyagé hors du continent,
avaient une excuse, car elles n’avaient à leur disposition sur le marché local
que des pâtes cuites en portion. On ne pouvait décemment leur reprocher de
ne pas avoir tâté de la Vache qui rit ou un ersatz similaire venu d’Egypte ou
des Emirats. Quant aux individus mâles allemands, suédois et britanniques, ils
ne pouvaient imaginer que l’on puisse s’adonner à ce genre d’activité. Certains
et certaines, surtout les germano-scandinaves voyaient en cette pratique un
manque évident d’hygiène. Dans un magasin, on ne met pas les doigts sur des
aliments qui seront consommés par d’autres, c’en est presque une question de
respect, voir d’éthique. Au prime abord, cela ne se fait pas et puis,
d’ailleurs, quel intérêt y aurait-il à le faire ? En plus de la
réprobation hygiéniste, le bien fondé du geste échappe à qui n’est pas Français
ou n’a vécu en France depuis des années. Car vous l’avez déjà sûrement compris,
tâter des fromages n’est pas génétique, mais culturel ! Cela ne tient pas de
l’inné, mais de l’acquis ! Mon père s’y est mis par mimétisme après des
années de vie commune avec son épouse, c’est-à-dire ma mère et, pourtant, rien
initialement ne l’y prédestinait à ce comportement hautement français. Cela en
soi justifierait qu’il ait finalement obtenu le droit de vote. J’irai jusqu’à
dire qu’il s’agit là d’un geste citoyen qui pourrait avantageusement remplacer
le test ADN en cas de risque d’expulsion ou de demande de regroupement
familial. Tâter des fromages est un geste intégrateur, fédérateur et
républicain. J’imagine des consulats de France assaillis par des Pakistanais,
Russes, Paraguayens ou Soudanais, attendant fébrilement l’arrivée d’un
référant-fromage pour préparer les demandeurs de visas lors de la session de
formation organisée rien que pour eux.
Vous allez me dire, que ce n’est pas évident de tâter
de la feta grecque (ou même son imitation danoise, dénoncée régulièrement par
les règlements européens) et qu’il n’y a guère d’intérêt à le faire avec un
gouda, un cheddar ou un gorgonzola ! Vous avez raison de l’affirmer, mais
avez-vous pensé que les Français ne tâtent ni roquefort ni tome de Savoie, avec
du râpé cela serait encore plus incongru ! On ne met le doigt que sur un fromage au
lait de vache et à pâte molle et sur rien d’autre ! Cela limite encore la
zone d’intervention tactile, grossièrement le nord de la Loire. Si l’on tâte
aujourd’hui des fromages à Marseille ou à Bayonne, c’est que désormais les
produits laitiers voyagent et que les habitudes culinaires se sont vulgarisées
sur toute l’étendue du territoire national. Il n’est pas du tout certain que
les Marseillaises aient tâté des camemberts à Castellane ou sur le Vieux-Port
au temps de Marie Harel, car à cette époque les camemberts déambulaient moins
aisément que maintenant vers les étals et les Provençaux se contentaient alors
de productions locales au lait de chèvre ou de brebis et ils ne les palpaient
pas !
