Emmanuel Todd défraie la chronique avec son dernier livre : « La défaite de l’Occident » paru chez Gallimard
Emmanuel Todd défraie une nouvelle fois la chronique avec son dernier livre qui nous renvoie une image peu réjouissante de notre monde ou, plus précisément, du monde sous domination anglo-saxonne qui serait en plein déclin, en proie au nihilisme.
Encore un livre « déclinologue », se lamentent les laudateurs d’une vision progressiste de l’Occident ! Mais la critique ne s’en tient pas là pour se déchaîner sur une lecture « poutinophile » de l’ouvrage qui porte sur le conflit opposant la Russie et l’OTAN en Ukraine. Emmanuel Todd a le tort de ne pas reprendre à son compte le narratif des journalistes et politiques pour qui l’affreux Vladimir Poutine a envahi l’Ukraine avant d’avaler l’Europe ; il ne traite pas Poutine de fou ou de danger pour la paix du monde et pire, dans cette affaire, il ne l’accuse pas. Or, pour les bienpensants, ceci est un crime, même si, pour autant, l’auteur ne donne pas raison au chef du Kremlin. Emmanuel Todd a beau répéter à l’envi qu’il ne porte pas de jugement sur les événements et les hommes qui les créent, ayant, sur « l’affaire ukrainienne », comme sur le monde, un regard d’historien et d’anthropologue, rien n’y fait : pour ses détracteurs, ne pas condamner Poutine est inacceptable. Et son livre est bon à jeter. Tant pis pour eux. Gageons que ces censeurs ne seront pas suivis, car la valeur intellectuelle de l’auteur et du propos tenu est bien supérieure à celle des idolâtres béats de la modernité occidentale.
Pour ma part, j’ai pris l’habitude d’écouter et de suivre avec attention et intérêt ce que dit Emmanuel Todd dont je rejoins les analyses et les conclusions. Comme lui, je pense que l’Occident s’est lui-même piégé en Ukraine par manque de lucidité sur ses propres capacités (surestimées) et sur celles de la Russie (sous-estimées). Comme lui, j’ai toujours pensé que Poutine n’a aucun désir de conquête (crime contre la paix) et que son opération militaire se limite à l’Ukraine. Comme lui, je ne pense pas que cette guerre débouche sur une guerre mondiale opposant frontalement les deux Grands, car alors, ce serait la fin de tout, la fin de l’Europe, assurément, et du monde peut-être. Or, à moins d’être animé d’une furieuse volonté suicidaire, personne ne souhaite la montée aux extrêmes – celle qui mettrait en jeu l’arsenal nucléaire stratégique, les armes de destruction massive - à moins que, inconsciemment, l’un des deux « Grands » ne commette un acte provocateur. Mais si pareille chose devait se produire, je serais enclin à penser que cela viendrait de l’Amérique nihiliste plutôt que de Poutine qui, contrairement à ce que certains disent, est plutôt tempéré et raisonnable. Comme Emmanuel Todd, enfin, je pense que la société occidentale va mal et que son déclin s’accélère.
En témoignent les articles sur ces sujets postés sur mon blog :
https://pascaldubelle.wordpress.com/.
Toutefois, mon abord de la question suit d’autres voies que celles qui mêlent l’anthropologie et l’histoire pour emprunter celles qui lient l’histoire à la sociologie et à la psychologie et où je m’attache plus particulièrement aux structures sociales et psychologiques du sujet. J’en appelle moins à Émile Durkheim, à Emmanuel Le Roy Ladurie et à l’École des annales qu’à Georges Dumézil, Georges Duby et à la psychanalyse avec Freud, Lacan ou à René Kaës.
Pour Emmanuel Todd, le processus de déclin qui touche la société américaine débute dans les années 60 ; il est la conséquence de la perte d’influence du protestantisme dont témoigne l’élection à la Maison blanche du catholique John Fitzgerald Kennedy. L’éclipse de la religion et de ses valeurs dans lesquelles se reconnaissaient les Américains a modifié en profondeur l’Amérique ainsi que sa politique intérieure (abolition de l’apartheid entre autres) et extérieure (bellicisme, impérialisme…), au point qu’actuellement, la société américaine qui se réfère à la seule valeur marchande, verse dans le nihilisme.
Cette évolution née outre-Atlantique s’est peu à peu étendue à l’ensemble de la société occidentale dont les nations européennes, celles-ci étant sensibles à l’aura du vainqueur des dictatures et du maître du jeu économique. Fascinées (reconnaissantes pour l’Allemagne et pour la Pologne, notamment) et volontiers soumises au soft power américain, ces nations se sont rendues aveugles aux faiblesses du maître.
Ce propos rejoint celui que je développe dans un récent ouvrage* où je suis l’évolution de la société dans laquelle nous évoluons, en France plus particulièrement, en considérant le plan structurel des choses.
Comme Emmanuel Todd, je pars de la perte de l’influence religieuse qui, pour nous, dans l’Europe chrétienne, date du moment où, à partir de la fin du Moyen Âge, les hommes de science et de progrès ont revendiqué la place qui était celle de Dieu, ce dernier étant définitivement relégué lors des États généraux de 1789 quand la nation s’est déclarée souveraine.
Pour Georges Dumézil, en rejoignant le Tiers-État lors de ces États généraux, le clergé a signé la fin de la fonction sacerdotale, fonction essentielle où l’ordre du sacré structurait la société issue du monde indo-européen rattachée à son idéologie tripartite. Durant les millénaires précédant l’érosion du fait religieux, les sociétés occidentales d’Europe reposaient sur un trépied composé de trois fonctions (Dumézil) ou de trois ordres (Georges Duby et la société féodale) : le sacré (fonction sacerdotale), la guerre (fonction guerrière) et la production (fonction productrice ou reproductrice) avec ses trois figures, le clerc, le guerrier et le paysan (Georges Duby).
