Emmanuel Macron, adepte de la fuite en avant
par Samir Saul - Michel Seymour
Donald Trump est allé dire qu’il ne protègera pas un pays européen qui ne ferait pas sa part au sein de l’OTAN. Il n’en fallait pas plus pour qu’Emmanuel Macron se sente investi d’une mission nouvelle en remplacement de la fin possible du leadership américain. Il trouva là l’occasion de bomber le torse et de dire qu’il ne fallait pas exclure la possibilité d’envoyer des troupes sur le terrain en Ukraine.
Agitation sur les plateaux de télévision
En dépit du rejet systématique de cette idée par tous les pays de l’OTAN, on a eu droit à une agitation sans précédent sur tous les plateaux de télévision française. Loin d’être pertinente ou vraisemblable, la proposition d’Emmanuel Macron est davantage l’exploitation de l’aspiration profonde et compréhensible de la France de se distinguer.
C’est une chose de voir Macron jouer – et fort mal – au général de Gaulle, ç’en est une autre de voir tant de commentateurs patentés accorder de la crédibilité à l’idée avancée par Macron. La plupart des « analyses » proposées ont fait doublement l’impasse sur le rôle joué par les États-Unis. Premièrement, les commentateurs s’illusionnent quant à la possibilité de faire cavalier seul sans l’appui des Américains, et ce, en dépit du fait que, depuis toujours, ce sont les Américains qui donnent le ton, prennent les décisions et dirigent les opérations de l’OTAN.
Deuxièmement, et c’est à nos yeux plus grave encore, les commentateurs ont presque tous tendance à faire l’impasse aussi sur le rôle joué par les États-Unis dans la préparation et la poursuite de cette guerre. Les Américains l’ont non seulement voulue et provoquée, ils l’ont rendu inévitable. Il fallait faire tout pour que la Russie s’engage dans cette guerre, afin de justifier par la suite les sanctions, l’exclusion du système Swift, la fin de la vente du gaz russe à l’Europe et la destruction du gazoduc Nordstream. Les sanctions n’étaient pas la conséquence de l’invasion russe en Ukraine. Les sanctions étaient plutôt un objectif que les États-Unis s’étaient donné et la provocation rendant inévitable l’invasion était le meilleur moyen d’y parvenir. Bref, il fallait abattre économiquement la Russie, et la guerre par procuration était le moyen de réaliser cet objectif. Ce serait un prélude à l’autre guerre, celle qu’il fallait mener contre la Chine, en se servant cette fois-ci de Taiwan pour prétexte.
Ils ont ainsi omis de faire mention de plusieurs faits aussi incontournables que décisifs : l’élargissement de l’OTAN de 16 à 30 membres, jusqu’à la frontière de la Russie, l’installation de bases militaires dans tous les pays de l’Est européen, le refus américain d’inclure la Russie dans l’OTAN, le retrait des USA du traité ABM en 2002, la promesse d’inclure la Géorgie et l’Ukraine dans l’OTAN faite en 2008 (malgré les avertissements répétés des dirigeants russes et des experts américains), l’installation de boucliers anti-missiles en Pologne et en Roumanie, le financement et la préparation du coup d’État de Maïdan, le contrôle politique du pays par les Américains, le refus de faire fonctionner les accords de Minsk, la formation des soldats ukrainiens, l’armement et la fortification de l’Ukraine, l’installation de labos chimiques, le retrait des USA du traité FNI (forces nucléaires intermédiaires) en 2019, le rejet de la proposition de 2021 de négociations sur la sécurité en Europe, et le retrait de la promesse de ne pas installer d’armes nucléaires sur le sol ukrainien. En somme, la guerre en Ukraine oppose les États-Unis, avec l’Ukraine comme proxy, à la Russie.
Les commentateurs ont aussi fait l’impasse sur le rôle joué par les États-Unis dans la poursuite et l’amplification de cette guerre. Ils ont saboté la négociation qui était sur le point de se conclure dès avril 2002 entre Zelensky et Poutine, puis de financer l’Ukraine et de lui fournir des armes pour que la guerre continue.
Les dirigeants américains ont pourtant été nombreux à le dire (Lindsay Graham, Mitt Romney, Adam Schiff), et la Rand Corporation à l’écrire en fournissant la feuille de route à suivre (« Extending Russia », 2019). Il y avait un avantage pour les États-Unis à se servir de l’Ukraine comme de la chair à canon pour affaiblir la Russie sans mettre en danger la vie de soldats américains. L’argent investi en Ukraine était en réalité un investissement dans le complexe militaro-industriel. Pour affaiblir la Russie, c’était une véritable aubaine. Nous sommes ici dans le degré zéro de l’empathie à l’égard du peuple ukrainien.
Bref, les États-Unis ont allumé la mèche, mis le feu aux poudres et jeté ensuite de l’huile sur le feu. Mais rien de tout cela n’apparait dans les « analyses » proposées sur les plateaux de télé. C’est un peu comme si les États-Unis n’étaient qu’un spectateur.
La plupart des analystes de plateau ont interprété chacune des réactions russes aux provocations américaines comme la preuve que la Russie voulait reconstituer l’URSS. Le rôle joué par les États-Unis est escamoté. Les Américains sont dans l’angle mort de leur discours.