Mais en dehors de ces considérations géographiques, il est
à noter qu’il n’existe pas de manière uniforme de tâter un fromage. Et
d’ailleurs, on ne peut guère le faire de nos jours que dans les grandes
surfaces alimentaires et les supermarchés et superettes. Oublions les
fromagers et autres affineurs, car maintenant, pour oser mettre le doigt sur un
coulommiers, il faut montrer patte blanche. Ces commerçants protègent leurs
fromages par des vitrines inaccessibles côté client et s’arrogent le droit de
choisir pour leurs acheteurs en leurs affirmant d’un ton docte, qu’ils savent
et donc feront au mieux (sous-entendu, mieux qu’eux). Seuls quelques habitués,
clients de longue date, ayant déjà dépensé au moins quelques centaines d’euros
dans ces officines sont autorisés à mettre occasionnellement la main sur l’une
de leurs productions, et encore, pas aux heures de grande fréquentation des
boutiques, car cela pourrait donner de mauvaises habitudes à des chalands de
passage. Ces commerçants rougeauds et néo-poujadistes ayant encore pour
certains des relents de BOF s’adonnant aux joies du marché noir sous
l’Occupation, se servent des nouvelles mesures drastiques d’hygiène dans
l’alimentaire pour empêcher le client de toucher la marchandise. Ils jettent à
juste titre l’opprobre sur la réglementation concernant le lait cru en
conspuant la commission de Bruxelles ou le Parlement de Strasbourg, mais ne
vous laissent pas approcher le doigt de leurs pâtes molles ! Ils seraient
prêts à vous suspecter de transmettre la listériose si vous tentiez d’effleurer
un maroilles ! Seuls de petits producteurs et commerçants en villes
moyennes sur quelques rares marchés autorisent encore la clientèle à mette le
doigt sans interférence.
Par contre, dans un supermarché, on peut palper à
loisir, même si la qualité est moindre en dehors du rayon gourmet. Et là, il
existe plusieurs attitudes, je n’ose dire écoles. On peut palper avec l’index,
avec le pouce ou entre pouce et index ! On peut aussi enfoncer plus ou
moins le doigt, certains effleurent d’autres laissent carrément une empreinte
indélébile. Personne n’oserait l’annulaire, encore moins l’auriculaire et je ne
parle pas de la paume !
Le palpé bi digital est plus franc, presque prolétarien,
celui avec l’index est plus délicat et bourgeois. Il s’accompagne souvent d’une
moue significative et appuyée quand le camembert est pâteux ou trop fait, selon
le goût de l’acheteuse. La moue est indispensable au tâter pour la femme, elle
lui donne sa raison d’être. Fait-on encore des moues de nos jours, en dehors de
la présence d’un fromage insatisfaisant ? Remarquez que j’ai dit
l’acheteuse. J’aurais pu employer le masculin, mais il faut reconnaître
que si un nombre non négligeable d’hommes tâtent le fromage, admettons aussi
qu’il y a une majorité de femmes dans les supermarchés, même au rayon fromage.
Et encore, la femme accompagnée d’enfants courant partout dans le magasin en
braillant, n’a guère le temps de s’attarder, elle achète son fromage à la va-vite. C’est quand elle est seule ou à la rigueur avec un unique gamin en bas
âge coincé dans le petit siège du caddie qu’elle peut s’adonner au choix des
laitages avec sérénité si l’enfant ne couine pas trop. Elle le fera d’autant
plus que le risque pour elle est mince de se faire aborder par un dragueur de
superette aux accents dutroniens, ce genre d’individu sévissant rarement au
rayon fromage. Aucune femme ne répondrait aux avances d’un isolé qui lui
demanderait de lui choisir un brie ! L’amateur de fromage, quand il
choisit son butin dans les rayons fait rarement une moue dubitative, il préfère
attendre d’avoir enfin trouvé son camembert ou son pont-l’évêque pour avoir le
sourire carnassier de rigueur, sorte d’eurêka archimédien quelquefois ponctué
d’un petit hé hé gaulois qui en dit long.
Enfin, les gens qui font leurs courses en couple le
samedi après une semaine qui les a exténués malgré des cadences qui n’ont plus
rien d’infernal, ces époux ou concubins remplissent des chariots en
stakhanovistes et doivent le charger pour 200 euros minimum en moins d’une
heure et vingt-sept minutes, passage à la caisse inclus. Il va sans dire que
dans ces conditions, le choix d’un livarot reste aléatoire.
Alors, qu’en est-il de la spécificité française ?
Resteraient les cuisses de grenouilles, mais on en déguste à Luxembourg, en
Suisse ou en Indonésie. On en mangeait à Kisangani et la dernière épouse de feu
Mobutu en dégustait chez Lasserre lors de ses passages en France. Donc, pas
d’exception française avec les grenouilles, j’ai beau chercher, je ne trouve
que des pratiques anciennes et pas très répandues pour nous caractériser.