À partir de la fin du XVIIIe siècle, après que Dieu est mort, comme l’a annoncé Nietzsche, cette société ne reposait plus que sur deux piliers, la fonction guerrière et la fonction productrice, la seconde étant au service de la première. Ceci permet de comprendre que l’Europe, puisque c’est là que cette évolution s’est produite, est entrée dans un cycle guerrier infernal qui s’est achevé à Hiroshima.
Ainsi, une ère guerrière a succédé à l’ère historique, une ère durant laquelle la puissance des armées était le facteur déterminant de la vie des peuples et des nations. Les gens ne redoutaient plus Dieu et le jugement dernier, mais la guerre et le sort des combats.
Tout cela s’est achevé en 1945 quand le monde a pris conscience de la puissance phénoménale de ses armes, la bombe H étant une arme de destruction massive ou fatale.
Impossible pour les Grandes puissances détentrices de ces armes de se faire la guerre frontalement. Elles s’affronteraient dorénavant sur un plan économique.
Depuis ce moment fondateur, imposé contre le cours de l’Histoire, l’Argent est devenu le maître absolu du monde en lieu et place du glaive tenu de rester en son fourreau. Si la force des armes devait être utilisée, elle le serait pour empêcher la guerre ou pour la prévenir en rétablissant l’équilibre économique du monde – l’intervention menée contre l’Irak en 1991 en est l’exemple type.
Ainsi, le glaive serait mis au service de l’argent quand hier encore, l’argent était le nerf de la guerre (ce qui reste en partie vrai), mis au service du glaive. C’est un changement de paradigme dont on peut voir d’ailleurs qu’il s’exerce en Ukraine, les Américains ayant misé sur la « guerre » pour détruire la Russie, l’ennemi désigné, non pas par les armes, mais en provoquant sa faillite.
Après l’ère historique qui a pris fin au XVIIIe siècle, après l’ère guerrière qui s’est achevée en 1945, le monde occidental est entré dans une ère post-guerrière. Aussi, après avoir reposé sur trois pieds, puis sur deux, la société occidentale ne tient plus que par un pilier, la fonction productrice, la moins structurante des trois fonctions, d’où le recours à la loi, à l’ordre judiciaire, quand l’ordre naturel du monde vacille. D’où, aussi le déclin de l’Occident quand l’argent est sa valeur capitale, déterminant et organisant la vie des hommes, des peuples et des nations, véritable objet phallique, comme disent les psychanalystes, un objet qui suscite le désir et par lequel se distribue le pouvoir.
Dans cette société occidentale, l’argent domine et s'immisce dans tous les domaines, comme on a pu le mesurer à propos de la crise sanitaire due à la Covid ; en instaurant partout l’impératif de rentabilité, il sape la fonction des grandes institutions qui, jadis, représentaient la permanence, soutenaient des valeurs et des symboles et alimentaient un espace imaginaire propre dans lesquels puisaient la société pour vivre véritablement ensemble et les individus pour se constituer psychiquement et mentalement.
La société occidentale n’offre plus les repères et les lieux institutionnels nécessaires à la structuration de l’appareil psychique**, laissant ses enfants dans un état de néoténie psychique qui se traduit plus tard par une immaturité psychoaffective ou par un état limite ou par une adolescence interminable…, ainsi que le constatent les psychiatres en prise avec des sujets anxieux, affectivement fragiles, émotionnellement instables quand ils ne sont pas perdus dans un monde individualiste qui isole et enferme. De là une incitation « naturelle » à consommer des psychotropes licites ou non.
Libre, égalitaire, mais déstructurée et désordonnée, évoluant sous l’empire de l’Argent-roi, notre société se distingue du reste du monde. Sans s’en apercevoir, bien souvent, naïvement, benoîtement, elle se démarque ou entre en conflit avec d’autres sociétés attachées au tripartisme - religieux, guerrier, producteur - et indéfectiblement ordonnées par les valeurs qui en découlent au plan familial et social***. Ainsi en est-il, par exemple, en Iran, en Arabie Saoudite, au Pakistan, en Afghanistan, en Indonésie, où l’influence de l’Islam est majeure, ou en Inde où demeure l’influence du bouddhisme, ou encore en Russie, comme l’a rappelé Vladimir Poutine, même s’il est à craindre, qu’à terme, ces sociétés ne soient gagnées par le nihilisme occidental via le soft et hard power.
C’est ce qui fait dire à certains que nous sommes dans un choc de civilisations. Peut-être. Mais le pire serait que se réalise le rêve des partisans d’un monde unipolaire et marchand, celui d’une société universelle qui est le cauchemar de ceux qui, comme moi, pensent que ce serait la fin de toute civilisation, l’avènement d’un monde gagné par un nihilisme intégral.
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* Heur et malheur d’un monde sans guerre. Disponible sur Amazon, broché et format numérique.
** L’Église et l’Armée étaient prises comme des modèles d’institution par Freud ; exemple d’une foule organisée et structurée par la figure du chef en place de père idéal supposé aimer ses enfants d’un amour égal.
*** Ces sociétés sont patriarcales, la position du chef de famille découlant de l’ordre religieux et guerrier qui le légitime, le clerc et le guerrier étant des hommes. La perte de fonction sacerdotale et guerrière dans les sociétés occidentales a ôté toute légitimité au système patriarcal qui, dès lors, disparaît « naturellement » quelles que soient les actions menées par les mouvements féministes.
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