D’autres raisons expliquant l’intervention de Macron
De Gaulle voulait diriger l’Europe dans le sens de l’indépendance vis-à-vis de l’hégémonie étatsunienne. Macron veut jouer le rôle de chef d’orchestre, mais dans un sens opposé : comme exécutant de la politique antirusse des États-Unis. De Gaulle s’opposait à l’OTAN, Macron projette de la diriger en remplacement des USA qui ont de plus en plus tendance à lancer la serviette et à laisser tomber l’Ukraine perdante et devenue inutile contre la Russie.
Une OTAN dirigée par la France n’est qu’un fantasme. La France ne remplacera pas les États-Unis à la tête de l’OTAN. Jamais les USA ne laisseraient exister une OTAN ou une armée européenne indépendante et hors de leur contrôle, encore moins sous leadership français. Ils actionneraient l’Allemagne, la Grande-Bretagne ou la Pologne atlantistes pour la saboter. L’existence de l’OTAN, toujours sous la houlette des États-Unis, rend impossible la naissance d’une armée européenne. Quant à la « défense européenne », il s’agit d’un slogan flatteur pour dissimuler la subordination de l’Europe aux États-Unis, et la jeter contre la Russie. Après l’échec du proxy ukrainien, l’Europe est le proxy de remplacement désigné pour poursuivre l’affrontement avec la Russie.
Y a-t-il d’autres raisons qui auraient poussé Macron à faire de telles déclarations ? L’espoir de faire jouer un grand rôle à la France, légitime en soi, restera illusoire tant qu’elle ne sera qu’un auxiliaire des États-Unis. Mais les propos de Macron ont toujours l’avantage de créer des diversions, entre autres, par rapport au génocide de Gaza que les autorités françaises appuient de facto. La Cour internationale de justice a statué qu’il y avait des raisons plausibles de conclure qu’Israël était responsable d’un génocide à Gaza.
Il ne suffit plus de camoufler cet appui en se drapant dans une fausse lutte à l’antisémitisme dont la résurgence inquièterait. Le génocide est devenu trop brutal pour faire passer au second plan les nouvelles concernant les horreurs vécues par les Gazaouis. Les faits accablants qui montrent le génocide ont fini par entrer peu à peu dans l’espace public. Pour colmater la brèche, des commentateurs ont fini par blâmer Netanyahou et d’autres ont souligné la distance prise par Biden à l’égard de Netanyahou. Mais devant l’ampleur que prend actuellement le génocide, il fallait autre chose.
Les déclarations de Macron sont venues à point nommé. Sur tous les plateaux de télévision, tous parlent de l’économie de guerre, des dangers d’invasion russe de l’Europe, de la nécessité de se préparer, de la pertinence des propos de Macron.
Le génocide de Gaza et la complicité occidentale, y compris française, passent ainsi sous l’écran radar.
Diversion aussi de la situation interne explosive en France. (Voir, par exemple https://www.lepoint.fr/politique/david-djaiz-ex-conseiller-a-l-elysee-ca-va-tres-mal-se-finir-01-04-2024-2556434_20.php). Quand il y a autant de matraquage médiatique, unanimiste, exclusif, insistant, fanatique, c’est qu’il y a un danger à exorciser.
Conclusion
Diversion face à l’absence d’une politique indépendante des États-Unis. Diversion face à la complicité à l’égard du génocide de Gaza. Diversion face à la périlleuse situation intérieure.
Il ne faut pas oublier non plus la braderie de l’industrie française aux intérêts états-uniens (ex. Alstom), l’anéantissement de la position de la France en Afrique, la négation d’une culture française, l’autre joue tendue après la gifle sur les sous-marins à l’Australie en 2021. Le bilan étant lourd, les déclarations martiales de Macron renouvellent en le rafraichissant le concept de fuite en avant. Ce sera sa contribution à l’histoire.
Samir Saul est docteur d’État en histoire (Paris) et professeur d’histoire à l’Université de Montréal. Son dernier livre est intitulé L’Impérialisme, passé et présent. Un essai (2023). Il est aussi l’auteur de Intérêts économiques français et décolonisation de l’Afrique du Nord (1945-1962) (2016), et de La France et l’Égypte de 1882 à 1914. Intérêts économiques et implications politiques (1997). Il est enfin le codirecteur de Méditerranée, Moyen-Orient : deux siècles de relations internationales (2003).
Michel Seymour est professeur retraité du département de philosophie à l’Université de Montréal, où il a enseigné de 1990 à 2019. Il est l’auteur d’une dizaine de monographies incluant A Liberal Theory of Collective Rights, 2017 ; La nation pluraliste, ouvrage co-écrit avec Jérôme Gosselin-Tapp et pour lequel les auteurs ont remporté le prix de l’Association canadienne de philosophie ; De la tolérance à la reconnaissance, 2008, ouvrage pour lequel il a obtenu le prix Jean-Charles Falardeau de la Fédération canadienne des sciences humaines. Il a également remporté le prix Richard Arès de la revue l’Action nationale pour l’ouvrage intitulé Le pari de la démesure, paru en 2001.
Cet article est initialement paru sur le site de notre partenaire Pressenza le 3 avril 2024.
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