J’avais bien pensé au bourdalou,
ce petit vase en porcelaine que les femmes de la bonne société utilisaient au XVIIe et XVIIIe siècles pour y uriner discrètement pendant la messe. J’en ai
retrouvé des modèles en Sèvres, en Limoges dans différents musées, il doit y en
avoir en Gien ou en faïence normande, mais je doute pour la majolique et
l’azulejo portugais ! En tout cas, on ne pratiquait pas la miction durant
les offices protestants, c’est sûr et de ce fait, je ne pense pas qu’il y ait
eu des bourdalous en porcelaine de Saxe ou alors, uniquement pour l’exportation
vers la rive Ouest du Rhin. Mais, même si pisser pendant la messe n’a eu lieu
qu’en France il y a deux ou trois siècles, on ne peut affirmer cette pratique
féminine comme exception française car bien trop élitiste.
J’avais aussi médité sur le chien de manchon,
tout aussi élitiste, mais je viens d’apprendre avec effroi que les belles
espagnoles y avaient recours et ce même dans leur lointaine colonie de Cuba
bien avant qu’au XIXe siècle les élégantes et les demi-mondaines n’en relancent
la mode à Paris.
C’est donc assurément difficile
de trouver un comportement exclusivement français qui soit connu et pratiqué
par une majorité de nos compatriotes. Les Italiens ont leur superstition du
nombre 17 qu’ils partagent majoritairement et exclusivement depuis le temps des
Romains, ils ont aussi cet attachement aux sous-vêtements rouge pour le Jour de
l’An.
Il y a bien ces groupes de
fanatiques japonais qui écoutent à s’en pâmer des récitants de décimales du
chiffre pi et qui suffoquent quand leur champion cale à la 67 000e décimale.
Mais comme pour le sumo, ces amateurs ont peut-être déjà essaimé à Hawaï et
autres villes du pourtour du Pacifique. En cherchant bien, je trouverai
d’autres spécificités nationales pour d’autres peuples, sans aller jusqu’à la
consommation d’excréments de phoque, le « fameux » Ouronner des
esquimaux. Chaque groupe ethnique aurait les siens ! Mais, malgré
tout, trouver une exclusivité totale, pathognomonique d’une nation, est devenue
très rare.
Pour la France, je vois encore les soupeurs, ces pervers
qui ont longtemps déposé du pain dans les urinoirs pour le récupérer
nuitamment, mais ils étaient très minoritaires, pour ne dire groupusculaires et
Jacques Chirac, alors maire de Paris leur a définitivement et littéralement
retiré le pain de la bouche en remplaçant les vespasiennes par des sanisettes.
Même attendre assis sur un pliant, en short et maillot de corps en
regardant passer des coureurs cyclistes, les Hollandais le font désormais et
aussi bien que nous, si ce n’est mieux. Alors que nous reste-t-il de si remarquable,
de si identifiant ? Ainsi, on pourrait penser au vin, nous avons de quoi
faire et de quoi dire dans ce domaine, mais nous ne sommes pas les seuls à en
produire et les vainqueurs des concours de sommelier et les meilleurs œnologues
viennent de nos jours d’horizons divers et lointains. Nous reste-t-il le
donjuanisme et notre sexualité débridée, j’en doute fort car d’abord Dom Juan
n’était pas Français et s’intéressait surtout aux Italiennes et c’est tout de
même Daniel Cohn-Bendit, initiant le Mouvement du 22 mars qui voulut
nous autoriser l’accès au dortoir des étudiantes en cité U, qui fit que
pour un moment nous devînmes « tous des juifs allemands et des obsédés
sexuels » !
C’est donc inquiet et ému que je demande une participation
massive à mes compatriotes pour savoir enfin pourquoi nous sommes si différents
des autres, si nous le sommes réellement et pourquoi y tient-on tant. Alors,
chers amis, à vos marques et à vos plumes...
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